XIII
HYPERBORÉA

Mille senteurs lui chatouillaient les narines. Des effluves parfumés apportés par le vent. Tout n’était que délicatesse. Partout dans la ville le blason des Mandragore trônait au faîte des bâtiments, à côté de celui des Arkan. Une foule exaltée scandait son nom sur le passage de leur carrosse princier. Il avait beau s’y attendre, Esteban était stupéfait d’une telle ferveur.

— Suis-je donc tant aimé ? fit-il avec dérision.

Assis sur la banquette, en face de lui, Ramirez esquissa un sourire.

— Auriez-vous préféré qu’il en fût autrement ?

Esteban dédaigna la question d’un mouvement de tête. Depuis leur arrivée sur Hyperboréa, son humeur s’était peu à peu égayée. À tout perdre, il en avait pris le parti d’en rire. Il n’était plus le maître de son destin et après la honte subie de n’avoir su garder l’indépendance d’Ibéride, il avait accepté ce fait en priant qu’il la sauverait du chaos que lui avait promis Florentin en cas de non-mariage.

— Vous auriez pu faire plus mauvaises noces. Catherina est une femme remarquable, fit Ramirez en changeant de sujet.

— Nous aurons de beaux enfants ! répliqua Esteban avant d’ajouter, dans un rire : Épargnez-moi ces propos, je n’ai pas besoin d’être réconforté. Je sais à quoi je me lie et en accepte toutes les conséquences.

— Vous avez fait le bon choix, n’en doutez pas un instant, le rassura Ramirez. La CIEM en avait après vous et nul doute que l’empereur n’allait pas tarder à intervenir pour renforcer son pouvoir sur votre royaume. Voyez ce qu’il a fait aux Akour.

Esteban tourna la tête vers la vitre de son carrosse, mais son regard se perdit dans le vide. Les images du lectal étaient incrustées dans son esprit, au fer rouge. Carthage à feu et à sang. Les soldats du Tigre n’avaient pas lésiné sur les moyens pour mettre à terre les troupes ducales. La guerre avait commencé et l’empereur ne reculerait devant rien pour que ses projets aboutissent.

— Croyez-vous vraiment qu’Arkan ait la moindre chance de gagner ce conflit ? demanda-t-il.

Le carrosse eut un soubresaut mais reprit aussitôt son train de marche altier.

— C’est possible. Disons que nous avons une réelle chance d’être encore en vie à la fin des hostilités, répondit Ramirez, faussement débonnaire.

— Alors il ne reste plus qu’à prier les dieux pour qu’ils nous soient favorables, fit Esteban, qui ajouta : Croyez-vous aux dieux, Ramirez ?

Le vieux chasseur se gratta le menton et haussa les épaules.

— Autant qu’à la parole d’une dame de compagnie, lança-t-il avant d’éclater de rire.

Esteban se joignit à lui et comprit que la meilleure façon de cacher leur anxiété aux yeux de leurs hôtes était de se donner un air totalement désinvolte et léger.

— Et si je n’accepte pas ? le fustigea une énième fois Catherina.

Arkan se rapprocha de sa sœur et vint presque coller ses lèvres sur les siennes.

— Je vous ferai pendre pour trahison, fit-il avec un sourire carnassier.

— Vous ne pouvez pas. Vous avez beau être le souverain, je n’en garde pas moins de nombreux alliés, et certains dont vous ne pouvez même pas soupçonner l’attachement ! cracha Catherina en reculant de deux pas.

La lumière éclatante qui pénétrait à flots dans la grande chambre feutrée révéla toute la rage qui s’affichait sur le visage de la sœur du prince Arkan.

— Je plaisantais, très chère. Je tiens plus à vous qu’à ma propre vie, rectifia-t-il, conciliant.

— Alors, annulez immédiatement ce mariage et faites abattre ce misérable duc ! Je refuse de me marier avec un paysan !

Elle n’arrivait pas à s’habituer à cette idée. Elle avait toujours espéré épouser un descendant direct d’une des grandes familles. Si cela avait été possible, elle aurait préféré épouser son frère plutôt qu’un duc d’une Famille Mineure.

— L’homme a des ressources et de nombreuses qualités. De plus, j’ai juré à Florentin de veiller personnellement sur la vie de ce jeune garçon. Plutôt bel homme par ailleurs !

Il alla s’asseoir dans un des fauteuils capitonnés et s’amusa à lire toute la fureur qui flamboyait dans les yeux de sa sœur. Il l’aimait autant qu’il la détestait.

— Je me moque de ses attributs ! Jamais je ne consommerai ce mariage. Si ce mariage doit avoir lieu, le fils de ce duc ne sera qu’un bâtard !

Arkan posa ses bras sur les accoudoirs du fauteuil.

— Agissez comme il vous plaira. Ma seule requête est que vous disiez oui quand le moment sera venu. (Il laissa un silence et reprit :) De plus, rien ne vous interdira, une fois le conflit terminé, de le faire disparaître. Ainsi, vous hériterez d’une planète d’une richesse minière tout à fait satisfaisante.

Dans sa colère, Catherina n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle. Tant l’idée de ce mariage lui avait semblé une aberration qu’elle en avait oublié que toute alliance cesse dès la disparition de l’un des époux.

— Vous êtes un ignoble personnage, mon très cher frère, fit-elle en retrouvant un peu de son calme. Il vous a plu de me voir souffrir. Vous vous sentez fort, n’est-ce pas ?

Arkan resta de marbre. La discussion était close.

— Pas de cela avec moi, chère sœur. Le temps n’est pas venu de nous chamailler. Nous devons rester plus unis que jamais. Ne commettez pas l’erreur de vous tromper d’ennemi. Cela pourrait nous être fatal à tous deux.

Catherina lui adressa son plus mauvais sourire. Elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer malgré tous ses défauts. Si seulement il n’avait pas été son frère, elle en aurait déjà fait son esclave sexuel.

— Soit, la partie est remise à plus tard. Mais vous me devrez réparation de cette humiliation le moment venu.

Arkan se rapprocha de sa sœur et lui prit les mains entre les siennes.

— Je vous donnerai tout ce que vous demanderez. Soyez juste patiente et ne faites rien qui puisse démotiver notre peuple ou nos alliés.

Le contact de ses mains chaudes lui irradièrent tout le corps. Si seulement…

— Comme il vous plaira, mon prince…

Elle dégagea ses mains et, d’un pas rapide, quelque peu précipité, elle ressortit de la pièce.

Arkan soupira intérieurement. Même s’il n’avait jamais vraiment douté de la bonne volonté de sa sœur, il n’arrivait pas à être certain de ses pensées et de ses actes. Il n’était pas aveugle aux sentiments ambigus qu’elle lui portait et ne savait pas si, un jour, par dépit, elle ne le briserait pas dans un élan suicidaire.

Une porte s’ouvrit et Arkan leva les yeux vers le nouvel arrivant.

— Le duc de Mandragore est arrivé. Il vous attend dans le Grand Salon, fit le chancelier Van Zant.

— Ne le faisons pas attendre. Qu’il ne soit pas dit que le prince Arkan n’aura pas tout fait pour que le mariage de sa sœur soit célébré dans les meilleures conditions !


Esteban et sa suite avaient tout juste eu le temps de prendre possession de leurs quartiers qu’on les avait conviés au Grand Salon pour un repas de soirée, en son honneur. Placé au milieu d’une immense table de près de quinze mètres de long, Esteban se sentait écrasé par la solennité du moment. Avec une hauteur de plafond de près de vingt mètres, et d’immenses vitraux aux couleurs étincelantes qui perçaient tout le mur sud, le Grand Salon aurait pu faire penser à une véritable cathédrale si ce n’étaient son mobilier et ses tapisseries qui réchauffaient agréablement les lieux. Un domestique stylé vint lui servir un verre de vin. Sans se soucier du protocole, il le porta à ses lèvres, inhala son arôme avant d’en déguster une gorgée.

— Excellent, fit-il d’un ton qu’il espérait serein.

— Un château Pérou, un millésime, intervint, sur un ton quasi religieux, le domestique qui servait à présent Ramirez assis à ses côtés.

Esteban opina et reprit une nouvelle gorgée. Il attendit ensuite que la vingtaine de ses gens fut servie pour porter un toast.

— Au prince Arkan ! fit-il en levant son verre bien haut.

En l’absence de tout officiel, il espérait que ce geste les ferait arriver bientôt tant il craignait que l’on ne se moquât de lui.

— Au prince Arkan, répondirent à l’unisson les autres personnalités d’Ibéride.

Des pas résonnèrent sur le sol marqueté du Grand Salon. Esteban tourna la tête et aperçut deux hommes, dont un jeune au port altier accoutré d’une tenue pour le moins exotique. Très vite il comprit à qui il avait affaire. Il se leva et attendit que l’homme soit près de lui.

— Je suis heureux de vous rencontrer, duc de Mandragore, fit Hérizo en le saluant de la main.

— Tout l’honneur est pour moi, jeune prince d’Outremer, répondit-il.

Ramirez lui avait fait part de la présence du frère cadet du promis de la fille de l’empereur. Une étrange association qu’il n’arrivait toujours pas à s’expliquer.

— Je vous prie de bien vouloir accepter toutes mes félicitations. Catherina Arkan est une femme remarquable, fit Hérizo, qui se tourna alors vers Kléton. Je vous présente mon précepteur et ami, Kléton Orlibal.

Esteban le salua à son tour. À ce moment, d’autres invités entrèrent dans le Grand Salon, tandis qu’un trio composé d’un violoniste, d’un violoncelliste et d’un flûtiste, s’installait.

Le cérémonial des présentations dura une bonne vingtaine de minutes avant que tout le monde ne soit assis à table.

Seules deux places restèrent vides face à Esteban et à Ramirez.

La lumière du jour s’en était allée. Des chandeliers ainsi que des lustres avaient été allumés et éclairaient le salon. Les conversations n’étaient faites que des civilités habituelles. À la gauche d’Esteban s’était assis Hérizo N’Goya.

— Oui, dès que le conflit sera conduit à terme, il faudra que vous veniez visiter Outremer. C’est un monde unique dans l’univers. Imaginez : les seules terres émergées sont des îles artificielles, la mer à perte de vue, un soleil éclatant tout le long de l’année. Et je ne vous parle pas de nos spécialités culinaires.

Esteban se détendait peu à peu. Était-ce l’effet du vin ou la faconde agréable de son voisin de table, il sentait son anxiété disparaître et laisser place à un sentiment de calme et de bien-être.

— Vous oubliez de parler du voluste, intervint Ramirez en se penchant en avant. J’ai eu l’occasion de partir à la chasse de cet animal magnifique et ne dois qu’à la chance d’être encore en vie aujourd’hui pour en parler.

Hérizo fronça les sourcils et eut un sourire biaisé.

— Cet animal est protégé, sieur Ramirez. Une chance que nos gardes ne vous aient pas trouvé en train de braconner, car si c’était bien un voluste, à n’en point douter nos hommes ne vous auraient jamais permis de quitter Outremer autrement que les pieds devant !

Une main se posa sur l’épaule de Ramirez qui se retourna vers sa droite et croisa le regard envoûtant de la duchesse Von Hermann, la maîtresse du prince Arkan.

— Votre réputation n’est plus à faire. Parlez-moi de vos voyages. Quelle est la plus monstrueuse des bêtes que vous ayez eu à chasser ? demanda-t-elle.

Ramirez lui renvoya un de ses plus beaux sourires.

— Sans hésitation : le mankol, fit-il. Un animal que l’on ne trouve que sur Esalir.

— Esalir ? fit en écho la duchesse.

Les proches convives se tournèrent vers lui.

— Une planète appartenant au royaume du prince Kleist. La gravité y est de deux tiers inférieure à celle de la plupart de nos planètes, et de fait, la faune, moins sujette aux forces d’attraction, a pu se développer et prendre des proportions phénoménales. (Il but une gorgée de vin et reprit :) Le mankol mesure près de dix mètres de haut et possède deux paires de bras. Du fait de la faible température du continent où il séjourne, sa peau est recouverte d’une fourrure blanche épaisse. Cet animal a plus ou moins la morphologie d’un grand singe. Prédateur carnivore, il possède une double dentition qui lui permet de s’attaquer aux non moins immenses herbivores qui peuplent la planète. Possédant trois cœurs et deux cerveaux, il est un ennemi redoutable. Percez-lui un de ses cœurs et vous lui aurez causé autant de mal qu’une piqûre d’insecte.

À ses côtés, Esteban s’était lui aussi arrêté de parler pour suivre le récit. Il aimait quand Ramirez se laissait aller à dévoiler un peu de son passé.

— Comment l’avez-vous vaincu ? demanda le baron Felag, assis en face de la duchesse.

Ramirez émit un petit rire.

— Il est impossible d’y arriver sans l’aide de plusieurs hommes. Nous étions cinq. Armés de lances zantines de près de trois mètres de long, nous n’avons eu de cesse de le transpercer avant de fuir pour retourner à l’attaque. Trois de mes camarades y perdirent la vie, un autre en réchappa indemne et pour ma part j’ai bien cru y laisser la mienne.

Sur ces mots, il souleva sa chemise et laissa apparaître de vilaines cicatrices qui lui lardaient tout le torse. Des exclamations de surprise et d’effroi s’échappèrent de nombreuses bouches.

— J’ai eu beaucoup de chance ce jour-là, fit-il en rajustant sa chemise.

Il fixa la comtesse et découvrit dans son regard une certaine fascination. Il allait enchaîner sur un autre monstre qu’il avait combattu quand des pas résonnèrent à l’entrée du Grand Salon. Toutes les têtes se tournèrent et la musique s’arrêta.

— Le prince Stefan Arkan et son honorable sœur Catherina, annonça la voix de baryton d’un domestique.

Tous les invités se levèrent et gardèrent le silence. D’un pas souverain, vêtu de ses habits princiers, Arkan avançait vers ses invités. La tête bien droite, il posa son regard sur celui du duc de Mandragore et se plut à y lire une certaine appréhension. Il aimait ce sentiment de puissance qui l’envahissait quand il se sentait craint.

— Mon très cher duc, heureux de vous voir parmi nous, déclara Arkan en arrivant à sa hauteur.

Esteban fit une révérence protocolaire.

— Tout le plaisir est pour moi, répliqua-t-il avant de se tourner vers sa promise. Grande est ma joie de vous rencontrer, très chère princesse. Et c’est avec bonheur que je me dois de constater que les louanges sur votre beauté s’avèrent des plus exactes.

Catherina lui lança un sourire presque crédible. La colère passée, elle se forçait à garder son calme et à jouer le rôle qu’on lui avait assigné.

— Il y a bien d’autres beautés que celle du physique, répliqua-t-elle d’un ton nonchalant.

Arkan tiqua intérieurement. À quoi bon provoquer le jeune duc ?

— J’ai hâte de les découvrir. Il m’a toujours été dit que c’est dans les plus beaux coffrets que l’on trouve les plus belles émeraudes, répondit-il sur le même ton.

Catherina hocha la tête et conserva un sourire étrange. Un simple coup d’œil lui avait fait comprendre qu’elle avait trop vite méjugé ce « paysan ». Le duc de Mandragore dégageait bien plus de charisme qu’elle ne l’avait escompté.

Peut-être serait-il agréable de jouer avec cet homme. Du moins le temps du conflit.

— J’imagine que votre voyage a dû vous paraître long, alors ne vous faisons plus attendre et entamons notre repas, fit Arkan sans se soucier des autres convives.

Le trio de musiciens se lança dans un menuet gracieux tandis que les discussions reprenaient timidement autour de la longue table. Arkan et sa sœur vinrent s’asseoir respectivement l’un en face de Ramirez et l’autre d’Esteban. Des domestiques apparurent alors chargés de plateaux débordant de mets délicieux.

— J’espère que vous n’êtes pas trop déstabilisé par le gigantisme de notre capitale, fit Catherina en s’adressant à son promis.

Si elle avait juré de ne rien faire qui puisse empêcher ce mariage, elle tenait néanmoins à juger son homme. Qui que soit son futur époux, être mariée à un benêt ne pouvait que lui nuire.

— À ce que j’observe, nous ne sommes qu’une trentaine à table, guère moins que lors de mes réceptions sur Ibéride, répondit-il du tac au tac.

L’insulte prit la princesse par surprise et sa question suivante resta sur ses lèvres.

— Ainsi vous ne vous sentirez guère dépaysé. Il m’est agréable que vous vous sentiez à l’aise, intervint Arkan, voulant éviter à tout prix l’incident.

Assis en face d’Arkan, Ramirez était sur ses gardes. Même s’il se savait du même bord, il n’éprouvait qu’une confiance relative envers le prince. Toute sa personne dégageait un sentiment détestable de suffisance et de supériorité. Il se devait de faire très attention.

— Florentin nous a appris que l’empereur avait envoyé une expédition punitive sur Al Califa. À ce qu’il paraît la duchesse est en fuite, peut-être pourriez-vous nous en dire plus ? interrogea-t-il, espérant que la politique ramènerait Catherina à moins d’agressivité.

Arkan acquiesça et posa les deux coudes sur la table.

— J’espérais que cette soirée ne serait que détente et ravissement, commença-t-il. Nous avons tout le temps de parler de choses plus graves.

Esteban saisit la perche.

— Le temps est une denrée bien rare en ces moments difficiles. Un luxe que j’ai dû apprendre à utiliser avec discernement.

Catherina lui lança un regard des plus sombres. Son sourire factice avait bel et bien disparu.

— Soit, puisque la peur vous empêche d’apprécier la compagnie de ma chère sœur, parlons donc de politique, fit Arkan, contrarié.

Il ne s’attendait pas à la moindre résistance de la part du duc et de son comparse. Face à son pouvoir, ils n’étaient rien que de vulgaires paysans. D’un signe de la main, il pouvait les faire exécuter sans que personne n’y trouve rien à redire. Il aurait pu envahir Ibéride et mettre à terre le duc en moins de trois jours de combats. Ce n’était que le souci de ne pas disperser ses troupes qui l’avait amené à opter pour ce mariage. Mais à la condition que le duc se révèle un élève docile.

Esteban sentit le rouge lui monter aux joues. Une réplique corrosive lui vint aussitôt sur les lèvres. Il savait que c’était de la folie de la laisser s’échapper, mais après tout ce mariage n’était-il pas lui-même une folie ?

— Oui, nous avons peur, répliqua Ramirez en le devançant. Il faudrait être fou ou inconscient pour n’éprouver aucune sensation de péril.

Arkan le foudroya du regard.

— Trouvez-vous que je suis un homme inconscient, sieur Ramirez ? fit-il avec autorité.

Toutes les conversations s’étaient arrêtées, chacun craignant l’incident diplomatique.

— Bien au contraire, je crois que c’est la peur de voir notre monde s’effondrer à cause des décisions de l’empereur qui vous a obligé à réagir et à tenter le tout pour le tout afin de sauver l’empire du chaos, fit Ramirez, redevenant plus diplomate.

— La peur est inhérente à notre humanité, la question essentielle est de savoir la maîtriser pour la transformer en une force. Il n’y a pire combattant que celui qui ne connaît pas la peur. La peur rend méfiant et vigilant, elle nous oblige à tirer le meilleur parti de notre intelligence pour éviter de périr, intervint Kléton qui craignait que le repas ne dégénère.

Arkan éclata d’un rire glacial et prit son verre à la main.

— Alors buvons à la peur qui fait de nous de valeureux combattants ! fit-il en levant son verre.

Ramirez l’imita aussitôt, suivi en cela par les autres invités.

— À la peur ! fit Esteban, en fixant sa promise droit dans les yeux.

Il avala son verre de vin d’un trait tout en en savourant agréablement sa douceur. Un sourire à peine perceptible s’affichait sur son visage. Il savait que c’était dans les premiers instants que se jouaient les rapports de force. Grâce à l’intervention de Ramirez, ils venaient de remporter une première victoire. Arkan devrait comprendre qu’ils ne seraient pas de simples pions qu’il pouvait sacrifier comme bon lui semblerait.

— À ce que l’on en sait, la duchesse Akour est en fuite. Les troupes de l’empereur ont pris Carthage, Sheraz et Belan. Des combats sanglants auraient encore lieu dans le sud du continent. Cela dit, la résistance est minime. Apparemment, Akour préfère replier ses forces que de mener un combat auquel elle n’était pas préparée, fit Hérizo en profitant de cet instant pour se replacer.

Même s’il avait juré fidélité au prince Arkan, il avait trouvé, par le comportement du duc de Mandragore, un homme capable d’être un allié potentiel à la fin des combats.

Tout comme Esteban, il avait une confiance très limitée envers la sœur du prince et savait que, quelles que soient les promesses, rien ne l’empêcherait de mettre fin à ses jours si l’envie lui en prenait.

— C’est un repli stratégique. Nous avons reçu une missive de la duchesse qui nous indique que toutes ses forces sont en train de se regrouper sur une de ses planètes inhospitalières qui bordent son propre empire. Elle n’attend qu’un signe de ma part pour se joindre à nous, expliqua Arkan qui se voyait obligé de parler politique.

— De quel ordre sont ses forces ? demanda Esteban.

— À la vérité, je n’en ai pas la moindre idée. Il se pourrait bien qu’elles soient dérisoires en comparaison de ce qu’elles étaient avant l’attaque. Il est clair que de nombreux généraux sont déjà prêts à trahir leur duchesse pour regagner les bonnes grâces de l’empereur.

Catherina souffla de mépris.

— Si la peur peut transformer les hommes en de fervents combattants, elle peut surtout les rendre aussi misérables que de la vermine ! cracha-t-elle en plantant son regard dans celui de Ramirez.

— Si nous avons décidé de vous suivre, alors qu’à l’évidence vous n’avez aucune chance contre les forces de l’empire, alliées très certainement à celles des Wellington et des Tang, c’est parce que nous croyons qu’il y a plus important que nos vies, ma très chère promise. Tout comme vous, nous voulons empêcher le chaos et rétablir l’ordre des choses, fit Esteban qui ne pensait pas un traître mot de ce qu’il disait.

Catherina resta une nouvelle fois sans réponse adéquate. Ce duc était un élément nouveau dans ses plans préétablis. Il allait être mille fois plus dangereux que ce qu’elle n’avait escompté.

— Vous avez l’air de ne pas vous inquiéter du sort de la duchesse Akour. Pourtant, avec vos seules troupes et celles de Florentin, il est difficile de croire que vous pourrez venir à bout de l’empire. Peut-être serait-il temps que vous nous fassiez part de votre atout majeur, lança Kléton qui jugeait utile de prendre la défense du duc de Mandragore, maître d’Ibéride.

À l’instar d’Hérizo, il trouvait judicieux de montrer à Arkan que ses vassaux n’étaient pas de simples pions.

— Croyez bien que j’en possède un, répliqua Arkan en se redressant sur son fauteuil. Et de taille ! finit-il en élevant la voix.

Tout le monde s’attendait à ce qu’il le révèle, mais Arkan n’en dit pas plus et laissa peser un silence, créant un climat de malaise.

— Serait-ce trop vous demander de nous en faire part ? interrogea Esteban qui cachait mal son agacement.

— Chaque chose en son temps, jeune duc. Sachez seulement que je vous garantis ma victoire et vous assure que votre adhésion à mes projets sera amplement récompensée. Je vous prierai désormais de faire honneur à ce repas et de ne plus inonder ma très chère sœur et future dame de Mandragore de discours alarmistes et guerriers. Ce soir nous célébrons vos fiançailles. Que l’amour soit le socle de votre union, répliqua Arkan en remplissant son verre.

Esteban s’obligea à sourire et leva à nouveau son verre.

— À notre amour, Catherina, fit-il sur un ton malicieux.