La culture du monde dominé
C'est avec La place que j'ai pris toute la mesure du caractère politique de l'écriture et de la gravité de ce qui est en jeu dans cette entreprise : moi, narratrice, venue du monde dominé, mais appartenant désormais au monde dominant, je me proposais d'écrire sur mon père et la culture du monde dominé. Le grand danger, je m'en suis aperçue, c'était de tomber dans le misérabilisme ou le populisme, donc d'échouer complètement à offrir la réalité, à la fois objective et subjective, de mon père et du monde dominé. Également de me situer du côté de ceux qui considèrent ce monde comme étranger, exotique, le monde « d'en bas » (comme le qualifient sans vergogne et sans guillemets les hommes politiques de la droite au pouvoir actuellement). De trahir deux fois ma classe d'origine : la première, qui n'était pas vraiment de ma responsabilité, par l'acculturation scolaire, et la seconde, consciemment, en me situant dans et par l'écriture du côté dominant. Barthes dit quelque part qu'écrire, c'est choisir « l'aire sociale au sein de laquelle l'écrivain décide de situer la Nature de son langage ».
C'est ce choix-là que j'ai perçu avec clarté et qui m'a menée à l'« écriture de la distance » dont nous avons déjà parlé et qui peut se définir aussi comme l'intrusion, l'irruption, de la vision des dominés dans la littérature, avec les outils linguistiques des dominants, notamment la syntaxe classique que j'adopte alors. Ainsi, le texte de La place véhicule le point de vue de mon père mais aussi de toute une classe sociale ouvrière et paysanne au travers des mots enchâssés dans la trame du récit. Il y a aussi dedans un « pointage » du rôle hiérarchisant du langage auquel on ne prête généralement pas attention, par l'utilisation de guillemets : « les gens simples », « milieu modeste », etc.
Dans d'autres textes, comme Passion simple, L'événement, L'occupation même, l'écriture est politique dans la mesure où il s'agit de la recherche et du dévoilement rigoureux de ce qui a appartenu à l'expérience réelle d'une femme, et, par là, le regard des hommes sur les femmes, des femmes sur elles-mêmes, est susceptible de changer. Il y a un aspect fondamental, qui a à voir énormément avec la politique, qui rend l'écriture plus ou moins « agissante », c'est la valeur collective du « je » autobiographique et des choses racontées. Je préfère cette expression, valeur collective, à « valeur universelle », car il n'y a rien d'universel. La valeur collective du « je », du monde du texte, c'est le dépassement de la singularité de l'expérience, des limites de la conscience individuelle qui sont les nôtres dans la vie, c'est la possibilité pour le lecteur de s'approprier le texte, de se poser des questions ou de se libérer. Cela passe, naturellement, beaucoup par l'émotion de la lecture, mais je dirais qu'il y a des émotions plus politiques que d'autres…
Je m'aperçois qu'à propos de la politique, j'ai été plus longue que sur aucun autre sujet, et je pourrais l'être plus encore. Parce que les différents aspects de mon travail, de mon écriture ne peuvent pas être dépouillés de cette dimension politique : qu'il s'agisse du refus de la fiction et de l'autofiction, de la vision de l'écriture comme recherche du réel, une écriture se situant, au risque de me répéter, « entre la littérature, la sociologie et l'histoire ». Ou encore le désir de bouleverser les hiérarchies littéraires et sociales en écrivant de manière identique sur des « objets » considérés comme indignes de la littérature, par exemple les supermarchés, le RER, l'avortement, et sur d'autres, plus « nobles », comme les mécanismes de mémoire, la sensation du temps, etc., et en les associant. Par-dessus tout, la certitude que la littérature, quand elle est connaissance, qu'elle va jusqu'au bout d'une recherche, est libératrice.
C'est le sens que je retiens, hors de tout contexte religieux, de l'exhortation de Jésus-Christ aux pharisiens : « La vérité vous rendra libres. »