XVI
HYPERBORÉA

Esteban se tenait accoudé sur un balcon qui dominait la ville. Demain, tout un peuple, tout un royaume allait célébrer son mariage. Un choix qu’il avait toujours espéré être dicté par son cœur plus que par sa raison. ! Malheureusement le jeu politique en avait voulu autrement. Ses devoirs de duc primaient sur toute autre chose. Il ne pouvait plus reculer. Il se marierait avec Catherina Arkan.

— Je vous dérange ? fit Hérizo en arrivant derrière lui.

Esteban avait trouvé cette pièce par hasard. Le palais du prince était un véritable labyrinthe. Les chambres, les couloirs et autres salons étaient tellement nombreux qu’il en avait vite perdu son chemin.

— Pas vraiment, répondit-il. Comment m’avez-vous trouvé ?

Le jeune prince d’Outremer se rapprocha et se retrouva lui aussi sur le balcon. Les lumières de la ville éclairaient la nuit de façon spectrale.

— Je me suis permis de vous suivre, répondit-il.

Esteban se retourna.

— Nous vivons une période étrange, fit-il. Qui sait ce qu’il va advenir de l’empire ?

Hérizo sourit et hocha la tête.

— Qui sait ce qu’il va advenir de nous ? rétorqua-t-il. Vous et moi sommes dans la même situation, des pions que l’on déplace à sa guise, sans aucune marge de manœuvre.

Malgré l’heure tardive, les bruits de la ville résonnaient jusqu’à leur hauteur. Esteban fronça les sourcils. Était-il donc si transparent ? Il sonda Hérizo du regard et n’y lut aucune malveillance.

— Malgré nos titres ronflants, nos vies ne valent guère mieux que celles de nos gens, lança-t-il avec amertume. Nous sommes à la merci des puissants. Et nous sommes obligés de nous y soumettre.

— Comme me semble éloignée l’insouciance de notre jeunesse ! Il est des fois où je donnerais tout pour une existence loin de ces palais…, fit Hérizo en laissant sa phrase en suspens.

Des souvenirs inondèrent la conscience d’Esteban. Toutes ces années passées à profiter des charmes d’Ibéride, des randonnées en forêt, des plages d’Oviedo, sans oublier ses innombrables conquêtes à la vertu légère. Si seulement tout avait pu rester ainsi.

— Maudit soit Arkan, fit-il dans un souffle.

Hérizo se rapprocha à moins d’un mètre de lui et posa sa main sur son épaule.

— Arkan est persuadé que le changement est inhérent à notre humanité. La stagnation ne menant qu’à la régression. Et si je me suis laissé attirer par ses propos pleins de fougue, je dois reconnaître que je ne suis plus sûr de rien. Si le changement, qu’Arkan appelle de tous ses vœux, n’entraîne pas une évolution générale de la société, alors que vaut-il ?

— Que voulez-vous dire ? fit Esteban qui, malgré le danger d’avoir une telle discussion, sentait que l’instant était capital pour son propre avenir.

— La révolution que va provoquer Arkan en réveillant la science des Titans n’entraînera qu’une seule chose : la domination totale d’un homme sur tous les autres. Ni plus ni moins que ce que nous connaissons déjà. Les habits et les armes du pouvoir vont effectivement changer, mais en rien le destin de l’humanité. Si j’aspire à un changement, ce n’est pas sur la forme mais sur le fond. (Il prit le temps d’une longue inspiration et continua :) Arkan ne désire aucunement une société nouvelle. Il n’est qu’un tyran qui est prêt à sacrifier la vie de millions d’hommes et de femmes pour assouvir ses pulsions morbides. Quoi qu’il en dise, le chaos le fascine, Arkan souffre de ne pas se servir de son pouvoir à sa juste valeur. Il veut prouver au monde qu’il est le plus fort.

— Réflexe puéril ! le coupa Esteban.

Jeune étudiant auprès de ses précepteurs, on l’avait très vite mis en garde contre la fascination du pouvoir. Ce besoin d’imposer sa volonté sur son entourage, de vouloir tout diriger dans l’unique but d’assouvir un ego démesuré. Ce désir d’être supérieur aux autres, de croire qu’en approchant les pouvoirs divins l’on puisse devenir soi-même un dieu.

— Aussi puissants qu’aient pu être les empereurs, tous ont fini sous terre et oubliés par le temps, ajouta Hérizo sur la même ligne de pensée.

— Certainement, mais ces hommes préfèrent s’illusionner de leur pouvoir quasi divin sur les humains que d’affronter la mort en face ! Pathétique ! cracha Esteban en serrant les poings.

De nombreux philosophes s’étaient penchés sur le sens de la vie et la seule réponse valable était la mort. Sans la mort, aucune vie n’aurait de sens.

— L’homme est épris de vie parce qu’il sait que son temps est compté. L’immortalité serait la fin de ce qui fait de nous des êtres humains, cita Hérizo en remerciant Kléton de ses cours auxquels il avait souvent participé avec dérision.

Des nefs s’envolèrent au loin. Esteban sourit et se sentit devenir euphorique. Après des journées à ressasser son triste sort, ce jeune prince venait de le sauver des tourments de son âme.

— Alors, décidons de vivre le plus intensément possible. Il vaut mieux une vie courte mais riche, qu’une longue et triste vie aux côtés d’une princesse acariâtre, fit-il en tentant de plaisanter.

— Cela me semble, en effet, très souhaitable, admit Hérizo. Cette femme n’est pas pour vous. Elle a un serpent à la place du cœur.

Lui aussi se sentait devenir euphorique. Il ne connaissait Esteban que depuis quelques heures seulement, mais très vite il avait compris que ce duc était fait du même bois que lui. Un ami plus qu’un nouvel allié.

— Pourtant je ne puis annuler ce mariage, fit Esteban.

— Très juste, mais il est peut-être temps que vous ayez une discussion avec cette femme. Mettez les choses au clair dès à présent. D’autant plus que je ne crois guère que ce mariage la satisfasse au plus haut point.

Esteban prit une mine perplexe.

— Ne le prenez pas mal, mais tout donne à penser que ce genre de personnage aurait préféré un mariage plus prestigieux.

Un rire issu du fond de ses tripes sortit de la gorge d’Esteban. Le prince d’Outremer était un homme étonnant de franchise et de perspicacité. Il se rapprocha de lui et lui posa à son tour la main sur l’épaule.

— Un petit duc d’une Famille Mineure pour la grande princesse Arkan ! ironisa-t-il, débonnaire. Oui, je crois qu’il est plus que temps que j’aille lui parler.


Nue devant le grand miroir de son salon, Catherina jouissait de la vue de son corps. Une perfection. Elle passa la main sur sa poitrine, puis sur son ventre, et éprouva un soudain dégoût à l’idée que le duc de Mandragore puisse penser qu’il pourrait le souiller de ses mains ! Une grimace déforma ses traits.

Un coup frappé à sa porte la sortit de ses pensées meurtrières.

— Un instant ! hurla-t-elle.

Elle retourna dans sa chambre pour se vêtir d’une robe de soirée, puis, quand elle eut fini de s’habiller, elle daigna enfin ouvrir la porte de ses appartements.

C’était sa camériste.

— Le duc de Mandragore demande une entrevue avec Votre Sérénité.

Catherina garda un visage impassible. Que pouvait-il bien avoir à lui dire ? Était-il possible qu’il renonçât au mariage ?

— Très bien, conviez-le à la salle des Seigneurs.

La femme de chambre fit une révérence et ressortit aussi humblement qu’elle était entrée.


Cela faisait près de deux heures qu’Esteban attendait dans la grande salle. D’immenses portraits de princes ancestraux étaient accrochés aux murs. Un éclairage très travaillé les illuminait avec subtilité.

Debout devant une toile représentant un homme au visage carré et à la barbe courte, le duc de Mandragore essayait d’évacuer son anxiété en laissant ses pensées se perdre dans des réflexions anodines. Il n’avait jamais été un très grand amoureux des arts, néanmoins il trouvait plaisir à étudier le talent de ces peintres anciens qui avaient créé ces œuvres. Esteban était particulièrement fasciné par l’intensité du regard qui se dégageait du visage du prince Léopold Arkan, mort plus de quatre siècles auparavant. Comment, en quelques coups de pinceau, un artiste était-il capable de retranscrire cette aura ?

Il fit quelques pas et passa au tableau suivant. Une porte s’ouvrit dans son dos. Esteban s’obligea à ne pas se retourner. Il ne devait pas montrer toute l’impatience qui s’était accumulée en lui durant ces deux heures d’attente.

Un froissement d’étoffe ainsi que le bruit des pas sur le parquet l’avertirent que Catherina se rapprochait de lui.

— Knut Arkan, fit la princesse en se postant à ses côtés. Un homme d’une très grande érudition et un combattant hors pair.

Esteban se retourna vers la princesse et nota aussitôt le lien de parenté évident entre Catherina et les illustres hommes qui gardaient cette pièce.

— Oui, mais malgré toutes ses qualités, il n’en a pas moins rejoint le royaume des morts, fit-il en passant à l’attaque.

Catherina se retint de justesse de le gifler. Pour qui se prenait-il pour traiter sa lignée avec autant de désinvolture ?

— Pensez-vous être au-dessus du commun des mortels pour vous moquer de mes ancêtres ? lâcha-t-elle.

Avec un certain plaisir, Esteban remarqua que le visage de la princesse, habituellement pâle, avait pris une teinte rosée.

— Je ne me moque que de la prétention des hommes et de leurs ambitions. Quels que soient leur force ou leur valeur, leur courage ou leur volonté, tous les hommes finiront sous terre, fit-il. Je ne pense pas vous choquer en vous annonçant que je ne crois en rien au principe de l’aposthène.

Catherina jugula sa colère et s’obligea à garder un visage impassible.

— Et c’est pour me faire écouter vos propos hérétiques que vous avez jugé bon de me déranger ? fit-elle d’une voix pleine de fiel.

Esteban sourit.

— Je ne suis là que pour vous faire savoir qu’une fois la guerre finie, je ne souhaite aucunement consommer notre mariage. Je serai un allié fidèle, et en tant qu’épouse vous bénéficierez de l’exploitation totale des mines de jitz. En contrepartie, je ne désire que ma liberté de choisir mes amantes comme bon il me semblera, tout comme vous pourrez prendre du plaisir avec les hommes qui vous conviendront, fit-il d’une voix sereine avant d’ajouter : Cependant, je tiens à être le père du futur régent d’Ibéride.

Catherina posa un long et pénétrant regard sur le duc, avant de laisser errer son regard sur les tableaux qui ornaient la pièce.

— Est-ce donc pour m’insulter que vous êtes venu me voir ? fit-elle en reportant son regard sur lui.

— Non, je suis venu vous avertir que je ne me laisserai pas tuer par vos hommes quand l’envie de régner sur mon domaine vous viendra, claqua-t-il.

Une lueur de fureur passa dans les yeux de Catherina. L’homme était vraiment loin d’être un imbécile. Elle maudissait une nouvelle fois son frère de l’avoir forcée à contracter ce mariage stupide.

— Et maintenant vous me menacez ! cracha-t-elle avec dégoût. Veuillez sortir immédiatement !

Esteban ne bougea aucunement.

— Je ne quitterai cette pièce qu’une fois que j’aurai votre promesse de vous en tenir à mes conditions, fit-il.

Une certaine anxiété monta en lui. Il savait qu’elle était capable de le faire exécuter sur-le-champ. Pourtant la peur était absente de ses esprits. Il n’avait rien à perdre. Il devait montrer à Catherina que jamais elle n’aurait de pouvoir sur lui ni sur son domaine.

— Je vous donne ma parole que je vais réfléchir à votre proposition. Je vous ferai connaître ma réponse dans la journée. Pour l’heure, allez-vous-en ! le congédia-t-elle en criant presque.

Esteban comprit qu’il ne pouvait pousser plus loin l’affront. Il devrait patienter avant de savoir s’il avait gagné ce premier duel.

Il fit une courte révérence à l’adresse de sa promise et quitta les lieux.