TROIS



J’AVAIS LES YEUX RIVÉS SUR L’ÉCRAN, ME DEMANDANT D’OÙ VENAIENT tous ces gens qui m’avaient envoyé des demandes d’amis sur Facebook. Soit Ally avait fait du recrutement intensif, soit les gens pensaient que devenir amis avec des étrangers sur internet était un passe-temps agréable. J’étais encore au milieu de la personnalisation de mon blog quand on frappa à la porte.

– Je pensais que tu voudrais visiter maintenant, dit Bosque.

– Excuse-moi, dis-je en fermant mon ordinateur portable.

J’étais ailleurs.

Le blog attendrait.

Je suivis les grandes enjambées désinvoltes de mon oncle dans les couloirs voûtés.

– Tous les objets entre ces murs ont beaucoup de valeur, dit-il.

J’espère que tu feras attention à traiter ta demeure avec beaucoup de soin.

– Pas de problème, dis-je, jetant un regard ahuri à l’un des tableaux malsains puis à mon oncle.

Il contempla le tableau puis me regarda. Je m’attendais à ce qu’il dise quelque chose. Silence.

Embarrassant.

Notre marche dans le domaine dura presque une heure, et je ne cessais de me dire que je pourrais facilement me perdre dans cette succession de petits salons, de chambres et d’espaces de rangement.

Les plus grandes pièces communes du manoir étaient regroupées au rez-de-chaussée. La cuisine était immense et semblait tout droit sortie du roman médiéval Beowulf : comme si elle était construite pour restaurer une horde de chevaliers voraces et non un mec solitaire comme moi. Dans la salle à manger, la table pouvait accueillir deux douzaines d’invités. La table était déjà mise : quatre assiettes de porcelaine fine, des verres à pied en cristal étincelant et des couverts en argent scintillant. J’étais content de voir que les places avaient été regroupées à un bout de la table. Sinon, il nous aurait fallu crier pendant tout le dîner pour nous faire entendre. Une salle de bal, au sol si astiqué que je pouvais y voir mon visage, était contiguë à la salle à manger. La dernière pièce que Bosque me montra était ce qu’il appelait le « salon des hommes » et qui pour moi ressemblait au pire cauchemar de la SPA. Des trophés de chasse étaient accrochées au mur : loups, têtes de cerf et fourrures de vison, et une immense peau de lion avec la tête encore attachée était étendue devant la cheminée. Bosque se servit dans la boîte à cigares et je me demandai pourquoi ces gen tlemen aimaient contempler des animaux morts quand ils buvaient des verres après le dîner. Je m’attendais presque à voir des piles bien rangées de « littérature masculine » sur la table basse, pensée qui me donna des frissons. Quand mon oncle balaya la pièce d’un geste de main et dit : « Tout cela est à toi », je parvins à stopper un mouvement de recul.

– Ceci est ton héritage, mon cher neveu, dit-il en souriant. J’espère que tu te plairas à Rowan Estate.

– Merci. C’est vraiment… impressionnant.

– N’est-ce pas ? Je suis ravi que tu sois là, conscient de la richesse pour laquelle tes ancêtres ont travaillé si dur et qui te revient désormais.

– Est-ce qu’il y a un registre familial ? demandai-je. Par exemple, dans la bibliothèque ?

Son sourire s’évanouit.

– Je t’ai dit que la bibliothèque t’était interdite.

– Je sais, mais…

Il me coupa.

– Tout ce que tu as besoin de savoir sur le passé est devant toi.

Cet endroit. Ce confort matériel est le cadeau que ta famille t’a laissé. Les noms et les dates sur des pages ne sont que du vent, en comparaison. Inutile d’y penser.

J’ouvris la bouche et ses yeux me lancèrent des éclairs. Je dus détourner le regard. Je ne m’étais jamais fait au ton argenté troublant des yeux de mon oncle.

– Tu ne dois pas toucher à la bibliothèque, dit-il. C’est ma seule restriction à ta présence ici et j’attends de toi que tu la respectes.

Je hochai la tête, sans oser le regarder. On toussa poliment dans le couloir. Thomas m’adressa un léger sourire.

– Maître Bosque, vos invités sont arrivés.

– Parfait.

Bosque sortit de la pièce et passa devant Thomas, me laissant vaquer à mes pensées sur le genre de famille dont j’étais issu et comment j’étais censé vivre seul dans cette maison gigantesque.

– Maître Shay.

Je regardai Thomas en fronçant les sourcils, déconcerté par ce titre formel. Il eut un sourire compréhensif.

– Pardon, Monsieur. Shay, voudrez-vous me suivre jusqu’à la salle à manger ?

Je haussai les épaules et lui emboîtai le pas, me demandant à quoi pouvaient ressembler les invités de mon oncle. Une minute plus tard, j’avais la réponse : c’étaient des mannequins pour Armani.

En tout cas, ils en avaient l’air. Ils étaient père et fils, mais j’avais du mal à savoir précisément quel âge avait le plus vieux, son visage ne le trahissait pas. Ils avaient tous les deux des cheveux blonds que Boucle d’Or aurait envié.

Bosque me fit signe de me rapprocher.

– Shay ! Je voudrais que tu rencontres des amis proches de la famille. Voici Efron Bane et son fils, Logan.

Efron me serra la main. Sa poigne était ferme et la parfaite blancheur de son sourire, éblouissante.

– Bienvenue à Vail, dit-il en poussant son fils vers moi. Logan était impatient que tu arrives. Vous serez au lycée ensemble.

On aurait dit que Logan se retenait de lever les yeux au ciel.

– Tu es en terminale ?

Logan réussit à réprimer partiellement son soupir, mais pas l’ennui contenu dans son sourire vaguement poli.

– Oui.

Je décidai de faire une autre tentative de gentillesse.

– J’ai honte de le dire, mais j’ai vraiment hâte que les cours reprennent. La vie est un peu ennuyeuse sans. Qui l’aurait cru ?

– J’ai entendu dire qu’il y avait des retards administratifs, dit-il, apparemment pas amusé par ma blague. Mais le lycée de la Montagne a des critères d’admission rigoureux. Je suis sûr que tu comprends.

– Hum, fut tout ce que je trouvai à répondre.

Logan et moi n’étions pas issus du même monde et il commençait déjà à me taper sur les nerfs après seulement deux minutes de conversation. Je me sentais de plus en plus seul.

– Prenons place, voulez-vous ?

Bosque tira la chaise en bout de table. Il me fit signe de m’asseoir à sa gauche tandis qu’Efron et Logan se plaçaient en face de moi. Quand nous fûmes tous installés, les portes de la cuisine s’ouvrirent et une nuée de domestiques en uniforme posa devant nous des plateaux d’argent. Ma vision de la cuisine de Beowulf n’était pas si éloignée que ça. Ils allaient nous nourrir comme si nous

étions une armée. Tandis qu’on soulevait une à une les cloches des plateaux, l’eau me montait à la bouche. Le parfum des plats était irrésistible. Mon oncle avait opté pour le thème de la chasse dans sa salle à manger comme dans son fumoir. Le repas était principalement à base de viandes : cochon de lait, chevreuil braisé et faisan rôti accompagnés de légumes sautés et de montagnes fumantes de purée de pommes de terre. Je n’avais jusque-là pas remarqué à quel point j’étais affamé. Puisque j’avais emménagé au nirvana de la gastronomie, je me servis des tranches de viande et d’immenses cuillerées de purée jusqu’à ce que mon assiette soit pleine. Les légumes attendraient. Logan me regardait m’empiffrer avec une moue dégoûtée, comme si on l’avait forcé à dîner avec un homme des cavernes. Mais Efron et mon oncle semblaient ravis que je

mange comme si ma vie en dépendait.

Bosque approuva d’un signe de tête quand je lui montrai un pouce levé. Il se tourna vers Efron.

– Comme vous le savez, à mon grand regret, je ne peux pas rester ici avec mon neveu. Je compte sur toi pour aider Shay à s’habituer à sa vie à Vail, Logan.

– Nous n’imaginions même pas que cela puisse se passer autrement, dit Efron.

Je hochai la tête en remerciement tout en pensant que ce faisan était sans doute la viande la plus délicieuse que j’avais jamais mangée.

– Le domaine est un peu excentré, dit Logan en picorant dans son assiette. Il aura besoin d’une voiture pour aller en ville et au lycée bien sûr.

– C’est vrai, dit Bosque. Je n’ai pas de voiture en réserve ici en ce moment. Je n’y ai pas pensé quand j’ai fait les démarches pour amener Shay ici.

J’essayai de dire : « J’arriverai bien à me débrouiller. » Mais, à cause de ma bouche pleine, ce fut plutôt :

– Jorrvbeumdbrier.

Efron se tourna vers son fils.

– Tu as toujours préféré la Lotus. Tu pourrais prêter ta Mercedes CL600 à Shay.

Logan haussa les épaules et me regarda en attendant que je me confonde en remerciements.

– Non, non. C’est pas la peine.

Heureusement, je n’avais pas craché de purée sur lui. Le jeune homme aux cheveux d’or haussa un sourcil.

– Tu préférerais autre chose ? Nous avons aussi une BMW, si tu n’as rien contre les modèles de l’année dernière.

J’espérais au plus profond de moi-même avoir seulement imaginé son expression de dégoût.

– Je ne m’intéresse pas vraiment aux voitures, dis-je, cherchant un moyen de me tirer d’affaire sans offenser personne.

L’offre était généreuse mais je voulais explorer Vail et y trouver ma place. Faire impression avec une voiture clinquante n’était pas mon style. Et si les relations entre les externes et les internes étaient aussi mauvaises que dans d’autres endroits où j’avais vécu, je savais que rouler en ville avec une voiture flambant neuve ne m’aiderait pas à me faire des amis.

– Je peux trouver quelque chose tout seul.

– Excusez mon neveu, dit Bosque en souriant à Logan. Il aime bien garder un côté bohème.

– Ah, dit Logan, en pinçant les lèvres.

Efron lui lança un regard réprobateur.

– Nous ferons ce qui vous convient le mieux, bien sûr.

– Bien sûr, répéta Logan, examinant avec mépris les tranches fumantes de bœuf saignant dans son assiette.

J’en avais assez qu’on parle de moi comme si je n’étais pas dans la pièce.

– J’aurais peut-être besoin de quelque chose qui ne craint pas les chocs. Il est possible que j’aie à sortir des routes.

Logan me regarda en mâchant sa viande.

– Sortir des routes pour aller où ?

– N’importe où. J’irai chercher les meilleurs sentiers de randon-nées. Il faut parfois prendre des chemins accidentés pour y arriver.

Efron et Logan échangèrent un regard. Bosque me sourit mais lança un coup d’œil à Efron.

– Seamus est un randonneur expérimenté. Il n’aura pas de problème. Vous n’avez pas à vous inquiéter.

– Si vous le dites, dit Efron. La nature est plus sauvage ici que tu ne peux l’imaginer, ajouta-t-il en me désignant de la pointe de son couteau. Garde ça en tête quand tu partiras en exploration.

– J’y fais toujours attention. Je me renseignerai bien sur le terrain avant de me lancer.

– Tu me pardonneras de ne pas t’accompagner, dit Logan. Les passe-temps en extérieur n’ont jamais été mon truc.

Quel fumier !

– Pas de souci. J’ai l’habitude de marcher seul.

– Un esprit libre, dit Efron. Comme c’est charmant !

La bouche de Logan s’étira, mais son sourire me disait qu’il plaisantait à mes dépens.

– Mais tu voudras sans doute passer un peu de temps au country club, dit Efron. Logan et ses amis y restent des heures entières.

– À mon avis, il préférerait courir avec les loups plutôt que de me rejoindre au club, dit Logan en ricanant.

– Logan !

Le ton sec de Bosque pétrifia Logan sur sa chaise. Il blêmit, frémissant comme un chevreuil encerclé par des loups. Efron agrippa le bord de la table jusqu’à ce que les articulations de ses doigts soient toutes blanches.

Je me forçai à rire.

– Non, non. Il a raison. Je ne serais pas à ma place dans un country club. Je serais bien incapable de manier un club de golf.

– Tu es bien indulgent, dit Bosque. Je n’apprécie nullement la grossièreté envers ma famille.

– Mes excuses les plus sincères, murmura Logan. Je ne voulais pas…

J’appréciais que mon oncle veuille mon bien, mais il prenait les choses trop au sérieux.

– Vraiment, ce n’est pas grave du tout.

– Je suis sûr que Shay trouvera sa voie, dit calmement Efron.

Bosque s’appuya contre le dossier de sa chaise.

– Tout à fait.

Logan fixait son assiette du regard, les mains encore tremblantes.

Pendant le dessert, l’atmosphère resta tendue, la conversation se limitant aux remarques d’Efron sur les dernières évolutions de l’immobilier à Vail. Je fus soulagé quand Efron déclina le cigare d’après-dîner que mon oncle lui proposait. Je crois que je n’aurais pas pu supporter leur compagnie un moment de plus. Logan n’avait pas osé croiser mon regard ni celui de Bosque depuis que celui-ci s’était emporté. De toute façon, j’étais convaincu que Logan et moi n’avions rien à nous dire.

Mais, alors que nous les raccompagnions à la porte d’entrée,

Logan s’arrêta à côté de moi et chercha dans sa poche.

– Je t’en prie, dit-il en me glissant une carte dans la main. Si tu as besoin de quoi que ce soit.

– Bien sûr, dis-je, parvenant difficilement à garder un air neutre. Qui peut bien avoir des cartes de visite à dix-huit ans ?

Si tous les élèves de mon nouveau lycée étaient comme ce type-là, j’allais apprécier cette année de terminale. Un vrai plaisir.