XVII
BALBOA
Le Corsaire se posa en douceur sur l’immense terrain d’atterrissage. Deux soleils inondaient le ciel. Une lumière étrange s’en dégageait.
— Alexandre, es-tu certain d’avoir pris la bonne décision ? fit la baronne de Savigny.
Florentin frotta sa courte barbe. Comme tout le monde il aurait aimé que les choses restassent telles qu’elles avaient été durant des décennies, mais tout équilibre humain est, par nature, instable et le temps ne pouvait qu’un jour ou l’autre le faire basculer. Le changement était arrivé. Il avait dû choisir son camp.
— Nous le verrons à la fin des combats, fit-il en attirant à lui sa concubine.
— Il te faudra te méfier d’Arkan comme de ton ombre. Sa confiance ne tiendra que le temps qu’il établisse de façon irréversible son emprise sur l’empire, fit-elle.
Un vol d’étranges volatiles passa dans le ciel. D’une couleur arc-en-ciel, et comme certains insectes, ils possédaient deux paires d’ailes qui battaient l’air d’un mouvement reposant et gracieux.
— À nous de faire en sorte qu’il ait toujours besoin de moi, répondit-il, insatisfait de sa position.
Si seulement Gabriel avait pu donner sa fille à Arkan ! Il serra le poing de rage et un éclair de fureur traversa son regard. Il risquait de tout perdre. Tout ce que ses ancêtres lui avaient légué.
— Peut-être devrons-nous l’éliminer le moment venu ? se hasarda-t-elle.
Arkan la toisa de son regard le plus ferme.
— Jamais ! tonna-t-il. Tout empire a besoin d’un homme puissant pour le gouverner. Si Arkan tue Gabriel et si nous l’éliminons par la suite, la course à un nouvel empereur ne se fera que dans la confusion la plus complète. Aucune famille ne sera assez forte pour remporter la victoire dans un court laps de temps. Ce sera le chaos dans l’empire. Le commerce s’effondrera et, de fait, mes trafics diminueront d’autant. Et aussi fidèles que soient mes hommes, nombreux seront ceux qui se dresseront contre moi ou comploteront dans mon dos pour me renverser et tenter de revenir à un état plus sain, ajouta-t-il avec une certaine amertume. Non, la meilleure chose qui puisse arriver désormais est la victoire d’Arkan.
Malgré son attachement total à son amant, Savigny ne pouvait complètement oublier ses années passées au sein des amazones à œuvrer pour la survie de l’empire. Elle avait essayé de dissuader Florentin quand il avait accepté de s’allier à Arkan contre Gabriel. Mais rien n’y avait fait. Florentin connaissait le plan d’Arkan et tout lui indiquait qu’il sortirait vainqueur de l’épreuve.
— Oublions ces pensées moroses, fit-il en se forçant à sourire. Nous devons montrer à nos hôtes que nous sommes leur allié le plus important.
Ils quittèrent leur vaste cabine pour rejoindre les lieutenants, puis descendre par une des soutes inférieures et toucher enfin le sol de Balboa.
Une délégation de militaires portant le blason d’Arkan les attendait.
— Bienvenue à vous, capitaine, je suis honoré par votre présence, fit le général Horrowitz.
Florentin lui rendit son salut et entra aussitôt dans le vif du sujet.
— J’ai hâte de découvrir vos combattants, proposa-t-il.
Le général ne put réprimer un sourire de fierté. Tout était enfin prêt. Après des années passées à étudier les différents plans et machines des Titans, ils avaient réussi à élaborer un modèle fonctionnel, et dès lors avaient décidé de le construire en série.
Petite planète inhospitalière, Balboa était le lieu idéal pour des travaux d’une telle ampleur.
Ils montèrent dans un véhicule à moteur, du même type que ceux que l’on pouvait trouver à Perdition.
Durant tout le trajet jusqu’à l’imposant hangar qui trônait au bout de la piste du spatioport, Florentin sentit monter en lui l’adrénaline. Malgré les descriptions d’Arkan, il tenait à voir de ses yeux ces fameuses armures. L’arme ultime dans cette guerre qu’il espérait rapide.
Aussitôt arrivés, le général les convia à le suivre à l’intérieur du bâtiment. Des dizaines de soldats d’Arkan leur firent une escorte. Accompagné de seulement quatre de ses hommes et de la baronne de Savigny, il ne s’était jamais senti aussi faible. S’il était tombé dans un guet-apens, il n’avait aucune chance de s’en sortir.
Un picotement lui irradia la base du cou. Enfin ils débouchèrent dans une vaste salle dont le plafond se perdait à près de quarante mètres de hauteur. Disposés de façon aléatoire, se trouvaient reproduits des maisons, des calèches, ainsi qu’un lac artificiel.
Florentin avança et découvrit qu’une immense plaque de verre les séparait du reste de la salle.
— Quoi qu’il se passe nous serons à l’abri, lui chuchota Horrowitz avec un air de comploteur.
Le général se retourna vers un de ses lieutenants et donna l’ordre de commencer la démonstration. Du fond de la pièce une porte s’ouvrit et des dizaines d’hommes apeurés s’avancèrent, certains à pied, d’autres à cheval.
— Qui sont ces hommes ? fit l’un des contrebandiers.
Sans détourner le regard de la scène, Horrowitz répondit :
— Cela vous importe-t-il vraiment ?
Le contrebandier croisa le regard de Florentin et comprit qu’il devait cesser là ses questions. À ses côtés la baronne de Savigny avait parfaitement compris à quoi servaient ces gens : des cobayes !
Florentin put voir la peur déformer les traits de chacun. À leur bouche en mouvement, il comprit qu’ils devaient les abreuver d’insultes, mais la barrière de verre qui les séparait empêchait tout son de leur parvenir.
« Vous êtes morts mais vous ne le savez pas encore », se dit le capitaine du Corsaire en maudissant encore une fois les événements qui les avaient jetés dans cette situation.
— Vous êtes prêts ? fit Horrowitz.
Florentin hocha la tête.
— Plus que jamais, répondit-il.
Une nouvelle porte s’ouvrit d’un autre côté de la salle. D’un pas étrange en sortirent des hommes harnachés d’une espèce de corps de métal. Un exosquelette comme le lui avait appris Arkan. Hormis leur tête, protégée par un casque transparent, tout le reste du corps se perdait dans une reproduction métallique du corps humain, si ce n’est que les proportions en étaient grandement déformées. Les jambes mesuraient près de deux mètres et les bras autant. À chacune des mains, au lieu de trouver des épées ou des sabres, les armes légales de l’empire, Florentin identifia ce qu’on lui avait désigné comme des pistolets-mitrailleurs. S’il connaissait le pistolet, Florentin n’avait jamais vu de ses propres yeux une telle arme. Dieu sait quelle puissance elles possédaient !
Les cobayes cessèrent leurs errements anarchiques et commencèrent à se regrouper. La vision de ces Titans de métal les terrorisait jusqu’à leur en faire perdre tout courage.
Soudain, les soldats d’Arkan bondirent littéralement sur leurs proies. Usant de leurs jambes surpuissantes, ils avançaient à grandes enjambées à travers la salle. Un des soldats attrapa un chariot qui se trouvait là, le souleva dans les airs comme s’il se fût agi d’un fétu de paille et l’envoya avec une précision mécanique sur un pauvre bougre qui le reçut de plein fouet.
Derrière la vitre de verre, la tension monta de plusieurs degrés. Florentin n’en revenait pas. Quelle puissance ! Il se dégageait de ces armures une force primale phénoménale.
Les soldats prirent un soin particulier à montrer toutes les facettes de leur talent. L’un d’eux, d’un saut de près de dix mètres, vint s’écraser sur une maison. En moins de trois secondes, il la détruisit de ses bras herculéens, la mettant à terre comme une maison de papier.
D’autres attrapèrent à bras-le-corps les cobayes et les envoyèrent dans le ciel avant de s’en servir de cible. Des rafales de tir automatique giclèrent des fusils mitrailleurs et explosèrent les corps en mille morceaux de viande sanguinolente.
— Comment appelez-vous ces guerriers ? interrogea l’un des contrebandiers.
— Des grendels, répondit Horrowitz sans donner plus d’explications.
La baronne de Savigny était horrifiée par tant de violence gratuite. Si elle avait tué et tuerait encore sans hésiter, ce n’était que dans un but bien précis, avec un objectif. La mort ne devait pas être l’objet d’une mise en scène malsaine.
Un soldat se rua sur un des cavaliers qui s’était réfugié dans un angle de la salle. D’un coup de poing il enfonça le thorax de l’animal qui s’écroula d’un bloc puis, relevant le cavalier, il l’écartela sans aucune hésitation.
Le visage de Florentin vira au blanc. Il n’avait jamais assisté à une telle horreur. Néanmoins, il devait garder le contrôle de soi. Il se doutait qu’Horrowitz n’attendait qu’un signe de faiblesse pour lui montrer qui était réellement le chef.
Enfin les grendels encerclèrent les derniers survivants et les fusillèrent sans états d’âme. Une fois le massacre terminé, d’un mouvement d’un parfait synchronisme, ils bondirent dans les airs et atterrirent sur une passerelle située à près de dix mètres de hauteur.
Horrowitz se tourna vers Florentin.
— Impressionnant, fit ce dernier. Vous avez fait du bon travail.
Il tenait à remettre les choses à leur place, il était l’allié numéro un d’Arkan, et il se devait de montrer son autorité.
Horrowitz fit une moue dédaigneuse, mais s’obligea à ne pas rabaisser ce contrebandier qu’il haïssait tant. S’il n’avait toujours pas compris pourquoi Arkan avait jugé utile de s’allier avec ces brigands, il savait néanmoins respecter la hiérarchie qui lui était imposée.
— C’est le moins que l’on puisse dire. La victoire ne peut nous échapper.
— À n’en point douter, répondit Florentin.
Il avait repris le total contrôle de ses pensées et oublié les scènes d’horreur. Il comprenait qu’il avait eu raison de choisir Arkan contre Gabriel.