Quelque chose de dangereux
Le désir, souvent exprimé, de prendre des risques en écrivant, d'écrire « quelque chose de dangereux », serait-il lié au sujet plus qu'à la forme ? Il me semble qu'il y a dans vos livres, à mesure qu'ils s'éloignent du roman, une remise en cause plus nette tant de la structure du récit que de la phrase, une quête précise, qui l'était moins dans vos premiers livres : celle d'une écriture « neutre », d'une phrase de plus en plus brève, qui se refuse à tout pathos. Est-ce le sens de votre recherche actuelle ?
« Quelque chose de dangereux… » Ce n'est pas ce désir-là que j'avais en commençant d'écrire, en 1972-1973, Les armoires vides, mon premier livre publié, mais au fur et à mesure que j'écrivais ce texte, je me rendais compte que j'allais très loin dans l'exploration du conflit culturel que j'avais vécu, écartelée entre mon milieu familial et l'école, et que mon écriture était d'une grande violence. Cette découverte ne suscitait en moi aucune crainte : comme je n'étais pas sûre d'être publiée, je poursuivais impavidement, le danger restait irréel. Quand j'ai appris que Grasset, puis Gallimard, finalement choisi, voulaient publier Les armoires vides, je me souviens d'avoir été prise de panique. D'un seul coup, mon livre devenait réel, c'était comme si j'avais commis une mauvaise action secrète qui était révélée au jour. J'avais honte de mon livre et pourtant je n'ai pas eu l'idée de prendre un pseudonyme : je devais assumer ce que j'avais écrit, affronter le regard de l'entourage familial et professionnel. Ce qu'il y avait de bouffon, c'est que, dix ans plus tôt, j'avais imaginé la sortie de mon premier livre comme un moment de pur bonheur, et que je vivais celui-ci comme une épreuve. J'entrais « mal », de façon incorrecte, boueuse, dans la littérature, avec un texte qui déniait les valeurs littéraires, crachait sur tout, blesserait ma mère. Ce n'était pas un premier roman aimable qui me vaudrait la considération de la province où je vivais, les félicitations de la famille. Mais du plus profond de mon être, je savais que je n'aurais pas pu écrire autre chose que ce texte-là. D'entrée de jeu, sans le vouloir de façon claire, je me suis située dans une aire dangereuse, j'écrivais « contre », y compris contre la littérature, que j'enseignais par ailleurs. Je crois que j'ai pris là une première habitude. Mais ce n'est pas, peut-être, une explication suffisante.
Je vois d'autres raisons à ce désir d'écrire « quelque chose de dangereux », très liées au sentiment de trahison de ma classe sociale d'origine. J'ai une activité « luxueuse » – quel plus grand luxe en effet que de pouvoir consacrer l'essentiel de sa vie à l'écriture, même si cela est une souffrance aussi – et l'une des façons de la « racheter » est qu'elle ne présente aucun confort, que je paye de ma personne, moi qui n'ai jamais travaillé de mes mains. L'autre façon est que mon écriture concoure à la subversion des visions dominantes du monde.
Vous me demandez si le danger est dans le sujet ou dans la forme. À vrai dire je ne sépare pas les deux et j'irais jusqu'à dire que le danger est, fondamentalement, dans la manière d'écrire. On peut évoquer la mort et la maladie des parents sous une forme pathétique et euphémisée, allusive. On peut parler de la culture populaire de façon populiste, de la passion avec lyrisme, etc. Tout cela a été fait, ce ne serait pas dangereux de le refaire. Mais en cherchant la manière la plus juste, correspondant le plus à ce que je sens, pour « traiter mon sujet », j'ai été amenée de plus en plus à chercher des formes nouvelles, surtout à partir de La place, mais nous en reparlerons sans doute.
Cherchez-vous par conséquent à rénover la forme du récit ? En quoi consiste votre travail sur la syntaxe ?
C'est toujours la chose à dire qui entraîne la façon de le dire, qui entraîne l'écriture, et la structure du texte aussi. C'est ce qui s'est passé quand j'ai écrit La honte, et qui est même notifié, analysé, à l'intérieur du texte : je viens de faire le récit d'une scène traumatisante entre mes parents, datant de mes douze ans, et pour saisir la réalité de la honte indicible subie, je suis obligée – c'est-à-dire que toute autre possibilité me paraît fausse – de décrire les codes et les croyances de ce monde perdu. Écrire est devenu pour moi une sorte d'exploration totale. Dans ces conditions, la question du genre ne m'intéresse pas, je ne me la pose pas.
Je ne pourrais pas dire vraiment que je cherche à rénover la forme du récit, je cherche plutôt à trouver la forme qui convient à ce que je vois devant moi comme une nébuleuse – la chose à écrire –, et cette forme n'est jamais donnée par avance.