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LES GENS AIMENT LE SURNATUREL. LE MOINDRE SOUPÇON de paranormal en fait baver plus d’un. Ou alors, ils prennent du plaisir à voir souffrir les autres. En particulier, à me voir souffrir.

Peut-être les deux. C’est le genre de remarques que je me fis le lendemain en me connectant sur Facebook et mon blog et en lisant tous les commentaires sur le sujet. D’abord, je ressentis de l’amertume. Je pouvais difficilement faire preuve d’enthousiasme après mes aventures de la nuit passée.

Donnez aux gens ce qu’ils veulent. C’est ce qu’on dit.

J’allais m’efforcer d’y parvenir, ne serait-ce que pour préserver ma santé mentale. Quand je me déplaçais dans les couloirs vides de Rowan Estate, ma mâchoire me faisait mal et mes tempes palpitaient car j’essayais d’entendre le moindre bruit, le moindre murmure. Mais je n’entendais rien. J’étais le seul être vivant dans cette maison, et j’étais à peu près sûr que je ne tiendrais pas très longtemps comme ça.

L’aspect interactif de la vidéo et de Facebook atténuait mon sentiment d’isolement, alors je décidai de commencer par là, lisant et répondant aux commentaires avant de réessayer la vidéo. Mais à chaque fois que je filmais les statues, l’image était sale et floue.

Plutôt que d’écraser la caméra sous mes pieds, je décidai d’expérimenter en approchant les statues sous différents angles. J’obtins chaque fois le même résultat.

Je laissai tomber la vidéo, revenant à la vieille école. Mon appareil photo numérique ne fonctionnait pas non plus : il n’y avait que des ombres floues à la place des statues. Je n’en fus pas très surpris. J’allais devoir retourner en ville, mais sortir du manoir était plutôt un soulagement. Je pris la route panoramique, quoique n’importe quel tronçon de la I-70 puisse être qualifié de panoramique. Mais j’avais décidé de passer par les petits villages de montagne qui parsemaient la vallée de Vail. La pluie de la veille avait cédé la place à une douce lumière d’automne. Je conduisais les fenêtres ouvertes dans la rue principale de Frisco. Ayant aperçu une place libre devant la librairie Next Page, je décidai de m’arrêter. Je n’avais pas besoin d’autres livres, mais Frisco était beaucoup plus mon style que Vail. Je traînai dans la librairie, choisissant trois romans et un guide de randonnée de la région. Je regardai longuement un livre intitulé Fantômes d’est en ouest : histoires vraies d’apparitions dans toute l’Amérique, mais sans me résoudre à l’acheter.

Alors que je conduisais vers l’est, l’idée me trottait dans la tête d’aller jusqu’à Denver et d’y passer la nuit au lieu de retourner à Vail.

Mais à Denver non plus je ne connaissais personne. Je fis demi-tour, mais traversai Vail sans m’arrêter. Je retins le flot de jurons que je voulais crier par la fenêtre à cette ville qui commençait à me taper sur les nerfs. Aucune raison de lancer la rumeur que j’étais le nouveau cinglé qui vivait seul dans l’étrange manoir.

Et si j’étais vraiment ce gars-là ?

Je me garais dans le parking du supermarché d’Avon (le seul endroit où je pensais pouvoir trouver un Polaroid bon marché) quand mon téléphone vibra. Je ne connaissais pas le numéro.

– Shay ?

Je ne reconnaissais pas la voix de cet homme. Il avait prononcé mon nom d’une manière sèche et nerveuse.

– Qui est-ce ? demandai-je.

– Tu es à Vail ? Tu as emménagé à Rowan Estate ?

– Qui est-ce ? répétai-je en arrêtant le moteur.

La communication fut coupée. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Je trouvai le numéro dans les appels récents et appuyai sur la touche d’appel.

Une voix métallique répondit :

– Le numéro que vous avez composé n’est pas attribué. Veuillez vérifier le numéro et essayer de nouveau.

La tension qui avait quitté mon corps quand je m’étais éloigné de Vail revint me crisper les épaules. Je frappai le volant du poing et pris quelques profondes inspirations avant d’entrer dans le magasin.

Il faisait déjà nuit quand je rentrai à Rowan Estate. Je détestais ça, mais c’était ma faute. J’étais resté à Avon pour dîner, lire Hunger Games et écouter les conversations des gens autour de moi. Des gens qui n’étaient pas en exil, loin de leurs amis. Toutes ces lamentations intérieures me donnaient envie de me mettre des gifles. C’était

pathétique. Après avoir lu pendant plusieurs heures les problèmes de Katniss Everdeen, je décidai que ma vie était plutôt chouette.

Je n’en pouvais plus de m’apitoyer sur mon sort et j’étais tout simplement épuisé. Il aurait été judicieux d’aller me coucher tôt, dans la perspective d’être réveillé encore à cinq heures, mais je voulais finir mon expérience. Avec le Polaroid que j’avais sorti d’un de mes cartons, je pris des photos des statues puis attendis qu’elles soient développées. Floues. Pas d’image. C’était maintenant l’heure des travaux manuels.

Je me mis à dessiner sans voir le temps passer. Il était une heure quand mes yeux commencèrent à se fermer tout seuls. Je traînai mon corps épuisé jusqu’au lit en espérant dormir jusqu’au matin.

Je n’aurais pas cette chance.