XIX
HYPERBORÉA
Diana n’avait aucune idée du lieu où on l’emmenait. Encadrée par une escorte de quatre nonnes-guerrières, l’amazone savait qu’elle n’avait aucune chance de pouvoir s’échapper.
Un soleil éclatant illuminait le ciel de Felein, petite ville à plus d’une centaine de kilomètres de la capitale. L’air était doux et frais. L’architecture délicate. Les habitants avaient l’air heureux de leur sort. La prospérité pouvait se lire sur chaque visage.
Diana hocha la tête et maudit une nouvelle fois Arkan et ses ambitions destructrices.
Ils débouchèrent devant une grande bâtisse fortifiée qui se tenait en bordure de la ville. Une immense double porte en acier s’ouvrit dans un grincement désagréable. Un homme d’Église se tenait devant eux.
— Je vous attendais, fit-il. Je suis heureux de voir que vous avez choisi les voies de la raison. Que les dieux en soient remerciés !
Diana opina de la tête. Elle ne devait en aucune façon montrer son dégoût.
— Suivez-moi, il est temps de nous prouver que vos actes sont en accord avec vos dires, fît-il énigmatiquement.
Les nonnes-guerrières sourirent méchamment et, de leurs lances, indiquèrent à Diana d’avancer. Ils passèrent sous l’arche et s’enfoncèrent dans le bâtiment. De hautes fenêtres laissaient passer des rayons de lumière qui éclairaient les vastes corridors. Aucun son, hormis celui de leurs pas.
Diana repensa à sa dernière entrevue avec le prince Arkan. Elle avait eu beau élaborer toutes les théories possibles, elle savait que sa seule chance de s’échapper était de convaincre son geôlier de son revirement en faveur d’Arkan.
Celui-ci avait paru la croire et l’avait félicitée pour son choix. Néanmoins l’escorte de nonnes-guerrières qui la surveillait depuis son incarcération n’avait pas pour autant baissé sa vigilance. Elle s’attendait à une sorte d’épreuve et se tenait prête à l’affronter quelles qu’en soient les difficultés. Aussi n’avait-elle pas été surprise quand on était venu la chercher pour la conduire dans un lieu où son dévouement à la cause devrait être mis à l’épreuve.
— Si votre esprit a accepté d’oublier ses anciens préceptes et de s’aligner sur une vision plus moderne des textes sacrés de l’aposthène, il n’en est pas forcément de même pour votre corps, fît le prêcheur.
Ils traversèrent un vaste couloir sombre dont la voûte se perdait à près de vingt mètres de hauteur.
— L’être humain est constitué d’un corps et d’un esprit. L’un ne va pas sans l’autre. Quoi que vous disiez votre corps doit l’accepter, et quoi que vous fassiez votre esprit doit le supporter, continua-t-il d’un ton mielleux.
Diana garda le silence. Elle n’avait que faire de ces sermons religieux. Elle ne croyait en rien, si ce n’est à son ordre. Mais le moment était malvenu de faire part de ses pensées les plus intimes.
Ils débouchèrent dans une salle carrée dont les murs étaient recouverts d’opale et d’obsidienne. Une coupole formée de vitraux recouvrait l’ensemble de la pièce. Ils la dépassèrent et continuèrent leur chemin pour aboutir devant un escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans le sol.
— La peur est à l’origine de toutes les lâchetés. Seul celui qui ne connaît pas la peur est à même de revendiquer le statut d’humain. Et quelle est la plus grande peur de l’humanité ? demanda le prêcheur en descendant les premières marches.
Les nonnes-guerrières les encadraient, munies de torches afin de faciliter leur descente.
Diana comprit qu’il était temps qu’elle entre dans le jeu.
— La mort. La fin. L’incertitude de notre devenir, fit-elle.
— Très juste, fit le prêcheur qui se retourna vers elle afin de croiser son regard.
À la lueur des torches, Diana put lire dans les yeux du prêcheur une foi véritable. L’homme croyait véritablement servir les dieux !
— Vous ne connaissez pas la peur, n’est-ce pas ? reprit le prêcheur.
La demande était plus une affirmation qu’une question. Diana garda son regard fixé sur le sien.
— Et pourtant vous ne croyez pas aux dieux, reprit-il. Quel est votre secret ?
Cette fois-ci, c’était une véritable interrogation.
— Je crois aux dieux, mentit-elle.
Elle ne savait quel jeu jouait le prêcheur, mais elle avait compris que seule la vérité pourrait la perdre. Il ne fallait pas qu’il se doute de ses véritables pensées.
L’homme d’Église fit une moue dubitative mais ne la questionna pas plus avant. Il reprit la descente comme si de rien n’était.
— Les évangiles sont très clairs, vous savez. Les dieux ne renient aucunement la science en tant que telle, mais seulement son usage incontrôlé. Entre de bonnes mains, la science peut être un atout pour l’humanité, fit-il alors qu’ils venaient d’atteindre le plus bas niveau de la bâtisse.
— Je n’en doute plus. La connaissance est un bienfait des dieux, et ce serait blasphémer que de s’aveugler à ne pas s’y abreuver, répondit-elle en espérant être crédible.
Le prêcheur sembla satisfait de sa réponse. Il inséra une clé dans une des portes situées en enfilade dans un long couloir humide, puis l’ouvrit en grand. Deux nonnes-guerrières passèrent les premières et éclairèrent les lieux. Une sale odeur de moisissure imprégnait l’endroit, ainsi que des relents d’excréments et d’urine.
Diana suivit le prêcheur et pénétra dans la pièce. Elle découvrit un homme dévêtu et enchaîné. Un homme brisé qui avait souffert le supplice des Treize Voies du Pardon. Elle ne put réprimer un léger tremblement de la joue.
— Vous connaissez cet homme, n’est-ce pas ? fit le prêcheur.
Diana hocha lentement la tête. À quoi bon nier une évidence ?
— Cet homme est un hérétique. Il n’a pas voulu entendre le véritable message des dieux. Les démons sont en lui. Notre pouvoir est malheureusement limité. La seule chose que nous pouvons faire pour lui est d’essayer de lui faire avouer ses crimes. Mais l’homme est coriace finit-il avec un geste désolé de la main.
— Vous voulez que je le tue ? demanda-t-elle en réussissant à ne montrer aucun trouble dans sa voix.
C’était donc ça son épreuve. Tuer un homme à qui elle devait la vie. Elle s’était attendue à pire. Mais elle comprenait que Claudius lui serait reconnaissante de cela. Elle était une amazone et tuer pour sauver l’empire était aussi naturel pour elle que de respirer.
— Non, seulement que vous lui fassiez connaître la dernière des Treize Voies du Pardon.
Un frisson glacé parcourut l’échine de Diana.
« Les ordures ! » pensa-t-elle, ivre d’une colère intérieure.
— Diana ? fit Claudius.
Le visage boursouflé, il était incapable d’ouvrir les paupières, qui de toute façon n’ouvraient que sur des orbites énucléées. Son corps était zébré de mille entailles. Ses oreilles avaient été coupées. Et la position de ses jambes était d’un grotesque effrayant. Tous les os avaient été brisés. Une partie de sa poitrine avait été dépecée.
— Oui, répondit-elle en sachant qu’elle devait faire très attention à ses paroles.
— Que les dieux vous protègent, fit-il avant que la lanière d’un fouet ne vienne réveiller les blessures de son torse.
Claudius poussa un cri désespéré et laissa retomber sa tête.
— Tenez, fit le prêcheur en tendant une tenaille à Diana.
Elle la prit sans hésiter. Elle savait ce qu’elle devait en faire. C’était abject. Mais avait-elle vraiment le choix ? Elle devait survivre quoi qu’il lui en coûte pour ne pas laisser cette horreur impunie.
Elle se rapprocha de Claudius, se mit à genoux et, se forçant à contrôler ses émotions qui lui hurlaient de partir, elle attrapa les parties génitales de l’homme et commença à tirer. Malgré son épuisement extrême, Claudius poussa un hurlement terrifiant et parvint à ouvrir ses orbites creuses et dégoulinantes.
Diana ne put s’empêcher de trembler. Néanmoins elle continua à tirer. Elle devint sourde aux cris épouvantables et puisa au plus profond d’elle-même la force pour ne pas fléchir. D’un dernier coup vigoureux, elle lui arracha les parties. Claudius sombra dans l’inconscience.
— Voilà, fit-elle en remettant les tenailles au prêcheur.
L’homme semblait perplexe. Il n’aurait pas cru qu’elle ait le courage de le faire. Persuadé qu’elle n’avait aucunement rejoint leurs principes, il n’avait attendu que sa couardise pour l’emprisonner et lui faire subir des supplices dont il avait le secret.
— Vous êtes très forte. Je suis à présent presque convaincu que les voies des seigneurs ont touché votre âme.
Diana ne releva pas le « presque ». Elle n’avait qu’une seule envie : sortir de ce cachot et retrouver l’air libre.
— Mais il vous reste encore une épreuve à effectuer pour nous prouver votre bonne foi, improvisa-t-il.
Il ne voulait pas qu’elle s’en aille. Il fallait qu’elle soit sienne. Ce corps l’hypnotisait. Il devait la posséder coûte que coûte.
— Si vous y tenez, fit-elle en comprenant que le prêcheur ne la lâcherait pas jusqu’à ce qu’elle commette une faute. Quel est donc ce nouvel acte qui fera de moi un être digne de confiance ? demanda-t-elle.
Le prêcheur se rapprocha d’une des nonnes-guerrières.
— Posez votre main sur ce tabouret, ordonna-t-il à Diana.
L’amazone comprit aussitôt où il voulait en venir. Elle s’avança, se baissa et s’exécuta. Le moment de vérité était enfin venu. Elle n’avait plus le choix. Tout allait se jouer dans les secondes qui suivraient.
Elle se récita une litanie contre la peur et se mit en mode instinctif.
— Vous avez péché durant trop d’années pour que votre corps n’ait pas été contaminé. Vous comprendrez que vous devez sacrifier une partie de vous-même pour que votre réhabilitation soit complète et que vous receviez la grâce, fit le prêcheur.
— Je comprends, fit-elle.
Le prêcheur sentit la colère monter en lui. Elle devait céder.
— Diana, ne cherchez pas à nous mentir. Nous savons que vous ne trahirez jamais les vôtres. À quoi bon souffrir pour rien ? Avouez votre rejet de nos principes et je vous promets que vous serez traitée comme une simple prisonnière.
— Je ne puis avouer ce que je ne pense pas. Les dieux connaissent ma profonde dévotion à votre cause. Allez-y, fit-elle.
Le prêcheur éructa un cri de rage. Les quatre nonnes-guerrières commençaient à trouver son attitude étrange. Il devait reprendre le contrôle de lui-même. Cette chienne allait payer. D’une manière ou d’une autre, il la posséderait !
— Tranchez-lui la main ! cracha-t-il.
Diana ne réagit pas. Elle ferma les yeux et analysa la pièce rien qu’aux sons qui s’en dégageaient. Elle pouvait sentir les battements de cœur de toutes les personnes présentes. Quatre nonnes, le prêcheur et Claudius. Beaucoup trop de monde dans un si petit espace. Elle visualisa intérieurement chacun des mouvements à faire en anticipant du mieux possible ceux de ses adversaires.
Elle entendit le bruit de la paille froissée par les pieds de la nonne-guerrière qui s’approchait d’elle. Elle perçut le son d’une lame que l’on retirait de son fourreau. Les yeux toujours fermés, elle se tint prête.
Soudain une infime vibration de l’air et Diana retira sa main du tabouret. La lame passa à moins d’un centimètre de sa main. Dans un mouvement d’une célérité incroyable, l’amazone bondit sur la nonne et lui broya l’œsophage de la main gauche, avant de se baisser pour ramasser l’épée de cette dernière.
Elle rouvrit les yeux, eut le temps de sauter sur le prêcheur et sans hésiter se rua vers la porte et la referma. Elle ne pouvait fuir en laissant des survivants qui donneraient aussitôt l’alerte. Les trois nonnes se tenaient en face d’elle, leur regard empli de fureur.
— Baissez vos armes ! fit le prêcheur, à moitié asphyxié par le bras de Diana qui le maintenait près d’elle.
L’amazone savait qu’elle devait agir vite. Elle lâcha sa prise sur le prêcheur et l’envoya sur les nonnes. En essayant de l’éviter, ces dernières perdirent les dixièmes de seconde qui suffirent à Diana pour transpercer le torse de l’une d’elles, avant de se retrouver face à deux guerrières qui commencèrent à se battre, épée contre épée, avec elle.
Le combat était inégal. Aussi forte fût-elle, Diana comprit très vite qu’elle avait affaire à de redoutables épéistes.
Une lame lui érafla l’épaule gauche, elle feinta du corps et contre-attaqua ; mais les chances étaient par trop inégales. Les nonnes-guerrières jouaient avec elle.
— Ne la tuez pas, je la veux vivante ! hurla le prêcheur qui s’était réfugié au fond de la cellule.
Diana décida de jouer le tout pour le tout. Elle préférait mourir que de devoir subir le châtiment des Treize Voies.
Elle fonça sur une des nonnes qui ne put que reculer, et alors qu’une autre allait lui transpercer la jambe, Claudius, dans un effort de volonté phénoménal, réussit à bouger ses jambes brisées pour faire trébucher la nonne. Diana réagit aussitôt et égorgea la nonne tombée à terre. Elles n’étaient plus qu’une contre une. L’ivresse du combat la rendait aussi dangereuse qu’une tigresse aux abois. La dernière nonne-guerrière ne put rien faire face aux attaques frénétiques de l’amazone. À genoux, elle ne parvint pas à parer la lame qui lui traversa la bouche pour sortir de l’autre côté du crâne.
— Je vous en supplie, épargnez-moi, gémit le prêcheur, terrorisé.
Diana lui cracha dessus. Comme tous ceux de son espèce, sans le pouvoir, il n’était rien du tout. Il redevenait un être faible et peureux.
Elle se pencha vers lui et lui enserra la gorge de ses deux mains sans cesser de lui sourire.