CINQ
À MINUIT, J’AVAIS RÉALISÉ DEUX CHOSES DONT JE POUVAIS ÊTRE FIER : j’avais trouvé un moyen de transport qui pourrait sans doute supporter tout ce que je lui ferais endurer et j’avais un blog. Je n’aurais jamais pensé qu’écrire un blog me donnerait un tel sentiment d’accomplissement. Mais c’était le cas. Tandis que je fixais l’écran lumineux, j’avais un peu peur que ma soudaine autosatisfaction ne soit liée à mon isolement et que le blog ne soit qu’un moyen de me parler à moi-même sans devenir fou. Mais je me disais aussi qu’Ally approuverait cette idée, et d’autres personnes étaient deve-nues mes amis sur Facebook, ce qui m’inspirait pour leur écrire quelque chose. Et pour couronner le tout, des filles mignonnes commençaient à me contacter. Facebook = « filles mignonnes que je ne connais pas », dont une en particulier, Melissa, qui était désolée pour moi et m’écrivait de gentils messages pour que je me sente moins seul. Comment était-ce possible ? Je n’avais pas à me plaindre. J’aurais peut-être dû faire semblant d’être encore plus mal. Tout compte fait, la journée avait été bonne.
J’avais l’impression que je venais de fermer les yeux quand je me redressai soudain dans mon lit. L’horloge m’informa que j’avais dormi environ cinq heures, mais rien dans la chambre sombre ne me permettait de comprendre ce qui avait troublé mon sommeil.
Pourtant, je savais que quelque chose m’avait réveillé. Un bruit, fracassant, qui venait d’en haut.
Je retins ma respiration, tendant l’oreille. Rien. Seulement le martèlement de mon cœur.
Ce devait être un rêve.
Je sortis mon iPod, mis Broken Bells, et attendis de retrouver le sommeil.
Même si je m’étais presque convaincu que c’était un cauchemar qui m’avait réveillé en sursaut, la première chose que je fis le lendemain matin fut d’aller au deuxième étage. Je parcourus lentement le couloir de l’aile ouest, au-dessus de ma chambre. Je vérifiai méthodiquement chaque pièce, et trouvai seulement des chambres inhabitées et des salons, mais aucun signe du bruit fracassant qui m’avait réveillé. Me sentant idiot, je décidai d’oublier le cauchemar et d’aller prendre mon petit déjeuner en ville. Il pleuvait à torrents, ce qui tombait mal car j’avais espéré faire une petite randonnée de repérage l’après-midi. Armé de mon ordinateur portable et de quelques bandes dessinées, je trouvai un café dans le centre de Vail et commandai une énorme pile de pancakes que je mangeai en lisant.
Après avoir lu les bandes dessinées, je sortis mon ordinateur et découvris que j’avais encore plus d’amis sur Facebook. Bravo, Shay. Ou plutôt, bravo, Ally. Son instinct de mère poule l’avait probablement poussée à recruter des gens à tour de bras. Mon petit questionnaire de géographie ayant été résolu, je mis en ligne de nouvelles photos, essayant de rendre les endroits plus difficiles à localiser. Je réfléchissais au prochain message que j’allais écrire sur mon blog lorsque la serveuse vint remplir ma tasse de café pour la dixième fois.
– Tu t’installes, mon chou ? demanda-t-elle.
Je me mis à rire.
– Oh, dis-je en regardant ma montre.
Le matin s’était déjà transformé en après-midi et il pleuvait toujours.
– Je te fais marcher, mon joli, dit-elle en souriant. C’est calme aujourd’hui. Pas besoin de te presser.
– Merci.
Ce n’était pas mon genre de laisser passer le temps sans m’en rendre compte, mais après quelques minutes, je compris qu’il ne s’agissait pas de cela.
Je ne voulais pas rentrer.
Je ne me sentais pas bien dans cette maison, que ce soit à cause du cauchemar, des œuvres d’art étranges ou du simple fait qu’elle était complètement vide. Rester assis dans un café jusqu’à ce que mon sang devienne de la caféine pure était un moyen de retarder mon retour à Rowan Estate. Mais je ne pouvais pas rester ici pour toujours, quoi qu’en dise la serveuse.
Je payai l’addition et rejoignis mon pick-up sous le crachin, mais je ne rentrai pas au manoir. Je venais de comprendre deux choses : j’avais trouvé la matière de mon prochain post et je ne voulais plus être seul dans cette maison.
Allongé sur le lit, j’essayai de retrouver ma fibre technophile, frustré que ce que je pensais être une idée brillante se soit transformé en échec cuisant. Il était trop tard pour retourner au magasin, pourtant le caméscope que j’avais acheté ne marchait pas.
À moins que je n’aie lu le mode d’emploi trop vite et raté quelque chose.
Je voulais provoquer des réactions. Facebook était amusant et le blog… introspectif ?
Mais la vidéo ? La vidéo montait le niveau d’un cran. Si je devais vivre isolé à Vail, au moins je pouvais montrer aux gens ce qui se passait et avoir un peu plus d’interaction avec le monde extérieur. Rowan Estate serait l’endroit parfait pour mon expérience. Je ne manquerais jamais de choses étranges à filmer et le côté maison hantée était assez intrigant. Je regardai à nouveau la vidéo. Les premiers plans de la maison étaient bons. On me voyait dire un bref « salut » dans ma chambre, mais une fois dans le couloir, l’image se brouillait. C’était d’autant plus frustrant que je pensais que les statues ailées serait « l’accroche » du webisode. Je crois que ma carrière de journaliste vidéo s’acheva avant d’avoir commencé. Je regardai les scènes encore une fois.
Laisse tomber.
Je mis en ligne la vidéo telle quelle. J’avais mal aux yeux à force d’essayer de déchiffrer le mode d’emploi aux caractères minuscules.
Peut-être qu’un de mes lecteurs aurait une idée pour réparer la caméra. Sinon, je pourrais retenter l’expérience le lendemain.
J’avais la bouche ouverte, la gorge sèche, et je savais que j’avais crié dans mon sommeil. C’était encore arrivé. Je me frottai les yeux avant de regarder le réveil. Cinq heures. C’était peut-être un cauchemar récurrent, mais le bruit fracassant qui m’avait réveillé brutalement était le même que celui de la nuit précédente. J’ai sauté du lit en frissonnant alors que de la sueur perlait sur mon torse.
Titubant jusqu’au placard, je cherchai à tâtons jusqu’à ce que mes mains saisissent le manche d’une batte de base-ball.
L’air dans le couloir était encore plus froid et me donna la chair de poule. Je me sentais idiot, le sang rugissait dans mes oreilles et je resserrai ma prise sur la batte. Je me concentrais tellement pour entendre le moindre bruit que j’en avais des vertiges. Je montai l’escalier jusqu’au deuxième étage. Un souffle d’air glacial m’assaillit au moment où j’entrai dans le couloir est.
Pourquoi faisait-il si froid ?
Parcouru de tremblements pathétiques, je me forçai à rester immobile, car j’avais l’impression d’avoir entendu quelque chose.
C’était peut-être un filet de vent s’infiltrant par l’une des vieilles fenêtres mais on aurait dit un chuchotement.
Je pris la batte à deux mains, me rapprochant du son. Mon cœur, dur comme la pierre, me montait aux lèvres et essayait de m’étouffer. Des murmures sifflants venaient dans ma direction.
Ils étaient plus proches maintenant, dans l’angle du couloir. Je m’avançai un peu et inspirai profondément, essayant de me calmer.
Je franchis l’angle en poussant un cri. Il y avait quelque chose.
Quelque chose d’immense. Ses bras se tendaient vers moi. Et derrière, autre chose, bien pire, se dessinait dans l’ombre. Je hurlai et donnai des coups de batte dans l’air, de toutes mes forces. La batte toucha sa cible et se brisa contre la statue de marbre.
– Nom de Dieu !
Je frappai du poing contre le mur. Ces satanées statues. Le visage de pierre de la femme ailée me regardait sereinement, imperturbable, indifférente à ma tentative de meurtre.
Épuisé et honteux, je me convainquis que la batte de base-ball était un bien meilleur sacrifice que l’une des précieuses œuvres d’art de mon oncle. Je ramassai les morceaux de bois et allai les jeter dans la cuisine. Je pris un pot de glace et retournai dans ma chambre, où j’éteignis la lumière, branchai mon iPod sur les enceintes et mis les Ramones à fond.
Je voulais faire comme si rien de tout ça n’était arrivé. Comme si je n’avais pas sauté du lit pour aller à l’étage. Comme si je n’avais pas attaqué une statue avec une batte de base-ball. Et par-dessus tout, comme si, derrière le craquement du bois contre le marbre, je n’avais pas entendu des rires.