QUATORZE



POURQUOI NE LES AVAIS-JE PAS ÉCOUTÉS ? J’AVAIS EU MON LOT d’aventures pendant les dix-huit ans que j’avais passés dans cette enveloppe charnelle, mais je n’aurais jamais pensé rendre l’âme dans une confrontation avec un ours. Le grizzly me fixait du regard, ses yeux perçants couleur noisette absorbant la lumière d’automne comme si un feu les consumait de l’intérieur. Si j’avais vu cette bête à la télévision, son haleine lourde et chaude séparée de moi par une toile de fibres optiques ou des images transmises par satellite, je l’aurais peut-être trouvée belle ou du moins impres-sionnante.

Mais ici, seul sur ce chemin que j’avais pris pour une piste tracée par le gibier, l’ours brun massif était tout simplement terrifiant. Le grizzly se cabra, sa tête éclipsant le soleil quand il atteignit toute sa hauteur. Deux fois ma taille, voire plus.

Son grognement fit vibrer tous mes membres, les sortant de leur torpeur. Je reculai de quelques pas, espérant que le grondement était un avertissement et non le signe d’une attaque imminente.

Malheureusement, ce n’était pas mon jour de chance.

L’ours retomba sur ses quatre pattes, reniflant le sol à quelques reprises, sans me quitter du regard. Une bave écumeuse coulait de sa gueule. Il commença à se rapprocher de moi. Je savais qu’il s’apprêtait à charger. Mon instinct me hurlait que je vivais mes dernières minutes, et je sentais mon sang bouillonner.

J’enlevai mon sac à dos et le jetai au sol devant moi, espérant que le mélange de fruits secs à l’intérieur allait le distraire.

Il n’y prêta même pas attention.

Je fis deux pas en arrière avant que l’ours ne fonde sur moi telle la force de la nature qu’il était.

Ma poitrine se vida de tout son air quand il me percuta, me projetant à terre. Je roulai sur le côté, essayant de me rappeler ce que j’étais censé faire.

Me rouler en boule. Protéger ma tête.

Mes muscles refusaient de bouger. J’essayai d’attraper mes jambes pour les coller à ma poitrine. Mes mains sentirent un liquide chaud. Même si je ne sentais aucune douleur, je savais qu’il s’agissait de mon sang. L’absence de douleur signifiait que j’étais en état de choc, ce qui était très, très mauvais signe.

Un flot d’images étranges défilait dans ma tête. Un soupçon de culpabilité quand j’avais vu le panneau ENTRÉE INTERDITE au début du chemin. Les reflets dorés de cette journée d’automne, parfaitement équilibrée entre la lumière chaude et l’air frais, alors que je marchais sur le versant de la montagne. La solitude et le silence des pins imposants. Un reniflement grave me faisant tourner la tête, m’alertant qu’un ours approchait. Le choc, suivi du déni : il n’y avait pas d’ours dans cette partie des Rocheuses. Seulement des grizzlys fantômes : des visions que personne ne croyait vraies.

J’avais lu les guides. Je connaissais le terrain. L’incrédulité m’avait cloué sur place. Le déni avait cédé la place à une peur sans fond quand le grizzly m’avait aperçu, son reniflement devenant grognement, sa démarche lourde mais agressive.

Mes choix. Mes erreurs. Les mauvais chemins que j’avais empruntés. J’avais laissé mon obsession m’entraîner jusqu’ici.

Une dernière pensée me traversa l’esprit : J’aurais préféré ne jamais emménager à Vail.