Un don reversé

Une sorte de « culpabilité », celle d'avoir changé de classe sociale, est souvent réitérée dans vos livres ; est-elle aujourd'hui proportionnelle au succès, au statut et à la stature que vous avez acquis comme écrivain ? Comment vous arrangez-vous de ce succès ?

 

Jean Genet dit quelque chose comme « la culpabilité est un formidable moteur d'écriture » et ce n'est pas pour rien que j'ai mis en exergue une phrase de lui justement, au début de La place. Je crois que cette culpabilité est définitive et que, si elle est à la base de mon écriture, c'est aussi l'écriture qui m'en délivre le plus. L'image du « don reversé » à la fin de Passion simple vaut pour tout ce que j'écris. J'ai l'impression que l'écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme « don ».

 

Le moment où j'ai éprouvé le plus de culpabilité, c'est dans les premières années de mon mariage, quand j'ai quitté complètement mon milieu, en allant vivre en Haute-Savoie, en devenant prof et en me voyant vivre comme la bourgeoisie culturelle. C'était un peu avant 1968. Je ne m'aimais pas, je n'aimais pas ma vie. Mon père venait de mourir. Au lycée de Bonneville, je voyais avec clarté les différences entre les élèves, de langage, d'aisance, et de réussite évidemment, liées à leur origine sociale. Dans certaines filles, c'était moi que je retrouvais, les bonnes notes et la gaucherie, une espèce de rétractation vis-à-vis des profs, parce qu'on n'appartient pas au même monde. Écrire a pris, dès 1967, la perspective d'un dévoilement de tout cela à travers mon histoire.

 

Cela dit, j'ai conscience que le sentiment de culpabilité n'est pas simple, pas réductible au passage d'une classe sociale dans une autre. Je dirais qu'il est fait, en ce qui me concerne, de social, de familial, de sexuel et de religieux, en raison d'une enfance très catholique. Tout cela me devient clair, sans le rechercher, sans y accorder beaucoup d'intérêt, même. Ce qui compte, c'est l'intentionnalité d'un texte, qui n'est pas dans la recherche du moi ou de ce qui me fait écrire, mais dans une immersion dans la réalité supposant la perte du moi – laquelle, certes, est à mettre en relation avec le social, le sexuel, etc. ! – et une fusion dans le « on », le « nous ».

 

Je m'aperçois que je n'ai pas répondu à la question « Comment vous arrangez-vous avec le succès ? ». Je crois que je « m'arrange » en me sentant encore plus redevable de donner d'autres textes, d'écrire toujours, alors qu'en réalité, je le ferais de toute façon… Quant à l'argent que me rapportent mes livres – de façon inégale, à vrai dire – j'ai tendance à le voir comme un luxe, un gros lot immérité, simplement parce qu'il s'est toujours surajouté à mon traitement de prof et me permet donc de vivre plus largement que je ne l'aurais fait en travaillant seulement dans l'enseignement. Or, il m'a été difficile, souvent douloureux, de mener de front l'enseignement et l'écriture, je ne devrais donc pas penser ainsi. Mais ce qu'il y a au fond de cette attitude, c'est l'impossibilité tenace en moi d'établir une relation entre le prix d'un livre, l'argent que représentent les exemplaires vendus et ce qu'il m'a coûté. Par rapport à ce que j'ai fait, c'est toujours à la fois trop et pas assez. Il n'y a pas de juste prix.