Une espèce de chantier
Vous menez de front plusieurs types d'écriture, et franchissez sans cesse les cloisonnements entre les genres assez compartimentés que vous pratiquez : journal extérieur, à visée politique ou sociologique, journal intime, où apparaissent des sensations et sentiments éloignés de toute visée ethnologique, journal d'écriture, œuvres de création, ou plutôt de re-création du passé, lointain ou immédiat. Comment « gérez-vous » cette alternance des genres et leurs mécaniques respectives ? Perfusent-ils l'un dans l'autre ? Comment décidez-vous, à un moment donné, d'entreprendre un livre ressortissant à l'un ou l'autre genre ?
Il y a les journaux et le reste, qui est une espèce de chantier.
Les journaux, ce qui les réunit au-delà de leur diversité – intime, extérieur, d'écriture, des visites à ma mère – c'est le présent. Ce que j'écris dans un journal, quel qu'il soit, saisit du présent. Pour des raisons différentes, certes, fixer une émotion, une rencontre, des difficultés de vie ou d'écriture, avec la croyance que les écrire m'aidera d'une façon ou d'une autre. Le journal, c'est le réservoir de la fugacité. La répartition entre les différents journaux (à vrai dire, il s'agit de feuillets libres, sauf pour le journal intime, sur cahier) de ce qui me traverse se fait d'une façon spontanée, dictée par l'habitude, la première habitude. Le premier geste. Je suis toujours frappée par l'importance du premier geste, de ce qu'il enclenche, de ce qu'il engage. On insiste sur celui-ci quand il s'agit de la cigarette, mais je sens partout sa force, de l'amour au crime. Un soir, à seize ans, je suis allée chercher un cahier Clairefontaine dans le magasin de ma mère et j'ai noté l'année, la date, puis exhalé mon chagrin qui était de nature amoureuse et sociale (je ne pouvais, faute de robe à danser, aller à un bal où serait le garçon que j'aimais, où iraient certaines filles de la classe). Le pli était pris, définitivement, sans que je m'en doute, sans aucune volonté de ma part. Pareillement, un jour de 1983, j'ai écrit sur une feuille, à part de mon journal intime, quelques phrases sur ma mère, qui commençait à perdre la mémoire. Après, ce qui est lié à ma mère est allé sur des feuilles, d'abord distinctes, puis remplies à la suite. Le choix d'un autre support, spontané, sans réflexion ni décision claire, correspond à un désir inconscient d'isoler quelque chose dans la réalité, une « matière d'écriture » au fond, mais il n'y a pas de projet concerté. Ce sont des ruses du désir. Je pourrais dire la même chose pour Journal du dehors, ou même pour le journal d'écriture, écrire sur l'écriture, quand on n'arrive pas à se décider, c'est une façon d'écrire quand même… Maurice Blanchot a écrit là-dessus, dans Le Livre à venir, des choses intéressantes, quoique sourcilleuses, au nom de ce qu'est ou n'est pas la littérature. Pour lui, le journal n'en est pas.
Donc, il y a une répartition, mais aussi, parfois, recouvrement. Dans mon journal intime des années 1983-1986 je parle aussi de ma mère – comme dans le journal sur ma mère, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », je parle d'un homme, A., mon amant (qui n'est pas A. de Passion simple). Le journal intime évoque aussi beaucoup l'écriture. Mais, c'est un point capital, selon les supports, selon le type de journal, je n'écris jamais de la même manière sur des sujets identiques.
S'il y a de l'avenir « littéraire » dans les journaux – un achèvement, une publication – il s'y trouve malgré lui. Le chantier, c'est au contraire la projection dans une totalité, ne serait-ce qu'à travers deux ou trois pages. C'est ce que je pense en termes d'entreprise, de projet, de recherche, et pas du tout de genre. Pratiquement, ce chantier est fait de différentes « pistes », de directions d'exploration – que le journal d'écriture explicite, systématise dans les plus mauvais jours, pour « y voir enfin clair » – de débuts plus ou moins longs, non utilisés, d'une grande quantité de notes, de faits de mémoire, de phrases, etc., puisque « ça peut toujours servir »… Le tout classé dans plusieurs chemises cartonnées, selon les projets. Ainsi, dans les années 1989-1990, il y avait le dossier « P.S. » – ce qui voulait dire « Passion pour S. » – contenant des fragments rédigés mais dont je ne déciderai de faire un texte autonome qu'au bout de plusieurs mois, quand j'aurai la sensation que quelque chose prend corps et que je n'ai plus d'autre choix que de continuer. Comme dans un champ magnétique, à un moment, tout ce qui était disparate et séparé, en désordre, se dispose, se dessine.
Une des raisons qui m'a fait publier Se perdre, c'est de montrer le « jeu » – au sens d'espace qui sépare – entre le journal intime et le texte de Passion simple. Dans certains cas, certains moments, il y a perfusion entre le journal intime – plus que les autres journaux – et le chantier des avant-textes, sur le plan des objets, du contenu, pas de l'écriture, puisque la visée des deux est totalement différente pour moi. Les premières pages d'Une femme ont été écrites – autrement – dans mon journal intime et dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit ». Le journal intime de juin 2000 à janvier 2001 est « doublé » dès août par l'écriture de pages, sans finalité précise, que je rassemble dans une chemise avec la mention « l'occupation », qui sera le titre sous lequel le texte paraîtra. Mais, le plus souvent, les journaux et le chantier ont peu d'interférences (je pense à L'événement, La honte).