Transfuge

Si vous en êtes d'accord, parlons de politique, un thème souvent considéré presque indécent en « art », et effectivement assez brûlant (autant que l'argent ou la sexualité, disait Butor en 1973). Vous donnez des textes à la presse de gauche (Europe, L'humanité, L'autre journal), vous m'avez dit que vous alliez voter extrême gauche aux présidentielles. Comment êtes-vous venue à une conscience politique ? Le milieu ouvrier et petit commerçant dont vous provenez n'est pas forcément sensible aux questions politiques, pas plus que la bourgeoisie d'ailleurs !

 

Vous voulez dire une conscience politique de gauche. La différence essentielle entre la gauche et la droite, c'est que la première ne prend pas son parti des inégalités des conditions d'existence entre les peuples de la terre, entre les classes, j'y ajouterai entre les hommes et les femmes. Être de gauche, c'est croire que l'État peut quelque chose pour rendre l'individu plus heureux, plus libre, plus éduqué, que ce n'est pas seulement affaire de volonté personnelle. Au fond de la vision de droite, on trouve toujours une acceptation de l'inégalité, de la loi du plus fort et de la sélection naturelle, tout ce qui est à l'œuvre dans le libéralisme économique déferlant sur le monde actuel. Et présenter, comme on le fait partout, le libéralisme comme une fatalité, est une attitude, un discours, foncièrement de droite. En choisissant le libéralisme à partir du milieu des années quatre-vingt, la gauche gouvernementale française s'est droitisée, elle a perdu sa conscience de la réalité du monde social.

 

C'est de cette réalité-là, des différences économiques, culturelles, qu'il me semble avoir eu connaissance très tôt. Vous avez raison de dire que le milieu petit commerçant est peu politisé, vote plutôt à droite. Très souvent, j'ai entendu mes parents affirmer comme un principe intangible, « Pas de politique dans le commerce ! » Exprimer des opinions politiques aurait été nuire à leurs intérêts. Le milieu ouvrier était, lui, assez fortement politisé, mais plus modérément dans la petite ville que j'habitais, où il n'y avait que de petites usines, des entreprises employant deux ou trois personnes, des ateliers de couture avec des jeunes filles sorties de l'école à quatorze ans, plus soucieuses de garçons et de distractions – et que je les enviais là-dessus ! – que de politique. Bref, je n'ai jamais baigné dans un discours politique au sens étroit du terme, jamais assisté, comme d'autres, à des réunions de parti. Mais, et c'est un point capital, j'ai été totalement, jusqu'à dix-huit ans, immergée dans la réalité sociale au quotidien, sur le plan économique, culturel, alimentaire. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », le mot de Marx, je ne l'ai jamais lu ni entendu dans ma jeunesse, mais il était évident pour moi, je voyais ce que les clientes achetaient à ma mère dans l'épicerie, d'après leur porte-monnaie. Je n'ignorais rien du jour où une telle « touchait » les allocations. Dire « je n'ignorais rien » est inexact, cela était pour moi le monde comme il vous façonne, il n'était pas besoin d'écouter pour savoir. Les mots du travail, l'embauche et la débauche, « mettre à pied », etc., ont naturellement fait partie de mon vocabulaire. Je les entendais dans le café, à côté de l'épicerie. Dans ces deux lieux publics – nous n'avions pratiquement aucune intimité familiale – j'ai évolué au milieu des différentes formes de la réalité sociale, misère aussi. Je pense aux hommes ivres, dont j'imaginais alors le retour à la maison, dans cet état, devant leurs enfants qui avaient mon âge, c'était trop terrible, trop injuste.

 

Mes parents avaient eux-mêmes été ouvriers, ils avaient de grandes difficultés à « y arriver » (ils comptaient tous les jours la recette, avec angoisse…), ne fermaient jamais leur commerce, trimaient comme des fous. Apparemment, ils faisaient partie d'une petite classe moyenne, mais ils étaient profondément du côté mi-prolétaire mi-paysan. Entre eux, ils parlaient normand. Leur mémoire, comme celle de toute ma famille, était celle de la pauvreté, de l'école quittée à douze ans, de l'usine, du Front populaire, dont je ne les ai jamais entendus parler qu'avec une grave émotion. Ils ne manifestaient jamais aucun mépris, en privé ou en public, vis-à-vis de leurs clients les plus défavorisés. Ma mère était une femme orgueilleuse – quand elle était ouvrière, un contremaître lui avait dit « elle se croit sortie de la cuisse de Jupiter, celle-là ! » –, révoltée, ne supportant pas la « haute », arrogante, de la ville. Mon ex-mari disait qu'il l'aurait bien vue en tricoteuse de la Révolution. Une femme toujours prête, aussi, à rendre service, à s'occuper des malades et des vieux du quartier, très généreuse, comme si elle se sentait redevable de s'en être « sortie » mieux que les autres. Un mélange de catholicisme en acte, sincère, hors de tout embrigadement, et de violent désir de justice.

 

Mais c'est sans doute au travers de la fréquentation de l'école privée – jusqu'en classe de première – que j'ai découvert bientôt dans la honte et l'humiliation qui me frappaient, à une époque où l'on ne peut que ressentir, non penser clairement, les différences entre les élèves. Différences qu'on ne relie pas, d'abord, à l'origine sociale explicitement, à l'argent et à la culture dont disposent les parents, et qu'on vit sur le mode de l'indignité personnelle, de l'infériorité et de la solitude. La réussite scolaire elle-même, dans ce cas, n'est pas vécue comme une victoire, mais une chance précaire, bizarre, une espèce d'anomalie, on est de toute façon dans un monde qui ne vous appartient pas. Comme enfant vivant dans un milieu dominé, j'ai eu une expérience précoce et continue de la réalité des luttes de classes. Bourdieu évoque quelque part « l'excès de mémoire du stigmatisé », une mémoire indélébile. Je l'ai pour toujours. C'est elle qui est à l'œuvre dans mon regard sur les gens, dans Journal du dehors et La vie extérieure.

 

 

Cet ancrage à gauche, né de votre prise de conscience de la lutte des classes, participe-t-il aussi des mots d'ordre souvent cités de Marx, Rimbaud, Breton (donc acquis, je suppose, à l'université), « Changer la vie », « Transformer le monde », et ce double désir serait-il aussi la visée essentielle de votre œuvre prise dans son ensemble, dans son « projet » ?

 

Il n'y a pas passage automatique de l'expérience sociale, ni de la conscience sociale d'ailleurs, à la conscience politique. Il me semble même que les trois ne se sont pas rejointes en moi avant l'année de terminale, au lycée de Rouen, sous l'influence d'une professeure remarquable, Mme Berthier. Devant une classe hyperbourgeoise à quelques exceptions près, elle déclarait froidement qu'à notre place il devrait y avoir des filles qui, au même moment, se trouvaient en BEP ou en centre d'apprentissage. On était en 1958-1959, en pleine guerre d'Algérie, et elle avait mis en œuvre la prise en charge par toute la classe d'une famille nombreuse algérienne vivant dans un baraquement. C'est cette année-là que j'ai découvert le marxisme et l'existentialisme, Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.

 

Ce qu'on se représente sans doute assez mal aujourd'hui, c'est combien, malgré la rareté de la télévision – mais une plus grande lecture des journaux –, la politique est alors présente dans les conversations, combien les opinions politiques sont défendues avec virulence, violence. Quand j'entre à la fac de lettres, en 1960, qu'on ne voit pas la fin des « événements d'Algérie », qu'il existe des groupuscules favorables à l'OAS, l'apolitisme est impossible. Sans militer, je suis proche du PSU. En 1962, je vote pour la première fois et je vote contre l'élection du président de la République au suffrage universel, conformément à la position de Mendès France, dans La République moderne (la dernière élection, de 2002, prouve qu'il n'avait pas tort).

 

 

Mais votre rapport au politique passe-t-il aussi par la littérature, le Surréalisme en particulier ? Qu'avez-vous conservé (pour votre œuvre, j'entends) de votre étude et de votre choix d'étudier le « mouvement » surréaliste ?

 

J'ai découvert le Surréalisme au travers du livre de Maurice Nadeau, Histoire du Surréalisme, quand j'étais étudiante, en 1961-1962, avec un énorme enthousiasme. C'est l'idée d'une révolution totale, dans la vie et la littérature, dans l'art, qui m'a d'emblée exaltée, le refus des idéologies conservatrices et la violence avec laquelle Aragon, Breton, Buñuel et Dali, etc., pronaient la liberté sexuelle, attaquaient concrètement les symboles du capitalisme, du colonialisme, de la religion, de la littérature officielle, Claudel, Anatole France. Cette « barbarie » tranchait avec la bienpensance des années soixante. À cette époque, on trouvait difficilement les textes surréalistes, en dehors de la collection « Poètes d'aujourd'hui », chez Seghers, et j'ai dû attendre l'été 1963 pour lire les Manifestes du Surréalisme, parus dans la collection « Idées ». C'est avec ce livre et le Manifeste du parti communiste de Marx que je suis partie en vacances. Bien entendu, j'ai fait mienne instantanément la formule de Breton : « Changer la vie, a dit Rimbaud, Transformer le monde, a dit Marx, ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un. » L'empreinte des Manifestes était si forte sur moi que j'ai choisi de faire mon diplôme d'études supérieures, l'actuelle maîtrise, sur le Surréalisme.

 

En ce qui concerne mon travail, le refus surréaliste du roman a renforcé le mien. D'une manière générale, c'est la liberté formelle et la volonté d'agir sur la représentation du monde par le langage, beaucoup plus que des « modèles » de textes (même si Nadja m'envoûte toujours), que je retiens du Surréalisme. Breton souhaite écrire des livres qui « jettent les gens dans la rue ». Nadja m'a jetée dans la rue. Tout cela, cette liberté, cette quête, sont au fond de mon écriture, bien que je n'aie rien de commun avec le lyrisme et la poésie surréalistes. Occasion pour moi d'avancer que, ce qui compte, dans les livres, c'est ce qu'ils font advenir en soi et hors de soi.

 

 

Votre position à l'égard du politique est intrigante, à la fois claire, déterminée, éclectique, et en retrait (comme vous l'êtes du monde littéraire). Votre appartenance à une sensibilité « de gauche », voire d'extrême gauche, n'entraîne pas à ma connaissance (mais je peux me tromper, vivant loin) un engagement explicite, militant, de type sartrien (pétitions, etc.), quoique cette sensibilité aux choses politiques apparaisse implicitement dans vos livres. Vous m'avez d'ailleurs dit l'autre jour : « J'ai l'impression que l'écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme “ don” . » De même que je l'avançais à propos de la psychanalyse, pourrait-on dire que l'écriture en tient lieu, remplace l'engagement ?

 

Si l'on parle en termes de visibilité d'engagement politique, de prises de position appuyées par la publication d'articles dans Le Monde, votre impression est sans doute juste. Mais vous n'êtes pas le seul à savoir que je me situe plutôt à l'extrême gauche ! En réalité, si je n'ai jamais fait de la politique à l'intérieur d'un parti, j'ai soutenu et je soutiens toujours des actions politiques en signant des pétitions, en participant à des actions, pour la régularisation de tous les sans-papiers, par exemple, avec parrainage d'immigrés clandestins. Dans les années soixante-dix, j'ai adhéré au mouvement Choisir de Gisèle Halimi, puis au MLAC (Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception), ce qui concerne les femmes est bien entendu politique. Au début de cette année, en écrivant dans Le Monde un texte, un hommage, à Pierre Bourdieu, à mon sens le plus grand intellectuel des cinquante dernières années, et intellectuel réellement engagé – je veux dire, pas de façon médiatique –, il m'a semblé faire acte politique.

 

Oui, j'ai dit l'autre jour qu'écrire était ce que je pouvais faire de mieux comme acte politique, eu égard à ma situation de transfuge de classe. Mais je ne voulais pas signifier par là que mes livres remplacent l'engagement, ni même qu'ils sont la forme de mon engagement. Écrire est, selon moi, une activité politique, c'est-à-dire qui peut contribuer au dévoilement et au changement du monde ou au contraire conforter l'ordre social, moral, existant. Ce qui m'a toujours frappée, c'est la persistance, tant parmi les écrivains et les critiques que le public, de cette certitude : la littérature n'a rien à voir avec la politique, elle est activité purement esthétique, mettant en jeu l'imaginaire de l'écrivain, lequel – par quel miracle, quelle grâce ? – échapperait à toute détermination sociale alors que son voisin de palier serait classé dans la classe moyenne ou supérieure.

 

« Toujours » frappée, j'exagère, car j'ai partagé aussi cette croyance pendant mes années d'études littéraires et lorsque j'ai commencé d'écrire, à vingt ans, j'avais une vision solipsiste, antisociale, apolitique, de l'écriture. Il faut savoir qu'au début des années soixante, l'accent était mis sur l'aspect formel, la découverte de nouvelles techniques romanesques. Écrire avait donc pour moi le sens de faire quelque chose de beau, de nouveau, me procurant et procurant aux autres une jouissance supérieure à celle de la vie, mais ne servant rigoureusement à rien. Et le beau s'identifiait à « loin », très loin du réel qui avait été le mien, il ne pouvait naître que de situations inventées, de sentiments et de sensations détachés, débarrassés d'un contexte matériel. C'est une période que j'ai appelée ensuite celle de « la tache de lumière sur le mur », dans laquelle l'idéal consistait pour moi à exprimer dans la totalité d'un roman cette sensation que donne la contemplation d'une trace de soleil le soir sur le mur d'une chambre. Je n'y suis sans doute pas parvenue puisque ce premier texte – que j'avais d'ailleurs intitulé Du soleil à cinq heures – n'a pas trouvé d'éditeur !

 

Ultérieurement, je n'ai pas eu, d'un seul coup, à un moment donné, la révélation de la fonction politique de l'écriture, ni le désir d'écrire pour faire acte politique comme on prendrait la décision de s'inscrire à un parti, ou d'aller à une manif. Non, c'est progressivement, par des voies difficiles, douloureuses même, sur le plan de la vie et de la connaissance que j'arriverai à cette évidence. Toutes ces explications peuvent paraître longues, mais comme vous avez pu le remarquer, je ne peux pas dire les choses sans raconter par quel processus elles sont arrivées, tout – les êtres, moi, mes idées – me paraît, est, histoire. Durant quatre ans, de vingt-trois à vingt-sept ans, je n'ai pas écrit. Il y a eu, en quelque sorte, au travers des événements de ma vie – un avortement clandestin, le déracinement géographique, l'entrée dans le monde du travail, l'enseignement à plein temps, la naissance d'enfants, la mort d'un père –, une confrontation entre le réel et la littérature qui a bouleversé ma vision, ma conception de l'écriture. Pour schématiser, la prise de conscience de la réalité du fonctionnement des classes sociales, de ma situation de transfuge, du rôle déréalisant de la culture, de la littérature en ce qui me concernait, a modifié complètement mon désir : je ne voulais plus faire quelque chose de beau d'abord, mais d'abord de réel, et l'écriture était ce travail de mise au jour de la réalité : celle du milieu populaire d'enfance, de l'acculturation qui est aussi déchirure d'avec le monde d'origine, de la sexualité féminine. Et sans que j'aie eu besoin de me le dire tout haut un seul instant, il allait de soi que mon entreprise en écrivant Les armoires vides me paraissait de nature politique autant que littéraire, à la fois dans le contenu et dans l'écriture, très violente, avec un lexique véhiculant les langages « illégitimes », une syntaxe de type populaire.