XII
ELYSIUM

Une effervescence peu commune emplissait tous les salons de la Maison des Représentants. Malgré le soleil qui brillait de tous ses feux, le chant des oiseaux qui s’égaillaient dans les innombrables jardins qui séparaient les résidences de chaque famille, l’atmosphère était extrêmement tendue.

La nouvelle du raid sur Al Califa venait d’être confirmée par l’empereur lui-même au cours d’une séance extraordinaire au Sénat. De nombreuses voix s’étaient élevées pour protester, mais aussitôt des gardes impériaux avaient pénétré dans l’hémicycle et menotté les opposants. Un calme relatif était revenu. Mais désormais toute la colère des différentes familles pouvait se faire entendre dans ce lieu inviolable qu’était la Maison des Représentants.

Depuis la famille Angoun qui régnait sur près des quatre systèmes solaires à celle des Karabi et ses fabriques de tissus qui faisaient sa gloire et sa richesse, en passant par les Fuji, les Goldstein, les Rha-Panta, mais aussi les Al-Mansour, premiers exportateurs de liqueur d’ambre, et les Hiéron, fondateurs du jeu à damier qui portait leur nom, tous les représentants des Familles Mineures se trouvaient là, à discuter, à soupeser, à critiquer la décision de leur empereur.

— C’est inadmissible ! rugit le comte d’Argon. Nous ne pouvons tolérer une telle violation des règles de notre empire. Qui sait quelle sera la prochaine famille que l’empereur va vouloir éradiquer ?!

À ses côtés, faisant ondoyer un vin millésimé contenu dans un verre qu’il tenait entre ses doigts boudinés, le sultan Al-Islah se retenait d’entrer dans la polémique. Il connaissait les relations existant entre le comte et le prince Arkan. Soucieux de garder sa neutralité le plus longtemps possible, il évitait de prendre parti.

— Nous devons être très méfiants, fit-il diplomatiquement. Nous devons user de tout notre poids pour qu’une commission d’enquête soit ouverte.

— Assez de couardise, nous ne pouvons pas nous laisser insulter de la sorte ! L’empereur a perdu la raison. Si nous le laissons faire, c’est le chaos qui régnera bientôt sur notre galaxie ! Nous devons agir alors qu’il est encore temps ! intervint Valentin Capuano, le jeune et fougueux prince de Lombardie.

Le comte Argon sourit en lui-même. Il venait de détecter une recrue de poids. Avec sa flotte de près d’une quarantaine de nefs et une milice surentraînée et fanatisée, le royaume de Lombardie était un des acteurs les plus influents de la constellation de Carnao. Si le prince tombait dans l’escarcelle d’Arkan, une quinzaine de familles seraient prêtes à le suivre instantanément.

— Nous devons organiser la résistance. Pourquoi ne pas profiter du mariage de la princesse Catherina Arkan et du jeune prince Hérizo N’Goya pour réunir tous les opposants à l’empereur et mettre nos forces en commun ? Nul doute que l’empereur n’osera pas intervenir en cette période, il ne ferait point éliminer dans un carnage le jeune frère du prochain empereur, fit-il dans une envolée.

Le prince Capuano serra les lèvres. Il avait brièvement rencontré le prince Arkan deux années auparavant et si l’homme s’était montré des plus affables, il n’en restait pas moins qu’un sentiment étrange était ressorti de cette entrevue. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il ne pouvait accorder sa confiance à cet homme. Cependant, désormais les choses avaient bien changé. Il n’était pas un lâche comme le sultan Al-Islah, il choisirait son camp et le sien était celui de la justice.

— Je serai du voyage. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver l’empire du chaos.

Lentement, majestueusement, le sultan fit quelques pas en arrière et traversa la cour des Coquelicots pour se rendre au logis des Washington. Il n’avait rien pu faire pour empêcher le jeune Capuano de foncer tête baissée dans les filets du vieux briscard comte Argon.

« La fougue de la jeunesse ! » se dit-il en secouant la tête. Il devait avant tout connaître le sentiment des deux autres Familles Majeures.

La résidence des Washington était l’une des plus fastueuses de la Maison des Représentants. À l’image de leur pouvoir, elle mesurait plus du double de hauteur et plus du triple en superficie que celle de n’importe laquelle des Familles Mineures. La statue de Lord Oliver Washington trônait dans un renfoncement au niveau du deuxième étage. Assis dans un fauteuil de marbre, les bras posés sur les accoudoirs, il fixait l’horizon d’un regard fier et pénétrant. Al-Islah salua la statue d’un hochement de tête et entra dans la demeure. De nombreuses personnes s’y trouvaient déjà. Elles discutaient de manière plus diplomatique de la décision de l’empereur.

— L’urgence est d’attendre, fît le baron Doneo. Ne prenons pas de décision inconsidérée. Nous devons en savoir plus. Une guerre totale ne serait profitable pour personne.

À ses côtés, la comtesse Ivona approuva gravement de la tête :

— Gabriel est loin d’être un aliéné. Laissons-lui le temps de s’expliquer. Je suis certaine du bien-fondé de sa décision.

Al-Islah les gratifia d’un sourire et continua d’avancer plus avant dans la grande pièce. Toujours le même genre de propos. Il reconnaissait les visages. Il comprit que la majorité des familles ne prendrait aucune décision à l’encontre de Gabriel, du moins pas avant d’avoir eu l’avis officiel des deux autres grandes familles, hormis celles d’Arkan et des Akour, et des Husak, la famille de l’empereur.

Il traversa un jardin intérieur et aperçut derrière les fenêtres d’un des salons du premier étage plusieurs personnes de la plus haute importance. Il se faufila entre les invités qui malgré la tension profitaient allègrement du buffet et des alcools proposés par des domestiques silencieux.

— Vous ne pouvez pas entrer, fit un garde quand le sultan se rapprocha de l’entrée du second bâtiment.

Al-Islah le foudroya du regard et se retint de le gifler.

— Je suis le sultan Al-Islah, et si vous ne savez pas qui je suis, sachez que ma fille est l’épouse de Kyle Wellington.

Le garde n’en sembla pas impressionné pour autant. Il garda les doigts sur la poignée de son épée.

— Il m’a été donné ordre de ne laisser entrer personne, y compris l’empereur Gabriel X lui-même, s’il venait à se présenter, répliqua le garde.

Le sultan lâcha un juron et comprit qu’il ne pourrait rien faire ni dire qui puisse changer la situation à son avantage. Il se préparait à faire demi-tour quand une voix l’apostropha.

— Medhi, venez donc nous rejoindre.

Le sultan leva les yeux à l’étage et découvrit la princesse de Dangle.

— Avec plaisir, noble dame, fit-il.

Le garde fit un pas de côté comme si de rien n’était, et Al-Islah pénétra dans le bâtiment. Il monta les marches qui menaient à l’étage et entra dans le salon, D’emblée il comprit que tout allait se jouer ici. Lord Wellington se tenait au centre d’un petit attroupement, le visage fermé. Le sultan réussit à se rapprocher tout en adressant de brefs saluts de la tête aux invités qu’il croisait. La discrétion étant l’une de ses principales qualités, il resta en retrait et alla se poster près d’une fenêtre où se trouvait déjà la princesse de Dangle, une coupe à la main.

— Les hommes sont des fous, fit-elle avec un sourire enjôleur.

Al-Islah lui renvoya un sourire. Des souvenirs de leurs brèves étreintes se rappelèrent à lui. Des moments exquis et précieux.

— S’il en était autrement, la vie serait bien ennuyeuse, lui répondit-il en attrapant une coupe au passage d’un domestique.

La princesse émit un petit rire charmant. Malgré les années, elle avait su garder intact son charme particulier. Al-Islah posa ses lèvres sur la coupe avant d’en avaler le breuvage.

— Gabriel a ses raisons. La question qui se pose est : Est-ce que ce sont les bonnes ? ajouta-t-il.

— S’il nous en faisait part, peut-être serions-nous à même d’en juger, répondit la princesse.

Là était tout le problème. Personne n’avait aucune idée des motivations de l’empereur. Usant de plein droit de ses prérogatives, Gabriel n’avait jamais justifié son choix portant sur le futur époux de sa fille. Pourquoi avoir pris un fils d’une Famille Mineure ?

— À ce que j’ai pu entendre, il ne va plus pouvoir garder son secret longtemps. Même les gens de sa propre famille lui demandent des comptes. Gabriel va devoir s’expliquer, fit le sultan.

Soudain le silence se fit. Le garde de l’entrée venait de pénétrer dans le salon, une lettre scellée à la cire en main. Lord Wellington s’en saisit et la décacheta. Son visage serein afficha soudain une profonde perplexité. Il donna la lettre au baron Haï et hocha gravement la tête.

— Le prince Arkan vient de me faire part de son désir de me voir présent au mariage de sa sœur Catherina, qui aura lieu dans une dizaine de jours.

Le silence s’intensifia. Tout le monde comprenait le piège d’une telle proposition. S’y rendre, c’était prendre le risque de servir de bouclier humain dans le cas d’un affrontement direct entre Arkan et les forces de l’empereur. Ne pas s’y rendre mettait de fait les familles dans une opposition contre Arkan.

— Ainsi nous voici obligés de prendre position. Arkan joue là un jeu très dangereux. Pour ma part je ne donnerai ma réponse qu’après l’entrevue que m’a accordée Gabriel pour la fin de cette journée.

Un murmure d’assentiment parcourut l’assemblée. De nombreux seigneurs attendraient donc aussi afin de se mettre sur la même ligne de conduite que leur protecteur. Sur ces paroles, Wellington et ses plus proches conseillers quittèrent le salon pour des entretiens plus officieux.

— Que comptez-vous faire ? demanda la princesse de Dangle.

Al-Islah était revenu près de la fenêtre. Il n’en attendait pas moins de Wellington.

— Mon sultanat est depuis des siècles dans le giron des Tang et ils ont officiellement pris parti pour l’empereur. Du moins jusqu’à nouvel ordre.

— En temps de guerre, les alliances se font et se défont à la vitesse du conflit, riposta la princesse.

Al-Islah posa ses avant-bras sur la rambarde et jeta un coup d’œil sur la cour située en contrebas. Les invités commençaient à rentrer chez eux. Wellington avait parlé, le reste n’était que pacotille.

— Prions pour que nos deux empires soient du même côté, il me déplairait d’avoir à vous éliminer, fit-il en la regardant droit dans les yeux.

— Oui, prions les dieux pour qu’il en soit ainsi.


— Permettez-moi de vous prévenir de la folie de cette opération, fit le sénateur Délokas. Les risques sont trop importants. Nous devons tout d’abord avoir l’aval des Tang et des Wellington, ainsi que celui de votre propre famille. Arkan n’aura le soutien d’aucune autre des Cinq Familles.

Assis dans un fauteuil d’un salon de son palais, Gabriel garda le silence. Sa décision était prise. Rien ni personne ne lui en ferait changer.

— Et encore ! La duchesse Akour est introuvable. Il n’est pas impossible qu’elle puisse s’échapper et enrôler tout son empire contre nous. Nous devons absolument prendre le temps de…, continua Délokas.

— Suffit, le coupa alors l’empereur en tapant du poing sur la table. Le temps n’est plus à la négociation. J’ai laissé trop longtemps cet empire à la solde de ses ennemis. Le pouvoir est par trop parcellisé. C’est une faiblesse que je dois réparer. Car je vous le dis, sénateur, à l’issue du conflit il n’existera plus qu’une seule grande famille, celle de l’empereur.

Debout derrière le fauteuil de l’empereur, le général Glaken se tenait prêt à intervenir. Délokas était dans le secret depuis le début. Ses innombrables relations avaient été importantes dans le bon déroulement de leur action punitive contre les Akour, mais il y avait des limites entre l’impudence et la trahison.

— Les Cinq Familles sont la base de notre société, les mettre à terre, c’est mettre en péril toute notre civilisation, se défendit Délokas.

Gabriel lui jeta un regard moqueur.

— Vous avez la mémoire courte, sénateur. Notre « civilisation » a connu bien des remous au cours des derniers siècles. N’oubliez jamais que les Cinq Familles étaient quinze à l’origine.

— Oui, mais leur nombre a été réduit par les voies politique et diplomatique. Jamais dans le sang, contre-attaqua Délokas.

— Eh bien, toute chose a une fin. L’équilibre de l’empire n’a tenu que par un rapport de forces égal entre chacune des Cinq Familles. Mais Arkan n’a cessé de faire croître son autorité sur des Familles Mineures, et vous savez autant que moi qu’il a réveillé la science des Titans. Nous devons l’arrêter quels que soient les risques qu’il en coûte.

— Même si cela devait mettre un terme à notre civilisation ? demanda Délokas, dépité.

Gabriel darda sur le sénateur son regard le plus dur.

— En effet, même si cela devait être, conclut-il.

Un froid glacial sembla envahir la pièce. Délokas serra les lèvres de colère. Il comprenait qu’il ne servirait plus à rien de discuter.

— Alors, que les dieux soient avec nous, fit-il avec sarcasme.

Il effectua un demi-tour et durant le temps qu’il mit à franchir les dix mètres qui le séparaient de la porte, il ne pensa qu’aux armes de jet du général Glaken. Il était allé trop loin. Bien des hommes avaient péri pour moins que ça. Mais, par il ne sut quelle mansuétude, il réussit à sortir sans qu’aucune arme ne vienne se planter entre ses omoplates.

— Pouvons-nous encore lui faire confiance ? fit Glaken qui s’était attendu à un ordre de son empereur.

Gabriel se leva de son fauteuil et fit face au général.

— Peut-être saura-t-il tenir sa langue. Mais peut-être pas, lâcha-t-il.

Glaken comprit le message et partit effectuer son office.

Seul entre les murs lambrissés de la pièce, Gabriel s’étonna de trouver une parcelle de remords au fond de sa conscience. Délokas n’était pas un mauvais homme. Ses conseils et ses ruses lui avaient à maintes reprises servi par le passé, mais cette fois-ci, les enjeux dépassaient toutes les épreuves qu’il avait pu connaître auparavant. Comme il venait de le dire, il ne pouvait prendre le moindre risque. Délokas ne devait pas parler.

Il hocha la tête et se força à focaliser ses pensées sur son prochain invité : Lord Wellington. Il était encore trop tôt pour lui parler des projets d’Arkan. Si Arkan venait à savoir que l’empereur savait qu’il avait réveillé les Titans, nul doute qu’il prendrait les devants et lancerait une attaque sans merci sur Elysium.

Néanmoins Gabriel avait d’autres arguments pour obtenir l’adhésion à son plan d’un des hommes les plus puissants et les plus influents de l’empire. Avec sa propre famille et les Wellington, il était certain que les Tang s’aligneraient sur leur position en laissant Arkan et Akour sans autres alliés qu’eux-mêmes.