XXII
CASSANDRE

À des années-lumière de la cérémonie, sur le continent oriental de Cassandre, à Alançon, la capitale économique de la planète, le soleil se levait lentement, irradiant de ses rayons matinaux les toits des habitations à colombages.

Ferdinand Marin s’étira dans son lit. Il tourna la tête sur le côté et put admirer, dans la lumière qui passait à travers les volets mi-clos, le doux visage de sa compagne. Il se leva et descendit l’escalier qui menait au salon. Il pénétra dans la cuisine et ouvrit la fenêtre puis les volets. Une douce odeur de pain nouvellement cuit lui parvint aux narines.

Au-delà de la rue, la boulangerie Moisnel se préparait à accueillir ses premiers clients.

— Une belle journée, fit une voix dans son dos.

Il se retourna et put admirer le corps dévêtu de son épouse. Une femme à l’allure altière qui, malgré le poids des années, avait su garder un corps en parfaite condition physique.

— Tu es toujours aussi ravissante, répondit-il avant de la prendre dans ses bras.

Myriam se lova contre lui et lui déposa un affectueux baiser sur les lèvres.

— Je t’aime, lui fit-elle en reprenant son souffle.

Ferdinand sentit monter le sang dans tous ses membres quand un éclair attira son regard vers la fenêtre.


Arthur était déjà levé depuis près de trois heures quand sa jeune sœur arriva dans l’étable.

— Tu aurais pu me réveiller ! se plaignit-elle en faisant une mine boudeuse.

— Tu n’as rien raté, ça n’a pas encore commencé, répondit-il.

Les contractions de Guduche avaient débuté la veille. La vache attendait son petit pour le lendemain, lui avait promis son père, et pour rien au monde Arthur n’aurait manqué cela.

— Oui, mais tu avais juré de me réveiller en même temps que toi ! continua à se plaindre Elanor.

Insouciante des jacasseries des enfants, la vache souffrait le martyre de la mise bas. Flanchant sur ses pattes, elle sentait le moment de la délivrance approcher. Entre espérance et souffrance, elle poussait de toutes ses forces pour se libérer de ce fardeau insupportable.

— Regarde, regarde, ça va pas tarder ! jubila Arthur.

Elanor oublia enfin ses mauvaises pensées et redevint la petite fille innocente et charmante qu’elle était.

— Il faut aller réveiller papa ! fit-elle sans sembler vouloir joindre le geste à la parole.

Arthur avait compris l’allusion, mais il refusait de quitter les lieux. Il allait répliquer quand une voix caverneuse se fit entendre.

— Je suis là, les enfants, tout va bien se passer.

Il se rapprocha et se baissa vers eux. Il souleva Elanor qu’il prit dans ses bras et allait l’embrasser dans le cou quand une lumière attira son attention.


— J’en ai plus qu’assez ! jura Jérôme Lantier, le Premier ministre du gouvernement de Cassandre. Arkan dépasse les bornes ! À quoi joue-t-il ? Le peuple ne va pas supporter cela longtemps.

Épuisé, il se rassit dans son fauteuil. À ses côtés se trouvait son ministre des Finances qui avait passé la nuit avec lui pour étudier les nouvelles lois fiscales du prince.

Si Cassandre était une des planètes les plus prospères de l’empire Arkan, l’assiette d’imposition avait considérablement augmenté ces derniers mois.

— Malheureusement nous ne pouvons rien faire. Je te rappelle que près de dix garnisons de troupes princières ont pris possession des lieux stratégiques de notre belle planète.

Le soleil passa au-dessus de l’horizon. La lumière pénétra dans le Grand Salon du palais du gouvernement.

— Je sais, ils sont là pour contrer une éventuelle attaque des forces de l’empire ! ironisa le Premier ministre. Ils viennent nous surveiller, oui !

Le ministre Fauvel haussa les épaules. Il ne trouvait rien à redire. Malgré un statut favorable sur le papier, le gouvernement n’avait en réalité qu’un pouvoir de pacotille face aux exigences d’Arkan.

— Alors nous devrons payer, c’est cela ? interrogea Lantier en posant avec rage ses avant-bras sur les accoudoirs de son fauteuil.

— Je le crains, fit Fauvel en portant son regard vers l’extérieur.

Une lumière avait détourné sa vigilance…


La boule métallique chuta du ciel à près de deux cents kilomètres à l’heure. Pas plus grosse qu’une pomme, de couleur chromée et sans aspérité visible à l’œil nu, elle tombait dans le ciel d’Alançon, légèrement déviée de sa trajectoire par un vent violent qui perturbait l’atmosphère à cette altitude.

Un vol d’éolans se mit à piailler quand la boule traversa sa formation triangulaire. Néanmoins ils continuèrent leur vol comme si de rien n’était. La boule se retrouva au-dessus des vastes champs qui bordaient le nord de la capitale. Plaine purement dédiée à l’élevage et à la récolte. Un des principaux greniers de la planète.

Plus qu’une dizaine de mètres et enfin elle toucherait le sol. Quelques secondes plus tard, l’atterrissage se fit dans un puissant bruit sourd.

À cet instant, l’énergie nucléaire fit son office. La bombe explosa et libéra, en l’espace d’un clin d’œil, une force dévastatrice qui se dispersa en cercles concentriques vers les terres à l’entour. Le souffle plus la chaleur détruisirent toute trace de vie sur son sillage.

Les rares habitants qui purent voir le début de l’explosion moururent dans les secondes qui suivirent, brûlés vifs par la fournaise insupportable.

Il avait fallu des centaines d’années pour faire d’une plaine fertile une capitale digne de ce nom ; il ne fallut qu’un instant pour la réduire en cendres. La science des Titans venait d’accomplir son œuvre.

Tandis qu’il volait dans la stratosphère, l’équipage du Force Majeure resta les yeux rivés sur les écrans de la salle de commande. Leurs cœurs battaient à tout rompre. Ils n’avaient eu aucune idée de la puissance de leur arme. La colère et la peur envahissaient leur âme. Qu’avaient-ils fait ? Un immense cercle de feu avait dévoré toute une partie d’un des continents de la planète. Personne n’avait pu réchapper à un tel fléau. Le nombre de victimes innocentes devait se chiffrer par plusieurs millions.

— Nous sommes maudits, souffla le lieutenant Perutz, abattu.

À ses côtés le reste de l’équipage était tout aussi abasourdi par les conséquences de cette attaque. Aussi loin que remontât la mémoire collective, aucun massacre de cette importance n’avait jamais eu lieu dans l’empire. Quelle qu’ait été l’ampleur des révolutions et des conflits qui avaient jalonné l’Histoire, aucun n’avait atteint une telle barbarie. L’anéantissement immédiat, et sans aucune semonce, de plusieurs millions d’êtres humains.

— Pourquoi nous ? s’interrogea un autre soldat, accablé.

— Maudit soit l’empereur ! cracha un autre officier.

La guerre était un art noble, avec ses règles et ses lois. Les chances étant distribuées de façon plus ou moins égales selon les parties. Mais qui pouvait faire face à de telles armes ? Le destin de l’empire venait de basculer. Mais pour aller où ?

— L’empereur ne pouvait pas savoir la portée de cette arme. Jamais il n’aurait permis un tel massacre, espéra une voix timide.

Un râlement de mépris retentit. Un officier à la carrure de molosse se mit en avant.

— Bien au contraire, il savait très bien ce qu’il faisait ! Plutôt que d’affronter Arkan en combat régulier, il a préféré jouer avec les démons, il a réveillé la science des Titans. Que les dieux le maudissent !

— Assez ! tonna la voix du commandant en chef en pénétrant dans la grande salle. Ou faut-il que je vous mette aux arrêts pour insubordination ? Qu’êtes-vous donc ? Croyez-vous que la guerre puisse se gagner sans victimes !

Il porta son regard sur toute son assemblée et se rendit compte que ses hommes étaient à deux doigts de la mutinerie. Il devait à tout prix reprendre la situation en main.

— Êtes-vous donc si ignorants pour ne pas savoir qu’Arkan travaille sur les archives des Titans depuis des années, et que si nous n’agissons pas avec une puissance de feu aussi terrible que la sienne, tout l’empire s’effondrera dans le chaos. (Il fit une nouvelle pause et vit que ses propos commençaient à prendre racine dans le crâne de ses officiers.) Arkan ne respecte aucune loi, aucun dieu. S’il est regrettable d’éliminer des milliers de personnes, soyez certains que cet avertissement servira de leçon au prince qui réfléchira à deux fois avant d’oser s’en prendre à l’empereur. (Nouvelle pause, puis il conclut d’une voix pleine d’allant :) Messieurs, prenez bien conscience que nous venons d’étouffer dans l’œuf le plus grand conflit de l’Histoire. Nous sommes ceux par qui la paix a été sauvée. Soyez certains que ces civils ne sont pas morts pour rien : leur sacrifice a permis d’éviter un bien plus terrible cataclysme.

Il s’arrêta là et jaugea l’un après l’autre chacun de ses hommes. Aucun n’osa le contredire. Tout comme eux, il vomissait l’acte qu’il venait de faire, mais avant d’être un homme, il était un soldat et savait que la remise en cause d’un ordre hiérarchique était le premier pas vers le chaos.

— Nous allons à présent rentrer sur Jouvie et vous oublierez dès lors vos états d’âme. Il n’est pas dit que d’autres personnes soient aussi indulgentes que moi si vous veniez à proférer à nouveau de tels propos.

Les hommes s’entre-regardèrent, et une fois le choc de leur crime passé, ils reprirent conscience de tous les méandres de la hiérarchie militaire. Le commandant les avait sauvés de leur folie. Ils devaient faire profil bas et rentrer dans le rang.

— Merci, mon commandant, fit l’officier Klen en venant le saluer.

Le Force Majeure quitta la stratosphère et se retrouva dans l’espace. À cette distance, Cassandre paraissait un monde paisible. L’horreur de la destruction semblait finalement bien plus minime à cette hauteur. La sensation de remords était inversement proportionnelle à la proximité du lieu du crime.

Dans un dernier élan, la nef ouvrit une brèche dans l’espace et se faufila à travers l’interstice.