XIV
ALCALIFA

— Si seulement nous savions les faire fonctionner ! rugit la duchesse Akour.

Elle se trouvait dans un des immenses entrepôts des Titans, ensevelis sous le Amsalah. Des centaines de machines aux formes aussi étranges qu’inimaginables s’offraient à son regard.

— Je crains que cela ne dépasse mes compétences, fit Geiss, le prêtre de l’aposthène. Il nous faudrait une source d’énergie. Mais où la trouver ?

Tous les soldats de leur échappée semblaient comme hypnotisés devant les joyaux ancestraux qui se dressaient devant eux. Ils étaient peu nombreux à avoir accordé du crédit quant à la véracité des mythes qui mentionnaient ces reliques, et pourtant…

— C’est incroyable, souffla un soldat. Comment des hommes ayant une telle avancée technologique ont-ils pu disparaître ?

Akour se posait la même question. Les légendes racontaient que les dieux avaient puni les Titans de leurs folies destructrices. Ces armes étaient-elles si terribles ?

— Ils n’ont jamais disparu, répondit Geiss.

Il connaissait le secret des Titans. Il faisait partie des rares personnes à savoir la vérité sur leur empire. Le secret était gardé depuis des millénaires. Mais à présent, plus rien n’importait. Arkan avait réveillé les Titans. Le secret était tombé.

— Il y a de cela plusieurs millénaires, l’humanité possédait des connaissances à côté desquelles les nôtres nous font passer pour de simples animaux, continua Geiss. Leurs vaisseaux étaient bien supérieurs à nos nefs qui ne sont que de pâles répliques de leur flotte. Ils maîtrisaient les sciences et les forces de la nature. Leurs savoirs étaient tels qu’ils pouvaient détruire une montagne en un clin d’œil, changer le cours d’un fleuve aussi vite que la pensée. Ils possédaient des armes capables de raser une ville, voire un monde entier sans aucun effort.

Les soldats s’étaient regroupés autour du prêtre qui malgré lui avait capté l’attention de tous. Il s’arrêta un instant et se demanda s’il devait poursuivre. Il avait juré sur sa vie de ne jamais révéler les secrets.

— Continuez, fit Akour, subjuguée.

Mécréante dans l’âme, elle n’avait jamais adhéré aux principes de l’aposthène et ne s’y pliait que de façon officielle, et la genèse décrite dans les textes sacrés n’était, pour elle, que paraboles et symbolisme. Néanmoins, elle était incapable de donner une réponse à l’origine de l’humanité. Le plus grand mystère de tous les temps.

Geiss darda un regard implorant sur la duchesse, qui, inflexible, ne baissa pas les yeux. Une réelle menace fusait de son regard ténébreux. Geiss opina et reprit ses explications.

— Leur empire connaissait une paix relative. Chaque individu jouissait de richesses telles que même le plus noble d’entre nous ne pourra atteindre de toute son existence. L’homme avait maîtrisé les fondements de la nature. Mais pourtant, malgré des milliers d’années d’évolution technique, il n’en restait pas moins homme, et continuait à n’être guidé que par ses pulsions : la peur, le désir, l’amour et le pouvoir. Et, un jour, une guerre terrible se déclencha aux quatre coins de leur empire. Usant de leurs armes funestes, la guerre prit une ampleur que personne ne réussit à contrôler. Des milliards de personnes moururent, des planètes entières disparurent dans le néant. Au final, les combats cessèrent faute de combattants. Réalisant l’horreur de ce conflit qui dura près d’un siècle, les survivants décidèrent de bannir leur technologie et, désormais, de guider l’humanité sur une autre voie, celle de la raison. Les anciennes religions d’alors furent éradiquées, et les premiers textes de l’aposthène furent écrits sur la base de ces religions désormais caduques.

— Hérésie ! hurla un soldat.

Des murmures de mécontentement parcoururent la foule attroupée.

— Taisez-vous ! ordonna Akour. Geiss ne dit rien d’autre que les religions évoluent avec le temps. Mais je ne peux croire qu’il irait jusqu’à nier l’existence des dieux.

L’homme d’Eglise jeta un regard apeuré sur la troupe qui l’entourait. Concentré sur ses explications, il en avait oublié la force d’inertie de la religion à laquelle il appartenait.

Bien qu’ils n’aient jamais cru aux dieux, son ordre et lui-même avaient réussi à implanter dans l’esprit de chaque être humain de l’empire une ferveur que peu d’individus auraient osé remettre en question. Les dieux existaient et, du simple fait de leur existence, donnaient un sens à la vie pour le commun des mortels.

La négation des dieux revenait à perdre tout repère. L’homme avait besoin de croire, d’avoir des certitudes sur sa raison d’exister, et en particulier sur l’Au-Delà.

— J’ai seulement dit qu’il fallait adapter les paroles divines de façon plus proche du message qui nous est envoyé depuis l’aube des temps, fit-il, sur la défensive.

Des murmures peu convaincus se firent entendre, néanmoins les paroles du prêcheur semblèrent suffire à ramener l’ordre.

— Le nouveau message des dieux fut le suivant, continua-t-il (reprenant pour le compte des dieux les décisions des hommes d’alors, les prétendus Titans) : Dorénavant, la technologie devrait être extrêmement sommaire, les armes des plus rudimentaires, et le vol stellaire qui nécessitait des moyens plus élaborés serait confié à une des branches de l’Église qui veillerait à ce que ses secrets de fabrication soient tout à fait sûrs. Ainsi en fut-il décidé, il y a de cela plusieurs millénaires, et depuis, de nombreux empires se sont levés et sont retombés, mais aucun d’eux n’a pu briser l’édit des textes sacrés.

« Aucun, jusqu’au prince Arkan ! » pensa la duchesse qui, face à ces révélations, voyait désormais les événements sous un autre angle.

Gabriel n’avait pas tenu à promouvoir le fils d’une Famille Mineure pour donner du sang neuf au sommet de l’empire, mais pour interdire à Arkan de régner en maître. Gabriel et l’aposthène avaient tout fait pour empêcher Arkan, avec sa passion pour les Titans, de devenir l’homme fort de l’empire.

— Alors pourquoi les briser maintenant ? demanda-t-elle avec un goût amer dans la bouche.

— Parce que nous croyons que ce fut une erreur que d’enfermer l’humanité dans l’immobilisme, fit Geiss en proférant de nouvelles paroles hérétiques.

À l’instar de quelques condisciples, il avait suivi les traces de Galadael et mené, sous l’impulsion du prince Arkan, des recherches dans les sous-sols de la Citadelle des Cieux afin de réveiller les anciennes machines.

— Que doit-on faire ? fit un des hommes.

Ignorants des agissements du prince Arkan, les soldats n’avaient aucune idée des implications des paroles formulées par Geiss. Ils ne pouvaient concevoir que ces machines qui leur faisaient face étaient capables d’une annihilation incommensurable.

— Continuez à nous organiser sur Cheraf. Et quand nos forces seront suffisamment regroupées, alors nous aviserons, fit Akour, avant de se tourner vers ses généraux. Al Zaouar, prenez le contrôle des hommes et installez des baraquements. Missa et Mazyar, venez avec moi.

Elle les conduisit à l’écart et ils allèrent se réfugier dans une des chambres annexes à l’immense entrepôt. Tandis qu’elle passait sous la voûte de la chambre, Akour avait toujours autant de mal à se dire qu’elle se trouvait à une dizaine de mètres sous le sol du Amsalah, le désert d’Al Califa. Elle prit place sur une des chaises qui se trouvaient là et invita les deux généraux à faire de même.

— Nous avons été trompés, fit-elle d’emblée.

Missa hocha la tête. Il était arrivé à la même conclusion.

— C’est-à-dire ? fit Mazyar qui n’était pas certain d’avoir tout compris.

Akour posa ses deux coudes sur la table qui lui faisait face et croisa les bras.

— Si nous avions connu les raisons réelles de l’empereur, jamais nous ne nous serions alliés avec Arkan, fit-elle. Et c’est bien pour cela qu’Arkan ne nous a parlé qu’en dernière instance de ses travaux dans la Citadelle des Cieux. Il savait que je n’aurais jamais pris le risque de mettre l’empire en péril.

— Alors pourquoi l’empereur ne vous a-t-il pas prévenue des intentions d’Arkan ? demanda Mazyar en se grattant la barbe.

Une lumière rougeâtre éclairait la chambre. Leurs visages semblaient de cire. Akour avait l’impression d’être dans une chambre funéraire.

— Il devait être persuadé que nous étions en totale harmonie de pensée. Il n’allait pas se rabaisser à marchander. Gabriel est trop fier pour cela.

Missa s’enfonça dans son fauteuil. Il serra le poing et grogna un juron.

— Si seulement il avait essayé de s’expliquer ! fit-il avec amertume. Pourquoi n’a-t-il pas exposé devant le Sénat les raisons qui l’avaient poussé à choisir un prince d’une Famille Mineure ? S’il l’avait fait, nous n’en serions pas là aujourd’hui !

Mazyar eut un reniflement de mépris.

— S’expliquer, c’était avouer aux yeux de tous sa peur d’Arkan. Non, il a préféré sauvegarder son image plutôt que penser à la survie de l’empire ! s’exclama-t-il.

Quelqu’un frappa à la porte. Un éclair de rage traversa les yeux de la duchesse.

— Entrez ! ordonna-t-elle en hurlant presque.

La porte s’ouvrit et un jeune soldat fit son apparition.

— Très honorée duchesse, je vous prie de m’excuser mais je dois vous faire parvenir un message de la plus haute importance, déclara-t-il en tenant un lectal.

Missa se leva et le prit en main.

— Très bien, vous pouvez sortir, fit-il en congédiant le soldat.

Il traversa la chambre et donna le lectal à la duchesse qui l’enclencha sans perdre de temps. Le visage du sénateur Délokas apparut. Le sang se mit aussitôt à bouillir dans ses veines. Que lui voulait-il ?

— Chère duchesse, je crains de ne pas être porteur de bonnes nouvelles. (Le visage de la duchesse perdit de sa superbe.) Si nous avons effectivement enlevé votre fille, c’était afin de nous en servir comme monnaie d’échange et de vous éviter de suivre aveuglément Arkan dans sa folie destructrice. Malheureusement votre décision de venir au secours de votre fille et de la délivrer de notre nef en orbite dans les Terres Étranges nous a donné à croire que rien ne vous éloignerait d’Arkan. Aussi avons-nous pris la décision d’attaquer Al Califa…

La duchesse appuya sur un des coins du lectal pour faire une pause. De quoi parlait-il ?

— Délokas a perdu la raison, nous n’avons rien tenté du tout ! Nous ne savions même pas où était votre fille ! s’insurgea Mazyar, interloqué.

Akour leva la main et le fit taire.

— Arkan, cracha-t-elle.

Elle reprit le contrôle de ses émotions et remit le lectal en marche. Délokas continua son discours tandis que les images de l’épave d’une nef impériale au sceau du Tigre flottaient dans l’espace.

— Néanmoins, j’ai demandé à mes services spéciaux d’effectuer une analyse poussée des restes de l’épave et des morts. Et si les soldats ennemis morts au combat portent bien votre sceau, il n’en reste pas moins que nous avons pu identifier un visage. Et ce visage est celui d’un contrebandier. Aussi, à moins que vous ne traitiez avec eux, il est plus crédible de penser que ce sont les troupes de Florentin, le plus fidèle allié d’Arkan, qui ont perpétré ce massacre. (Les images de la nef en perdition disparurent et laissèrent place à un Délokas au visage désolé.) Nous n’avons pas retrouvé le corps de votre fille, il est possible qu’elle soit encore en vie. (Il fit une pause et, prenant un air particulièrement grave, il ajouta :) Je crois qu’il est plus que temps que nous nous rencontrions, Gabriel est prêt à discuter avec vous de la restitution de votre empire. Le chaos peut encore être évité. Vous ranger de notre côté est le plus sûr moyen de faire douter Florentin des manœuvres suicidaires d’Arkan et, de cette façon, si votre fille est leur captive, peut-être aurons-nous la chance qu’elle nous soit rendue.

Les événements récents lui avaient démontré qu’elle ne pouvait se fier à l’empereur, cependant, elle avait du mal à douter de ces paroles. Elle s’était toujours méfiée d’Arkan qui ne voyait en elle qu’une alliée de circonstance. Arkan n’était pas homme à partager le pouvoir. Elle maudit sa bêtise et se jura intérieurement la mort du prince d’Hyperboréa.

— Se peut-il que cela soit un nouveau piège ? fit Mazyar en brisant le silence.

Akour riva son regard dans le sien. Elle se devait de prendre une décision, mais il fallait que ce soit la bonne, la survie de son empire en dépendait.

— Tout est possible, mais j’ai tendance à le croire. Gabriel est un pleutre. Il n’a jamais essayé de brider le pouvoir grandissant du prince Arkan alors qu’il en avait les moyens, et ce n’est que lorsqu’il est acculé qu’il agit. Il est probable qu’il est prêt à tout pour nous avoir de son côté. Il tient très certainement à éviter de se battre sur plusieurs fronts.

— Oui, mais rien ne dit qu’une fois le conflit terminé, il vous rendra vos attributs. Que vaut la parole d’un traître ? cracha Missa qui repensait aux milliers de morts qu’avait subis Al Califa durant l’intervention militaire des Tigres.

La duchesse se leva et fit quelques pas dans la pièce multiséculaire. Elle repensa aux humains qui l’avaient bâtie, des hommes qui s’étaient crus, eux aussi, aussi puissants que les dieux. Elle soupira de dérision. Quelle que soit la nature des régimes, l’humanité aspirait au changement et seules les personnes prenant des risques pouvaient en tirer profit.

— Il ne nous coûte rien de parlementer, nous devons avoir des garanties plus concrètes que sa parole, fit-elle en se rapprochant de Mazyar. Vous serez mon ambassadeur secret, vous poserez mes conditions et alors, seulement s’il les accepte, nous évaluerons la situation et nous aviserons.

Mazyar hocha la tête. Il respectait sa duchesse comme personne. Elle était tout ce qu’il aimait chez une femme. Le contrôle de soi, la grâce et la force.

— Il en sera fait ainsi, annonça le jeune général.

— Très bien, alors voyons quelles garanties nous pouvons avoir, fit-elle en cachant la fatigue qui lui creusait l’âme.