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JE NE M’ÉTAIS JAMAIS VRAIMENT SENTI CHEZ MOI NULLE PART, mais c’était à Portland que j’en avais été le plus proche. Cela prit fin par un coup de téléphone, comme chaque fois.

– Bonjour, mon petit Seamus, dit oncle Bosque, d’une voix grésillante.

Comme je venais d’avoir dix-huit ans, son obstination à m’appeler « mon petit Seamus » ne me plaisait pas du tout. Mais comme il s’agissait de Bosque, je devais accepter qu’à ses yeux, quelqu’un ne possédant pas un portefeuille d’actions d’au moins cinq millions de dollars n’était pas un homme digne de ce nom.

Je me retournai dans mon lit et regardai le réveil en clignant des yeux. Sept heures du matin. Un samedi. Bosque était l’un de ces bourreaux de travail, dévoués corps et âme à la productivité.

– Hé, oncle Bosque, marmonnai-je, un chat dans la gorge.

– Bonne nouvelle, dit-il. Je te ramène à la maison.

Je m’assis en me frottant les yeux.

– Pardon ?

– Nous rentrons, mon cher neveu. Nous rentrons enfin chez nous.

– De quoi tu parles ?

Je sautai du lit et titubai jusqu’à la corbeille à linge sale. Je trouvai un jean propre et l’enfilai d’une main, le téléphone collé à l’oreille.

– Tu veux m’emmener en voyage en Irlande ?

Je ne voyais que cette possibilité. Je n’étais pas plus chez moi en Irlande qu’ailleurs : j’étais simplement né là-bas.

– Non, non.

Bosque eut un rire indulgent, comme si je venais de lui demander s’il m’emmenait au pôle Nord pour rencontrer le Père Noël.

– Nous déménageons au domaine familial.

Le téléphone me glissa des mains. Je marmonnai quelques jurons.

– Shay ?

Je n’entendais plus qu’un filet de voix métallique à l’endroit où le téléphone était tombé. Je le ramassai brusquement.

– Pardon, je t’écoute. Nous avons un domaine familial ?

C’était la première fois que j’en entendais parler.

– Bien sûr.

Le ton de Bosque laissait entendre qu’avoir un domaine familial était pour nous aussi normal que de tenir un album photo.

– Où ça ?

Maintenant que j’étais complètement réveillé, je sentais ce malaise si familier, comme si un parpaing venait d’atterrir dans mon estomac. Un autre déménagement. Il parlait d’un autre déménagement.

– Dans le Colorado.

Je fermai les yeux.

– Quand ?

– Tu ne m’as pas demandé dans le Colorado. Je pense que tu ne seras pas déçu.

– Où ? demandai-je par politesse.

– À Vail.

Je percevais l’autosatisfaction dans sa réponse.

– Pense à tous les cailloux que tu pourras escalader là-bas. Il y en a d’assez grands dans le coin. On les appelle les Rocheuses.

Il éclata de rire à sa propre blague minable. Quand il avait appris quelques années plus tôt que l’escalade était l’un de mes passe-temps favoris, il m’avait regardé d’un air moqueur avant de me demander si j’envisageais de me mettre au domptage de lions.

Mes activités de plein air ne l’intéressaient pas le moins du monde, son seul contact avec la nature se réduisant au jour où il m’avait autorisé à avoir un lapin à la maison pour mes quatre ans. Mais j’avais dû abandonner Pinpin quand nous avions quitté Oxford pour Bombay, trois semaines plus tard.

– Vail. Génial, dis-je doucement.

– Un excellent lycée. Une ville tout à fait agréable. Nous mènerons la belle vie là-bas.

Il disait « nous », mais j’aurais pu parier que je serais tout seul à Vail pendant que lui parcourrait le monde comme à son habitude.

– Je suis sûr que ce sera génial. Et alors… quand ?

– Une voiture passera te chercher dans deux jours, dit-il d’un ton sans appel. Et j’enverrai quelqu’un récupérer tes affaires.

Je me fichais de savoir où nous allions – il y avait toujours un « où » –, c’était le « quand » qui m’importait réellement. En l’occur-rence, deux semaines avant ma rentrée en terminale.

– Deux jours ? dis-je d’une voix fêlée. Dis-moi que tu plaisantes.

Le silence régnait à l’autre bout du fil. Je comptai jusqu’à dix, me forçant à respirer lentement.

– Excuse-moi, oncle Bosque, mais je pensais vraiment finir le lycée ici.

– Je comprends, Shay. Je t’assure que le lycée de la Montagne de Vail est exceptionnel, bien meilleur que ton lycée actuel.

Mon lycée actuel me convenait parfaitement, mais je ravalai mon objection. Si Bosque avait décidé que je déménageais, alors j’allais déménager.

Il s’éclaircit la gorge.

– La voiture viendra te chercher lundi à midi et t’emmènera à l’aéroport. Je t’attendrai dans mon jet, comme ça nous arriverons ensemble dans notre nouvelle maison. J’espère que tu seras prêt pour le voyage.

La surprise l’emportait sur la colère. En général, je déménageais tout seul et je ne voyais Bosque que s’il avait décidé de passer en coup de vent à ma nouvelle école. Emménager au domaine familial

devait avoir une signification particulière à ses yeux.

– À lundi, dis-je.

Il raccrocha.

Je me traînai jusqu’à la cuisine, en sachant très bien que je ne pourrais plus me rendormir. J’avais l’esprit brouillé par toutes les images du Colorado que j’essayais de me remémorer. Des montagnes, du ski, de la randonnée, de l’escalade. Je cherchais les côtés positifs, mais j’avais du mal à évacuer la colère que j’éprouvais à l’égard de Bosque. Je lui en voulais de me forcer à quitter Portland. J’étais là depuis plus d’un an. C’était la ville où j’avais passé le plus de temps ces dix dernières années. J’avais des amis. La ville était cool. Et j’allais entrer en terminale. Enfin, plus maintenant.

Je tombai sur Ally dans le salon, en posture de l’arbre, les yeux fermés, tandis que la cafetière gargouillait et fumait derrière elle.

Elle ouvrit un œil.

– Tu sais qu’on est samedi ?

J’acquiesçai en marmonnant et pris la cafetière à moitié pleine pour remplir une tasse.

– Ça te dit, finalement, un cours de yoga matinal ?

Elle me lança un regard sarcastique. Je me laissai tomber sur une chaise.

– Je déménage.

Elle abandonna sa position sereine et me rejoignit à la table de la cuisine.

– Quoi ?

– Mon oncle a téléphoné. On part pour le Colorado.

– Mais les cours reprennent dans deux semaines. Pourquoi

maintenant ?

– Juste pourquoi ? répliquai-je en buvant une gorgée de café, évitant son regard inquiet. C’est l’histoire de ma vie. Ça a toujours été comme ça.

– Ton oncle est vraiment un brise-noix, hein ?

J’esquissai mon premier sourire depuis le coup de téléphone.

Ally adorait inventer des jurons. Quand je l’avais rencontrée, je lui avais fait une remarque à ce sujet et elle m’avait répondu : « La chose la plus belle dans notre langue, c’est l’inventivité qu’elle permet. Il y a toujours de nouveaux mots. Si tu t’en tiens aux jurons habituels, c’est que tu ne réfléchis pas assez. »

– Oui, on peut dire ça comme ça.

– Bon.

Elle me donna une tape sur l’épaule et se dirigea vers la porte de la cuisine.

– Vu le peu de temps qu’il nous reste, je vais réveiller les autres.

Deux heures plus tard, mes colocataires et moi, caféinés à souhait, entassions mes affaires dans des cartons.

– Je te les échangerai contre mon premier enfant, dit Mike en prenant ma pile de bandes dessinées de la série The Walking Dead.

– Pas question. (Je roulai un autre pull en boule et le jetai dans une valise.) Mets-les dans le coffre et éloigne-toi lentement.

– Sapristipopette !

Ally s’écarta d’un bond juste avant qu’une pile de livres ne s’effondre sur elle.

Sam, mon autre colocataire, qui préférait donner des instructions à tout le monde tout en gratouillant sa guitare plutôt que de faire les cartons lui-même, jeta un coup d’œil dans sa direction.

– Trop lourde.

– Pardon ?

Ally lui lança un regard furieux.

– Je parle de l’étagère, petite, dit Sam en souriant.

Mike prit Ally dans ses bras.

– Hé ! N’insulte pas ma petite amie. Je me verrais dans l’obligation de défendre son honneur.

Sam fit semblant de se recroqueviller de peur.

– Je crois que je m’en tirerai très bien toute seule, dit Ally en se dégageant.

Mike se mit à rire et commença à rassembler des livres.

– Mec, ceux-là sont tout abîmés. Pourquoi tu ne t’achètes pas des beaux livres ?

J’aurais aimé arrêter le temps pendant un moment et rester ici

avec ces gens. J’avais passé une semaine à me disputer avec Bosque à propos de mon emménagement dans cette maison pour l’été. Il n’était pas convaincu que vivre avec de vrais gens plutôt que dans un dortoir presque vide serait bénéfique pour moi. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’il m’arrachait à mon groupe d’amis

pour se venger d’avoir perdu cette dernière bataille.

Mike avait fait une tour avec des livres de poche jaunissants.

– Si je vendais tout ça dans la rue, je n’en obtiendrais même pas cinq dollars.

– Laisse-le tranquille, dit Ally en m’adressant un sourire désolé.

– Non mais jetez un œil à celui-ci.

Mike tenait un exemplaire tout usé de Terre, planète impériale, d’Arthur C. Clarke.

– Regarde les choses en face, Mike, lui dis-je. Tu n’as aucun goût. Et je suis prêt à te prouver la valeur de ces livres dénichés aux puces et le génie absolu des illustrations de couverture des années 1970.

– Ah ouais ? dit-il en passant le livre à Ally et en en prenant un autre.

La couverture s’était détachée, laissant la page de titre à nu ; c’était Le Déjeuner des champions, de Vonnegut.

– Jolie illustration.

Je haussai les épaules.

– Je l’ai lu souvent. Et il est même tombé dans un lac une fois.

– Peut-être que si tu lisais plus, tu n’aurais pas besoin de copier sur moi en cours de littérature, dit Ally en tirant la langue à Mike.

– Si je me souviens bien, tu es ma copine, non ? dit Mike en

l’attirant à lui pour l’embrasser. Tu n’es pas censée être gentille avec moi ?

– C’est pas inscrit dans mon contrat, lui répondit-elle, mais elle l’embrassa en retour, le sourire aux lèvres.

Portant encore sur le visage cet air hébété qu’il avait chaque fois qu’Ally l’embrassait, Mike tenta de froncer les sourcils en regardant les étagères pleines de classiques attendant d’être emballés.

– Sérieusement, mec. Saint Augustin, Thomas d’Aquin, Hobbes, Sénèque. Ne me dis pas que tu as lu tout ça ! Tu n’es pas ennuyeux à ce point.

– Si, j’ai tout lu. Et la philosophie n’a rien d’ennuyeux. Si tu avais déjà ouvert un de ces livres, tu le saurais.

– Je préfère apprendre par procuration, dit-il en enlaçant Ally.

Elle soupira.

– J’ai créé un monstre.

– Un monstre ignare.

Je m’écartai d’un bond quand Mike tenta de me frapper. On entendit la porte grillagée claquer, et l’instant d’après, Kate apparut dans l’embrasure de la porte, à bout de souffle.

– Je suis là ! Dis-moi que ce n’est pas vrai !

Elle portait un jean et un T-shirt sous le sweat à capuche que je lui avais prêté au feu de joie le week-end dernier. Je lui adressai un sourire que je savais plein de regret. J’avais caressé l’idée de sortir avec Kate. Elle était mignonne, intelligente et drôle. Maintenant, le mieux que nous pourrions avoir, ce serait une aventure d’un

soir, pour se dire adieu, et je me sentirais trop coupable.

Mon oncle était vraiment un brise-noix.

– Non, on fait des cartons pour s’amuser, dit Sam pour détendre

l’atmosphère.

– Tu n’as pas aidé à en faire un seul, dit Ally. Mais oui, il part.

– Pourquoi ?

Kate se jeta presque sur moi. Je m’attendais plus ou moins à une étreinte, alors je la pris dans mes bras. Elle sentait la fraise, et je repensai aux mérites d’une nuit d’adieu. Puis je me souvins que je ne voulais pas être ce genre de mec… enfin, la plupart du temps.

– Comme d’habitude, lui dis-je, charmé par la manière dont

elle calait sa tête sous mon menton. Mon oncle doit déménager pour son travail, donc moi aussi.

– Tu es en pensionnat de toute manière, alors pourquoi te forcer à partir ? demanda Mike.

Je serrai les dents et laissai Kate s’écarter de moi.

– Je ne sais pas, mais j’ai appris qu’argumenter ne menait nulle part. Je dois simplement déménager quand il me le demande.

– Ça craint, dit Sam.

– Tu n’as qu’à m’écrire une chanson là-dessus.

Je n’avais pas envie de broyer du noir. Sam grimaça.

– Peut-être.

– Mais plus de trucs à la Elliott Smith, dit Mike. Ce n’est pas parce qu’il est mort qu’il faut te prendre pour son remplaçant.

– Je n’essaie pas d’être Elliott Smith, dit Sam, lui lançant un regard mauvais.

– Ah ouais ? Ton Saturday Market sonnait exactement comme Rose Parade.

– Non, c’est pas vrai, dit Sam en implorant Ally du regard.

– Désolée, répondit-elle.

– Et merde !

Sam poussa sa guitare sur le côté.

– Attention à ton langage, dit Ally.

– Rabat-joueurs, dit-il, parvenant à garder un visage impassible.

Ally sourit et hocha la tête.

– Bon garçon.

– Tout ça va me manquer, dis-je, ce que je regrettai aussitôt.

Tout le monde se tut. Kate soupira. Fidèle à son rôle de mère poule, Ally se précipita vers moi et posa ses mains sur mes épaules.

– Te manquer, sûrement pas. Tu ne te débarrasseras pas de nous comme ça.

– Tu vas le prendre en otage ? dit Mike. Chouette, son oncle est blindé.

Ally l’ignora.

– Je sais que tu détestes tout ce qui est réseaux sociaux…

– Je préfère lire… ou partir en randonnée, répondis-je automatiquement. Les textos me suffisent.

– Pas d’excuses, dit-elle en levant le doigt devant mon visage.

On va te créer un compte Facebook tout de suite.

– Euh…, commençai-je, mais elle se dirigeait déjà vers mon ordinateur portable.

– Non, un blog, créez-lui un blog.

Sam se leva et trotta vers elle, puis se glissa dans mon fauteuil de bureau avant qu’elle ne puisse le faire.

– Attendez une seconde, lançai-je.

Je secouai la tête, mais Ally était déjà en train de pouffer, tout en murmurant à l’oreille de Sam pendant qu’il tapait.

– Laissez-le tranquille, dit Mike. Il est déjà obligé de quitter la ville la plus cool des États-Unis, alors ne lui donnez pas non plus des devoirs à faire.

– Je sais ce que je fais, répliqua Ally en le fusillant du regard.

– C’est toi l’experte, dit-il en me lançant un regard qui semblait dire : « Au moins, j’aurai essayé… »

Mais Ally avait raison. Elle était l’étoile sociale autour de laquelle nous gravitions tous.

– Un blog et un Facebook créés, annonça Sam.

Il faisait alterner les deux pages encore vides sur l’écran. Tabula rasa : une ardoise effacée, comme ma nouvelle vie.

– Je ne suis pas trop emballé, dis-je. Je suis censé écrire quoi ? Je ne pense pas que les gens voudront lire ma vie ennuyeuse.

– Des choses gentilles sur nous par exemple, dit Ally. Nous sommes prêts à tout pour un peu de flatterie. Et des bons mots. Je te pense capable d’en écrire.

Je haussai un sourcil.

– Quoi par exemple ?

– Si tu as besoin d’un exemple, je me suis peut-être trompée sur ton compte.

– Il faudra que tu nous dises comment tu vas, dit Kate en resserrant un peu plus le sweat à capuche autour d’elle.

Je doutai de le récupérer un jour. Je regardai par-dessus l’épaule de Sam.

– D’accord. Mais comment je vais me servir de tout ça ? Vous

avez créé le mot de passe. Je ne le connais pas.

– Bien sûr que si, dit Ally en souriant.

Elle attendit un bref instant, me fixant du regard.

Je me mis à rire.

– Brise-noix.

– Quoi d’autre ?

Elle me serra dans ses bras, et je notai dans un coin de ma mémoire de penser à le changer dès que j’aurais une minute à moi.

Je préférais ne pas imaginer tout ce que Sam et Mike posteraient si je leur laissais l’accès libre à mes comptes.

Le téléphone d’Ally vibra. Elle lut le message et répondit avec une précision et une rapidité dignes d’un cyborg.

– Tes premiers adieux auront lieu chez Lisbeth ce soir, dit-elle.

– Mes premiers adieux ?

– Bien sûr. Il te reste bien deux soirées à Portland, non ?

Cet endroit allait tellement me manquer.