Comme un organisme autonome
Quant à la matérialité du travail d'écriture : vous procédez par éliminations et surcharges, ajouts et suppressions de paragraphes, de phrases. Vous est-il possible de donner un ordre d'idées sur la nature de ces surcharges et suppressions, si du moins elles se produisent de façon similaire et répondent à une nécessité invariante pour tous vos textes ? Que supprimez-vous, qu'ajoutez-vous, et comment ? Vous semblez être aux antipodes de l'usage des « paperolles »…
Mes manuscrits ressemblent – et de plus en plus – à un patchwork : chaque feuillet compte des paragraphes, bourrés de rajouts, au-dessus des mots, entre les lignes et dans la marge, avec des couleurs de feutre différentes, du crayon noir parfois. La place de ces paragraphes n'est pas fixe, d'où des renvois de pages signalés. Au feuillet 10, par exemple, peut s'adjoindre 10 bis, 10 ter, voire quater (je ne suis pas encore allée au-delà). Et tout récemment je me suis mise à utiliser les Post-it, mais je me méfie de leur côté éphémère, parce que je veux tout garder : ce qui ne me plaît pas un jour peut de nouveau m'agréer le lendemain.
Tout cela correspond à ma façon d'écrire quand je suis immergée dans le projet, dans sa construction : avancer très lentement d'une part, et d'autre part rajouter sans cesse, réintroduire des choses qui me viennent soit au moment où j'écris, soit n'importe quand, dans la vie courante. Peu de suppressions. Je supprime beaucoup, en revanche, dans la dernière étape, quand je saisis le texte sur ordinateur (depuis sept ans, avant j'utilisais la machine à écrire, qui limitait forcément le nombre des corrections et des repentirs). Souvent, quand le texte est imprimé, que je revois le manuscrit, je me demande pourquoi j'ai enlevé telle ou telle chose, je ne peux pas l'expliquer. Je doute que la critique génétique puisse le faire, parce que, dans ce dernier travail sur le texte, j'obéis à une espèce de nécessité, dans laquelle le livre est envisagé dans sa totalité, comme un organisme autonome, hors de moi, avec lequel je fais cependant corps. Une nécessité qui est perdue, une fois le livre fini et publié. D'où mon incompréhension de certaines suppressions.
Les notations sur l'écriture, le processus de la mémoire, sur la démarche, l'anamnèse presque, fréquentes dans vos livres post-romanesques, sont-elles ultérieures, rétrospectives, ou simultanées à la rédaction de ces premiers jets que vous gardez parfois longtemps en réserve avant de les achever et de les publier ?
Les notations qui figurent dans mes livres depuis La place me viennent au fur et à mesure que j'écris, elles ne sont pas raboutées au texte, avec lequel elles entretiennent d'ailleurs un lien étroit, avec ce texte-là, pas un autre. L'événement, c'est le récit d'un avortement et le récit de l'écriture d'un avortement, avec les problèmes de la mémoire, celui des preuves. Je n'aurais pas pu importer tout cela d'un autre moment de ma vie, je veux dire d'un moment autre que celui où j'étais en train d'écrire ce livre. Là aussi, il s'agit de vérité, de « preuve » : voilà ce que je suis en train d'expérimenter, voilà ce qui me traverse. Le dire en quelque sorte « en temps réel », au moment où je l'éprouve. C'est ce qui se passe au début de La honte, où j'analyse ce qui m'arrive après avoir écrit pour la première fois la scène traumatique de l'année de mes douze ans. Ca fait partie de l'écriture comme exploration, même si ce n'est pas ce qui intéresse forcément le plus les lecteurs. Dans Les Confessions, Rousseau énumère les détails de la salle d'études de Bossey dont il se souvient, un baromètre, une estampe, un calendrier, une mouche se posant sur sa main. Il ajoute, « Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela ; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. » Moi aussi, j'ai besoin de dire des choses qui se passent en écrivant, dont le lecteur n'a pas forcément besoin.