IX
IBÉRIDE
Le bruit caractéristique d’une nef réveilla le duc. Il ouvrit les yeux et porta son regard sur la fenêtre de sa chambre. À travers les volets clos, il ne voyait pourtant aucune lueur. La nuit était toujours installée sur Séville. Il se pencha vers sa table de nuit et, attrapant son briquet à l’aveuglette, il l’alluma avant d’enflammer la mèche de la lampe à pétrole posée près du lit.
— Que se passe-t-il, mon bel étalon ? fit la douce voix de la marquise de Freys.
— Absolument rien, ne vous inquiétez pas, la rassura Esteban. Je vais aux nouvelles.
La vue du corps de sa dulcinée sous l’unique drap qui la recouvrait lui fit oublier toute inquiétude. Des souvenirs de leurs exploits nocturnes embrumaient encore sa conscience.
Il reposa la lampe et vint se pencher sur sa promise d’un soir afin de lui dérober un baiser. Il prit soin de choisir rapidement des vêtements d’apparat, puis, sans prendre la peine de passer dans la salle de bains, il quitta la chambre, alors que les moteurs de la nef résonnaient encore à ses oreilles. Il longea les couloirs qui menaient aux escaliers centraux quand il vit arriver en courant Samirana, accompagné d’une dizaine de gardes.
— Mon duc, les contrebandiers sont là. Quatre de leurs nefs survolent Séville. Il faut vous mettre en sécurité le temps que nous apprenions ce qu’ils désirent, fit-il, le regard paniqué. Nous ne pouvons leur faire confiance.
Étonné et pas tout à fait réveillé, Esteban fronça les sourcils. Les contrebandiers ?! Mais que venaient-ils faire ici ? Pourquoi se montrer au grand jour ? C’était de la folie !
— Le duc de Mandragore ne craint rien, ni personne. J’affronterai ces hommes moi-même.
— Non ! trancha une voix sombre.
Esteban plissa les lèvres et se retourna vers son Premier ministre qui arrivait par un autre couloir.
— Samirana a raison. Nous traiterons avec eux, et seulement quand nous aurons la certitude qu’ils ne vous veulent aucun mal, vous les recevrez en personne, fit Ricardo.
— Cela est ridicule ! Si les contrebandiers nous attaquent, nous n’avons aucune chance de gagner. Alors à quoi bon épargner ma vie, si c’est pour vivre dans la fuite tel un misérable proscrit ! s’exclama-t-il, excédé. Si je dois mourir, que cela soit la tête haute !
Ricardo regarda les hommes présents et comprit que le discours avait fait mouche, les gardes ainsi que Samirana s’étaient laissé toucher par ce discours héroïque mais ô combien stupide. Toutefois il ne pouvait contrer une nouvelle fois son duc sans risquer de l’humilier devant de simples gardes. Aussi fidèles soient-ils, ils auraient vite fait de répandre la rumeur de la couardise de leur duc.
— Soit, nous ferons comme il vous plaira, mais je vous prie de me confier le soin d’organiser personnellement la réunion, concéda-t-il en réfléchissant déjà à la salle qui serait la plus proche d’un des passages secrets qui perçaient le château.
— Qu’il en soit ainsi, répondit Esteban d’un ton plus radouci.
La colère passée, il retrouvait son calme. Il se tourna vers Samirana et lui posa la main sur l’épaule.
— Je te charge d’organiser la défense de nos hôtes. Fais préparer les volants et tous les chevaux. Il faut que nous soyons prêts, et qu’au moindre signe suspect, tu gères l’évacuation de ces nobles personnes. Si par mégarde je venais à tomber dans un piège, je ne tiens pas à ce qu’il en soit de même pour toute notre noblesse. Ibéride peut se permettre de perdre un de ses hauts dignitaires, mais point tous.
— Mon duc, je ne veux pas entendre cela, fit Samirana qui sentit son sang bouillonner dans ses veines à l’idée d’une telle ignominie.
Une silhouette se profila au bas de l’escalier : un homme au crâne rasé et à la stature de taureau.
— Mon duc, tous les soldats sont prêts. Nos meilleurs archers sont postés aux points stratégiques, la ronde des cavaliers a été triplée autour du château. Les autres gardes sont d’ores et déjà mobilisés, arme à la main, prêts à défendre votre terre jusqu’à la mort. Nous attendons vos ordres.
Esteban accueillit d’un hochement de tête son ministre de la Défense, le général Ipéna.
— Quand leur émissaire viendra à nous, faites-leur savoir que nous ne parlementerons pas avec eux sous la menace de leur nef. Ils devront quitter Séville avant tout début de négociation. C’est la seule condition à ce que je les reçoive en personne, fit-il avec l’assurance d’un véritable chef.
Ricardo sourit intérieurement. Tout son concours qu’il lui avait prodigué durant des années avait porté ses fruits et se révélait à présent. Le duc était capable d’une analyse intelligente de la situation et savait choisir les meilleures options. Surtout ne pas montrer à l’ennemi la peur et le doute.
— À vos ordres, mon duc, dit le général qui repartit au pas de course.
Un léger froissement de tissu fit se retourner Esteban qui découvrit la fière allure de sa dernière conquête.
— Est-ce grave ? demanda-t-elle.
Esteban lui sourit.
— Non, les contrebandiers viennent discuter avec nous. Nous allons les recevoir comme il se doit, répondit-il.
Dans un dernier tremblement, la nef se posa dans le vaste parc qui ornait le château du duc. Debout devant la baie de la tourelle, Ramirez ne put qu’apprécier l’adresse du pilote. En moins d’une minute, il l’avait descendue du haut du ciel pour se poser en douceur sur un terrain guère plus grand que la longueur du vaisseau. Et tout cela dans la plus totale obscurité.
— Pensez-vous réussir à persuader votre duc ? fit la baronne de Savigny en venant le chercher pour descendre.
Ramirez haussa les épaules. Il n’aimait pas cette femme. Même s’il en comprenait les raisons, il ne pouvait lui pardonner d’avoir éliminé Amarine.
— Qu’avez-vous fait du corps ? fit-il en éludant la question.
— Cela ne vous regarde pas. Le capitaine Florentin n’a de comptes à rendre à personne, répliqua-t-elle froidement, avant d’ajouter : Venez, il nous attend. J’espère que vous ne nous décevrez pas.
Il passa devant elle sans répondre. Ils empruntèrent l’élévateur central et descendirent retrouver Florentin et sa garde rapprochée. Le chef des contrebandiers portait sa cape d’apparat et un tricorne noir, symbole de son pouvoir.
— Ramirez, vous portez tous mes espoirs, fit Florentin en se rapprochant du vieux chasseur. L’empire va traverser la plus grave crise de son histoire, et il me déplairait fortement que nous devenions ennemis. Faites savoir à votre duc que je souhaite vivement sa plus entière collaboration, et que par réciprocité je m’engage à veiller avec mon armée aux intérêts d’Ibéride.
Ramirez hocha la tête et prit la main tendue par le contrebandier. Sa poigne était forte et virile. Son regard s’enfonça dans le sien et il n’y lut aucune fourberie, seulement une profonde détermination.
— Je ne suis pas un partisan de votre combat, néanmoins il me déplaît d’imaginer Ibéride plongée dans une guerre sanglante et sans pitié.
Il lâcha la main de Florentin, se retourna et passa le dernier corridor qui menait au pont mécanique qui reliait les soutes d’évacuation au sol de Séville.
Sous les étoiles, il descendit jusqu’à terre et sentit son cœur se gonfler d’adrénaline alors que ses poumons se remplissaient d’un oxygène naturel. Il secoua la tête et ne put que soupirer face à la bêtise des hommes. Il était assez savant pour savoir que la guerre ne changerait rien pour le commun des mortels. Des milliers de morts, juste pour que le pouvoir passe d’un homme à un autre. Ce n’était pas l’idée qu’il avait des grands hommes. C’était pour cette raison qu’il avait décidé de passer ses derniers jours dans sa réserve naturelle, isolé de ses congénères.
Il foula le parc à grandes enjambées en direction du château et découvrit très vite une délégation qui se rapprochait de lui à cheval.
— Seigneur Ramirez ! s’exclama le capitaine Elmo qui sauta aussitôt de son destrier.
— Vicente Elmo, qu’il est dommage que nos retrouvailles se fassent dans un tel contexte, fit Ramirez en lui donnant l’accolade. Tu as la carrure d’un guerrier. Je suis fier de toi.
— Je ne la dois qu’à vous. « Rigueur et exercice », je n’ai pas oublié, fit Elmo, qui était soulagé par la présence de son ancien instructeur.
Il avait craint que les contrebandiers ne tentent de les attaquer. À n’en point douter, Ramirez n’aurait jamais accepté cela.
— Moi non plus, Vicente, fit Ramirez, qui ajouta d’un ton plus grave : Mais le temps n’est pas à l’allégresse, conduis-moi jusqu’au duc. Il est des choses dont nous devons nous entretenir de toute urgence.
Elmo hocha la tête.
— Je comprends, fit-il. Prenez mon cheval, nous gagnerons du temps.
Le général Ipéna patientait depuis quelques minutes. La tension était à son comble. L’avenir d’Ibéride allait se jouer dans les instants qui suivraient. Il ne devait pas faillir. Le plus fort l’emporterait.
Les portes du château se rouvrirent et il aperçut les cavaliers de la délégation qui revenaient. À la lueur des torches qui éclairaient la cour, il découvrit avec étonnement le visage buriné de Diego Ramirez. Ce dernier sauta à terre et s’avança vers lui.
— Général Ipéna, je me dois de vous demander une entrevue immédiate avec le duc de Mandragore, annonça Ramirez en respectant un minimum de protocole.
Ipéna ne savait qu’en penser. Les ordres étaient les ordres. Les ignorer était passible de la cour martiale.
— Ramirez, le duc ne traitera avec personne tant que les nefs resteront dans le ciel d’Ibéride. Nous ne négocierons pas sous la menace, conclut-il avec fermeté.
Ramirez eut une moue désolée. Il arbora son regard le plus pénétrant et se rapprocha encore un peu plus du général.
— Je comprends votre position, mais je suis détenteur d’informations que je me dois de transmettre sur-le-champ à notre duc, fit-il en insistant sur le « notre ». Vous pouvez me faire confiance, Miguel, ajouta-t-il en s’adressant à lui par son prénom.
Ipéna avait connu Ramirez à l’époque où il était un des conseillers privilégiés du défunt père du duc. Jamais sa fidélité et son honnêteté ne lui avaient fait défaut.
— Avec tout le respect que je vous dois, je vais vous demander de repartir et d’expliquer nos conditions avant toute possibilité de négociation, déclara-t-il néanmoins en bon militaire.
Ramirez serra les poings. Il comprenait les raisons de cet homme, mais ne pouvait toutefois se permettre de perdre du temps. Qui savait ce que préparait l’empereur ?
— La vie du duc est en jeu. Croyez-moi, je vous en supplie, général, fit Ramirez en priant pour que l’homme capitule.
La joue d’Ipéna trembla d’indécision. Ramirez avait l’air si sûr de lui. Cependant il ne pouvait désobéir aux ordres, surtout pas devant ses propres hommes. Pourtant, au fond de lui, il ne doutait pas de la fidélité de Ramirez.
Une idée lui traversa l’esprit et il dut réprimer un sourire avant de parler.
— Diego Ramirez, peut-être nous sommes-nous mal compris, venez-vous en tant qu’ambassadeur des contrebandiers ou comme médiateur ?
Ramirez réagit aussitôt. Il poussa un soupir de mépris.
— Aucun des deux, général ! J’ai choisi mon camp, il y a des années. Je suis un sujet du royaume d’Ibéride, fit-il, faussement irrité, en remerciant intérieurement l’astuce d’Ipéna.
Le général secoua la tête comme s’il était confus.
— Je vous prie de m’excuser. Nous pensions que vous étiez leur négociateur, s’excusa-t-il. Je vous prie de bien vouloir me suivre. Le duc va vous recevoir.
Ramirez garda un masque de sévérité et suivit deux gardes jusqu’à l’intérieur du palais. Malgré la tension du moment, il ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment de nostalgie en pénétrant dans les lieux. Des souvenirs agréables aux parfums d’une époque révolue se ravivèrent dans sa mémoire.
Il se souvenait de chaque pièce, de chaque couloir, qu’ils empruntaient. Des discussions avec le défunt père d’Esteban. Des soirées arrosées avec la noblesse ibérienne. Tout cela lui semblait si loin à présent. La guerre allait tout ravager sur son passage.
Il grimpa un somptueux escalier en marbre et arriva devant la salle du Printemps. On lui en ouvrit la porte et d’un pas décidé il y pénétra. Six hommes se trouvaient assis autour d’une table carrée. Hormis deux, Ramirez les reconnut tous.
— Mon duc, commença-t-il en exécutant une brève révérence de la main droite. Je suis porteur de bien mauvaises nouvelles.
— Je vous prie de vous asseoir, seigneur Ramirez, fit Esteban qui cachait mal sa surprise.
Il s’était fait à l’idée de la mort du vieux chasseur. Que lui était-il arrivé ? Comment avait-il pu survivre à un terrasseur ? Que voulait-il ? Tant de questions qui restèrent derrière ses lèvres. Trop d’officiels siégeaient à ses côtés. Il devait se montrer calme et serein.
Ramirez s’avança et vint s’asseoir à la table. Tous les regards se portaient sur lui. Il devait convaincre ces hommes de la véracité de ce qu’il avait à dire. De sa force de conviction dépendrait le futur d’Ibéride.
À travers la grande fenêtre qui faisait face à Ramirez, l’aube perçait. « Le début d’une nouvelle journée, le début d’une ère nouvelle », se dit-il, désolé, avant d’entamer ses révélations.
— La guerre a commencé, mon duc, lâcha-t-il à haute voix.
Il laissa le silence s’imposer. Les visages de tous les hommes se tendirent. Les sourcils se froncèrent. Les doigts s’agitèrent. Le malaise allait grandissant.
— Les troupes du Tigre ont attaqué le royaume des Akour. Carthage est aux mains de l’empereur. À ce que nous en savons, la duchesse est en fuite et son commandement a été anéanti. Plus d’une vingtaine de nefs impériales se sont abattues sur la capitale d’Al Califa, et un nombre tout aussi important sur les principales villes de la planète. Devant la violence des combats et la détermination des soldats du Tigre à écraser tout îlot de résistance, toutes les garnisons ont déposé les armes et accepté les termes de la reddition.
— C’est-à-dire ? demanda Ricardo.
Il se tenait à la droite du duc. Derrière lui, le tableau d’un peintre conventionnel était accroché au mur.
— Une allégeance totale et sans partage au nouveau couple impérial.
Un tonnerre de protestations se fit entendre. Personne n’avait osé imaginer un tel affrontement direct. La peur venait de s’imposer à chacun des hommes. Tous avaient compris que le destin d’Ibéride était plus que jamais scellé. Ils se devaient de réagir.
— Qu’est-ce qui nous prouve vos dires ? interrogea alors le grand général des armées ibériennes, Juan Menez.
Tout le monde se tut. Au vu de l’arrivée massive des contrebandiers, personne n’avait pensé à mettre en doute le terrible rapport que venait de faire le vieux chasseur. Mais effectivement, après tout, cela pouvait très bien n’être qu’une manipulation, se prit à espérer Ricardo en n’y croyant guère.
Ramirez s’y était attendu et sortit un lectal de la poche de son manteau. Il le posa sur la table et, d’un geste vif, le fit glisser jusqu’au duc.
Esteban prit l’objet dans ses mains et le fixa un moment qui sembla lui durer une éternité avant de l’enclencher.
Des images d’une ville en flammes apparurent, des corps atrocement mutilés leur succédèrent. Le palais de la duchesse apparut à son tour et des dizaines de cadavres de la garde ducale alignés les uns contre les autres. Esteban se retenait à grand-peine de vomir. Jamais il n’avait vu la mort de si près. Son seul contact avec la guerre était dans les livres. Une abstraction mentale, un sujet de conversation, mais pas une réalité !
— Des femmes et des enfants ! souffla-t-il à la vue d’autres images d’apocalypse.
« Pourquoi ? » se demanda-t-il, atterré. À quoi bon tuer des innocents ?
Faire des exemples, effrayer la population civile… Les réponses venaient d’elles-mêmes. Qui eût cru que ses cours de politique lui serviraient à ce point ?! Il hocha la tête et fit passer le lectal à sa gauche. Le doute n’était plus permis. Il fallait réagir sans perdre de temps.
— Ibéride sera un des premiers objectifs des deux belligérants, analysa Ricardo. Grâce à nos ressources en jitz, nous formons un précieux atout pour les combats à venir. Aucune guerre ne peut être gagnée en l’absence de ressource durable en jitz.
Chacun savait que les moteurs des nefs fonctionnaient sur une sublimation de cet élément.
— Vous devez renier votre mariage avec la sœur du prince Arkan, fit la voix rocailleuse de Menez. Nous ne pouvons pas aller contre l’empire. Arkan n’est pas de taille à le combattre. Et surtout rien ne dit qu’il puisse être un allié fiable.
Si Esteban doutait de la pertinence de la première affirmation, il ne doutait pas de la seconde. Ibéride n’avait jusqu’alors entretenu que des rapports distants avec l’empire d’Hyperboréa. La parole d’Arkan n’avait pas plus de valeur que celle d’une dame de compagnie.
— Les contrebandiers veilleront à ce qu’il respecte ses engagements. Sans eux, Arkan ne peut croire en la victoire, fit Ramirez.
— Mais quelle confiance peut-on avoir en ces bandits ? tonna le ministre des Commerces. À cause de leur trafic, au sein de nos mines, la CIEM est à deux doigts de nous retirer tout pouvoir.
Des hochements de tête marquèrent l’approbation à cette dernière remarque. Esteban ne savait quoi penser. Il haïssait plus que tout ces voleurs arrogants qui défiaient depuis des siècles le pouvoir de l’empire, et pourtant le vieux chasseur les défendait !
Ramirez soupira et prit un air particulièrement grave.
— Durant une grande partie de ma vie, j’ai servi les contrebandiers, lâcha-t-il finalement. (Le silence se fit, et il continua :) Du fait de mes aptitudes et de mes relations avec les grands de ce monde, Alexandre Florentin s’intéressa à mon cas et, au cours d’une réunion des plus secrètes, me proposa de devenir un de ses hommes de main. Je devais lui trouver de nouveaux marchés et lui en faciliter d’autres en cours de négociation. L’appât du gain et le goût du risque décidèrent pour moi, et près de dix années durant j’ai servi sous ses ordres pour son plus grand bonheur, et si j’ai décidé de le quitter pour mener une vie plus paisible auprès de votre père (fit-il en dardant sur Esteban un regard puissant), il n’en reste pas moins que nous entretenons toujours des rapports extrêmement cordiaux et que je peux compter sur sa parole.
— La question qui se pose est : Pouvons-nous nous fier à votre parole ? fit Ricardo en le fixant droit dans les yeux.
Ramirez comprenait parfaitement la défiance de ces hommes. À leur place il aurait réagi de même. Pourtant, il espérait que cette révélation montrerait sa franchise et leur ferait prendre la bonne décision. Il décida de lâcher son dernier atout.
— Si vous doutez de ma confiance, doutez encore plus de celle de l’empereur, énonça-t-il. Cela fait des années qu’une armée secrète se cache dans la forêt des bandarennes. Des amazones, une armée à la solde de l’empereur, qui agit dans la plus stricte confidentialité, veillant à ses intérêts, à l’encontre de toutes les conventions entre votre empire et celui de l’empereur.
— C’est une affirmation de la plus haute gravité, pouvez-vous prouver vos dires ? fit Ricardo, stupéfait.
Les amazones appartenaient à l’histoire. De vaillantes combattantes qui avaient rejoint les ténèbres depuis des siècles. Un mythe plus qu’une réalité.
— Je vous crois, Ramirez, fit Esteban qui se tourna vers ses hommes. Lors de ma sortie à la recherche du wurtz qui agitait cette région, nous sommes tombés sur une cabane savamment cachée au sommet d’un arbre. Nous y avons découvert des manuels de politique ainsi qu’une tenue féminine. Cela me paraît corroborer votre analyse.
Ricardo se souvint que le duc lui en avait parlé, mais il n’y avait prêté qu’une attention minime. Nombreux étaient les hurluberlus tentés de retourner à l’état de sauvage et de vivre à l’abri de toute civilisation. À l’évidence ce n’était pas le cas.
— Elles surveillaient le bon déroulement de l’extraction minière. Ce sont elles qui ont alerté l’empereur au sujet des détournements de plus en plus suspects des contrebandiers…
— Alors les coupables sont les contrebandiers ! le coupa le général Menez en levant les bras au ciel. Et vous voulez que nous nous alliions à eux ?
Ramirez garda son regard fixé sur le duc.
— Les contrebandiers ne lâcheront pas les mines. Que vous le vouliez ou non, ils resteront sur Ibéride et se battront pour sauvegarder leurs intérêts, fit Ramirez. La seule question qui se pose est de savoir si vous êtes prêts à les affronter dès maintenant, en sachant qu’aucune force de l’empire ne vous viendra en aide avant longtemps. Alors que, dans le cas contraire, Florentin s’engage à adjoindre ses nefs à celles de Séville et à sauver la cité en cas de tentative d’invasion par les troupes du Tigre.
Esteban se devait de prendre une décision. Il avait toujours détesté les contrebandiers. Toutefois la politique avait ses propres raisons. Il regarda chacun de ses hommes et prit sa décision en son âme et conscience.
— À défaut de perspective claire avec l’empereur, je ne vois pas ce qui m’interdirait de me marier avec Catherina Arkan.
— C’est de la folie ! hurla le général Menez en se levant subitement.
— Vous êtes limogé, général ! tonna d’une voix aussi puissante Esteban.
Il était le duc de Mandragore et personne ne devait se permettre de discuter ses ordres de la sorte. Quels qu’aient été les services de Menez, aucun manquement aux règles fondamentales de discipline ne pouvait être toléré.
— Vous ne pouvez pas ! J’ai servi votre père durant près de trente ans, vous n’êtes qu’un…, fit Menez hors de lui.
Il n’aurait jamais cru qu’un tel jour puisse arriver. Il faisait partie de l’élite ; il était l’un des hommes les plus respectés, les plus redoutés du petit empire d’Ibéride. Il ne pouvait accepter une telle déchéance de la part d’un freluquet. Néanmoins la pointe d’une lame lui toucha l’œsophage. Il cessa toute velléité dans l’instant.
— Soyez digne de votre rang, général Menez, il m’en coûterait de vous occire, fit Ricardo qui gardait toujours sur lui une petite rapière.
Les yeux de Menez semblèrent sortir de leurs orbites. La honte s’afficha sur son visage défait. Il baissa la tête et admit piteusement sa défaite.
— Soit, laissez-moi alors l’honneur de donner ma démission, demanda-t-il.
Esteban fît semblant d’hésiter, puis hocha gravement la tête.
— En vertu de votre ancien dévouement, j’accepte de vous faire cette faveur. Néanmoins, vous devrez vous exiler à Lampa, jusqu’à la fin des conflits. Des soldats vous accompagneront. Le sujet est clos.
Menez garda le silence et sortit de la pièce sous un silence de plomb. Esteban maudissait les événements qui l’avaient amené à briser un homme de cette valeur, mais il n’avait pas eu le choix. Un chef ne peut être faible. Faire des exemples, toujours la même rengaine…
— Quand devrai-je partir ? demanda Esteban en s’adressant à Ramirez.
Le vieux chasseur soupirait intérieurement. Il avait réussi. Il avait sauvé Ibéride du chaos. Du moins pour l’instant.
— Dès que vous aurez fait vos bagages. Florentin vous attend dans sa propre nef. Arkan est impatient de vous présenter à sa sœur.