QUATRE



IL S’AVÉRA QUE J’ALLAIS AVOIR BESOIN DE LA CARTE DE LOGAN dès le lendemain. Je me levai à neuf heures. Si j’avais su que c’était ma dernière nuit de sommeil à Rowan, j’aurais dormi plus longtemps. Oncle Bosque était déjà parti quand j’entrai dans la cuisine, l’estomac gargouillant. Une carte m’attendait sur le comptoir de cuisine.

Vol tôt ce matin. Porte-toi bien.

Tu parles d’une réunion de famille. Mais j’avais tort de m’être inquieté pour le petit déjeuner. L’immense réfrigérateur débordait de fruits frais, de lait, de yaourts, de fromages et de viandes. Je trouvai du pain et une quantité de produits en conserve dans le cellier. Au moins, en cas d’apocalypse, je ne craignais rien. Seule déception : j’avais espéré trouver un reste de faisan. Mais apparemment on jetait les restes de la veille à Rowan. Je ne trouvai aucune trace d’hier soir même si je savais qu’on avait à peine entamé la nourriture qu’on nous avait servie.

Je me fis un sandwich et retournai dans ma chambre. J’aurais pu manger dans la cuisine, ou dans n’importe quelle autre des centaines de pièces du manoir, mais je me sentais mal à l’aise hors de ma chambre, comme un animal qui ne se sent en sécurité que dans sa tanière.

Avant d’aller chercher une voiture d’occasion sur internet, j’allai sur ma page Facebook.

Ouah. Sérieusement. Comment tous ces gens m’avaient-ils trouvé ?

Je parcourus les commentaires en mangeant, le sourire aux lèvres. Je faillis m’étouffer une ou deux fois, surpris par le physique de certaines personnes que je n’avais pas vues depuis des années.

Je ne sais pas si c’était mon estomac presque plein ou la vue de visages familiers et de messages venant du monde entier, mais je me sentais un peu mieux.

Le souvenir de toutes mes balades autour du globe me revenant à l’esprit, je décidai d’aller plus loin et de poster quelques-unes de mes photos préférées des endroits où j’avais vécu. Au lieu de leur écrire un descriptif, je fis un jeu, demandant à mes amis de deviner où les photos avaient été prises. Je me disais que ce serait plus intéressant pour tout le monde qu’un simple diaporama. Content qu’Ally ne puisse plus me reprocher de négliger le processus de « socialisation de Shay » qu’elle avait entamé, je me concentrai sur mon objectif du jour : trouver un moyen de transport. Il me fallut peu de temps pour toucher au but. Une camionnette d’occasion pas trop grande, mais avec assez de place pour mon équipement si j’étais en route pour une randonnée digne de ce nom. Le prix était raisonnable. En plus, elle était déjà cabossée, ce qui m’arrangeait car je ne voulais pas acheter un véhicule trop neuf pour brinquebaler sur des chemins mal entretenus. J’appelai le numéro de l’annonce et l’homme à la voix bourrue à l’autre bout du fil me dit qu’il me réservait la camionnette, mais seulement pour la journée. En composant le numéro de Logan, j’essayai d’oublier à quel point il m’avait agacé.

– Oui, me répondit-il.

Il donnait déjà l’impression de s’ennuyer.

– Salut, Logan, c’est Shay.

– Oui, Shay. Que puis-je faire pour toi ?

Je me mordis la langue pour éviter de lui demander s’il s’entraînait à être standardiste. Après m’être éclairci la gorge plusieurs fois pour être sûr de m’être débarrassé de tout ce sarcasme, je dis : 

– Désolé de te déranger mais je voulais juste te demander si tu pouvais me déposer quelque part.

Il y eut une pause.

– Bien sûr, à quelle heure veux-tu que je passe te chercher ?

Si peu enthousiaste que je sois à l’idée de passer du temps avec Logan Bane, je ne pus qu’admirer sa ponctualité. Il se pointa à onze heures précises dans une Mercedes gris argent scintillante.

Quand je montai dans le siège passager, il me gratifia d’un demi sourire.

– Bonjour.

Il portait une chemise blanche impeccable et un pull en cachemire noir jeté sur ses épaules.

J’étais sur le point de lui demander à quelle heure était son match de polo, quand je me dis qu’il prendrait sans doute la question au sérieux. Le sourire narquois qu’il eut en regardant mon jean froissé et mes bottes de randonnée me disait qu’il ne devait pas être plus impressionné par ma garde-robe.

– Salut. J’ai noté l’adresse là.

Il prit le bout de papier et fronça les sourcils.

– On ne va pas chez un concessionnaire ?

– Non. J’ai trouvé une camionnette d’occasion. Pas besoin de m’embêter avec un concessionnaire.

– Hum !

J’étais surpris que nous puissions entretenir une conversation, même si elle était complètement inintéressante. On discuta pendant tout le trajet des immeubles que le père de Logan possédait en ville.

– C’est celle-ci, tourne là, l’interrompis-je alors qu’il parlait d’ensembles immobiliers de luxe, désignant le pick-up bleu abîmé avec un panneau À VENDRE coincé sous ses essuie-glaces.

Logan se mit à rire puis fit semblant de tousser quand il réalisa que j’étais sérieux. Il fronça les sourcils.

– Bosque ne te donne pas assez d’argent ?

– C’est tout ce qu’il me faut, dis-je, évitant son regard.

J’étais déjà assez mal à l’aise avec la liasse de billets dans ma poche. Je ne voulais pas penser qu’avec l’argent que Bosque me donnait chaque mois pour « dépenses diverses », j’aurais pu m’acheter quatre voitures neuves. J’étais reconnaissant envers Bosque : il voulait que je ne manque de rien. Mais je ne voulais pas devenir quelqu’un qui se définit par sa richesse. En d’autres termes, je ne voulais pas ressembler à Logan Bane.

Je sortis précipitamment de la voiture et j’allais dire à Logan qu’il n’avait pas besoin de venir, mais il quittait déjà le siège conducteur. Un homme qui aurait pu être à la fois mon grand-père et le membre d’un gang de motards sortit de la maison aux allures de ranch.

– C’est toi Shay ? demanda-t-il posant les yeux sur moi, Logan puis la Mercedes.

– Ouais, dis-je en essayant de sourire.

– Et tu viens pour la camionnette ?

– Si elle roule aussi bien que vous le dites.

Il rit, dévoilant un sourire qui comptait plus de trous que de dents.

– Je l’ai achetée neuve. Je l’ai entretenue moi-même. Elle peut te durer encore dix ans si tu en prends soin.

– Très bien.

Son regard passait de Logan à moi, comme s’il essayait de comprendre par quel mystère nous pouvions bien traîner ensemble. Je me posais la même question. Au moins, Logan avait pris la CL600 et pas la Lotus. Il pensait peut-être qu’en voyant la Mercedes, je changerais d’avis et voudrais l’emprunter. Aucune chance.

– En liquide, c’est bon ? demandai-je, me passant la main sur la nuque.

Il souleva un de ses sourcils touffus.

– Bien sûr !

Je lui donnai l’argent et il fronça les sourcils.

– Mille cinq cents, c’est ça ?

– Ouais.

Il était tendu. Il jeta un coup d’œil à Logan, qui le regardait comme s’il était une bête de foire. Il frissonna.

J’attendais sans bouger, tandis qu’il semblait réfléchir à quelque chose.

– Les papiers sont dans la boîte à gants. Les clés aussi.

– Merci.

J’allais lui serrer la main, mais il se dirigea vers la porte d’entrée d’un pas rapide.

– Les gens du coin sont intéressants, n’est-ce pas ?

Je sursautai au son de la voix de Logan, juste à côté de moi. Il souriait en regardant la camionnette.

– Tu es donc collectionneur d’antiquités ?

– Merci de m’avoir amené, Logan.

– Dis-moi si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit.

Il retourna à la Mercedes d’un pas faussement nonchalant.

Un martèlement attira mon attention sur la maison. Le vendeur ronchon était en train de clouer quelque chose sur sa porte. Ce ne fut qu’après être entré dans la camionnette que je vis de quoi il s’agissait. L’homme se glissa dans l’obscurité de sa maison, refermant la porte derrière lui. Un crucifix était accroché sur la porte d’un blanc immaculé.

Le moteur rugit quand je tournai la clé. Je posai la tête sur le volant et fis de mon mieux pour me convaincre que rouler jusqu’à Portland n’était pas une option envisageable.