HYPERBORÉA

Un sentiment de désœuvrement s’était peu à peu installé sous le crâne du Grand Prêcheur. Il avait perdu toute notion du temps. La seule chose qu’il ressentait était une fatigue physique et psychique totale. Il avait failli à sa mission. Il avait failli au rhado.

— Je n’en peux plus, assez, tenta-t-il de rugir, mais seul un son écorché surgit de sa bouche pâteuse.

La nonne-guerrière s’arrêta et revint en arrière. Dans l’obscurité totale, elle prenait soin d’avancer avec prudence dans les innombrables conduits qui creusaient la montagne. Elle n’avait aucune idée sur leur possibilité de trouver une issue, mais savait que rien ni personne ne l’empêcherait d’essayer.

— Aurais-je risqué ma vie pour rien ? Le Grand Prêcheur n’est-il qu’une épave ? fit-elle en lui attrapant un bras.

— Je n’ai pas votre jeunesse. Que les dieux me pardonnent, laissez-moi mourir, je ne fais que vous retarder, gémit-il.

N’ayant pu récupérer un quelconque vêtement au cours de leur fuite, il était toujours nu et la froidure des cavernes le transperçait de part en part.

— Allons, j’attendais mieux de vous. Vais-je devoir vous porter une nouvelle fois ? fît-elle.

Claudius leva une main faible et parvint à l’instinct à toucher le visage de la nonne. Qui était cette femme ?

— Pourquoi vous évertuez-vous à me sauver ? À ce que j’en sais, l’empereur ne possède aucun espion dans les murs de la Citadelle, et encore moins auprès des nonnes-guerrières. Qu’attendez-vous de moi ?

La nonne rabattit plus abruptement qu’elle ne l’aurait souhaité la main de Claudius.

— L’empereur lui-même n’est pas au courant de mon existence. Il sait seulement que nous veillons sur ses intérêts. Et en ces temps de chaos annoncé, notre anonymat est notre force.

— Suis-je donc si important pour que vous risquiez votre vie pour me sauver ? interrogea Claudius.

Il voulait rester seul. Qu’on le laisse mourir. La douleur des tortures qu’il avait subies dans sa geôle se rappelait à lui. Il était à bout de forces.

— J’obéis aux ordres. Peu importent mes sentiments, claqua-t-elle avant de redresser le vieil homme sur ses jambes. Que vous le vouliez ou non vous allez me suivre.

Le Grand Prêcheur hocha la tête et inspira fortement. Ses côtes le faisaient horriblement souffrir mais il réussit à ne pas gémir. Il se sentait humilié. Pourquoi fallait-il donc que cette femme s’acharne à le sauver ?

— Très bien, continuons, fit-il, puis il ajouta : Mais cela ne servira qu’à reculer l’échéance. Je n’ai aucune chance de survivre. Seule, peut-être en aurez-vous une.

— La discussion est close, nous avons déjà perdu trop de temps. Donnez-moi la main, ordonna la nonne.

Claudius prononça une prière puis tenta un pas en avant. Avec soulagement, il se rendit compte que ce bref répit lui avait permis de récupérer un peu de forces. Ainsi, tenu par la main, il se laissa entraîner une nouvelle fois dans les tunnels ténébreux qui creusaient la montagne. Si un grand nombre étaient d’origine naturelle, nul doute que beaucoup d’autres avaient été créés par la main de l’homme.

La Citadelle des Cieux recelait bien des secrets et des mystères. Repaire depuis des siècles d’une branche extrémiste de l’Église, elle était en situation de quasi-autarcie face au reste du culte. Le rhado lui-même n’avait qu’un pouvoir limité sur le Grand Maître qui gérait comme bon lui semblait sa juridiction, à savoir Hyperboréa et ses satellites. Les nonnes-guerrières en étaient l’exemple le plus frappant. Corps d’élite institué près de cinq siècles auparavant, elles répondaient aux seuls ordres du Grand Maître.

Abîmé dans ses pensées, essayant d’extrapoler quant aux objectifs de Galadael et des autres puissances en présence, Claudius perdit toute notion du temps. Plus ils s’enfonçaient dans le dédale de conduits, plus ses pensées se faisaient évanescentes pour ne se limiter, au bout d’un moment, qu’à l’idée de mettre un pied devant l’autre. Il était au-delà de la fatigue. Omniprésente, la douleur était la seule chose qui lui faisait garder conscience qu’il était encore en vie. Un pied puis un autre. Inspirer, expirer. Ne pas tomber… Ne pas tomber…


Une gifle le réveilla en sursaut. Claudius ouvrit les yeux, et entraperçut le visage de la nonne.

— Il va falloir que vous vous aidiez de vos jambes, nous allons devoir grimper là-haut, l’encouragea-t-elle en indiquant une ouverture au-dessus d’eux d’où provenait la lumière.

Déboussolé, il comprit qu’il avait dû s’évanouir. Et plutôt que de le laisser mourir sur place, la nonne l’avait de nouveau porté et sauvé.

« Pourquoi tant d’efforts ? » se dit-il alors que des courbatures irradiaient dans tout son corps.

— Je n’y arriverai pas, geignit-il.

— Cessez de vous plaindre, pensez à l’image que vous donnez des vôtres ! l’incendia la nonne.

Alors qu’il se croyait aussi sec qu’un fruit laissé au soleil du désert, un puissant sentiment de honte s’empara de lui, et son orgueil refit surface.

— Je suis désolé, réussit-il à dire.

Il leva les yeux et se laissa envahir par la lumière qui venait du boyau vertical. La lumière contre les ténèbres. Il ne fléchirait pas une seconde fois.

Dubitative, la nonne exécuta un saut et réussit à atteindre le bord du conduit. Ses doigts trouvèrent l’acier d’un barreau, et à la force de ses bras elle se hissa, attrapa le barreau et parvint ainsi à tirer tout son corps dans le boyau. Puis, assurant sa prise de sa main gauche, de la droite elle déroula la corde qu’elle gardait en ceinture et la fit glisser jusqu’au sol.

Sans qu’elle ait besoin de dire un mot, Claudius l’attrapa et s’en enroula les mains. Incapable d’effectuer le saut de la nonne, il ne pouvait compter que sur la force de cette dernière pour le sortir de là, et quand il commença à s’élever dans les airs, il remercia les dieux de lui avoir envoyé une telle force de la nature.

Il atteignit les premiers barreaux et s’y agrippa avec toute l’énergie qu’il lui restait. Au-dessus de lui, la nonne n’émettait pas le moindre souffle. Rien ne semblait pouvoir l’épuiser.

« Mais qui est-elle ? » se dit Claudius pour la énième fois.

En silence, ils grimpèrent un à un tous les barreaux et quand ils furent presque au niveau de l’ouverture, la nonne s’arrêta.

— Vous restez là tant que je ne suis pas revenue, vous m’avez compris ? ordonna-t-elle.

— Oui, je vais essayer, fit Claudius dont chacun des muscles tressautait de fatigue.

La nonne doutait de la conviction de l’homme d’Église, aussi elle redescendit vers lui, et, malgré l’étroitesse du boyau, elle lui enroula les deux poignets autour de la corde, elle-même reliée plus haut à un des barreaux par un nœud impossible à défaire sans expérience.

— Je reviens. Quel que soit le temps que je mettrai, ne criez pas et ne demandez pas de l’aide, intima-t-elle.

Sans attendre sa réponse, elle se hissa à nouveau jusqu’à l’ouverture et y passa la tête. Un sourire illumina enfin ses traits.


— Réveillez-vous, souffla une voix à son oreille.

Une fois de plus, il avait perdu connaissance. Claudius ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Une forte lumière irradiait du plafond.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il en sentant sous lui le moelleux confort d’un sommier.

Il rouvrit les yeux et découvrit une vaste chambre. Un mobilier étrange décorait la pièce. Un lustre garni d’ampoules électriques pendait au plafond.

— Là où nous n’aurions jamais dû arriver, répondit la nonne. Tenez, je vous ai trouvé ça, répéta-t-elle en lui tendant des vêtements.

Le prêcheur se redressa sur le lit et en oublia ses douleurs musculaires. Il jetait un regard consterné par la fenêtre de la chambre.

— Ils ont osé réveiller ce qui dormait ! souffla-t-il.

Claudius prit les vêtements et dès que ses doigts effleurèrent le tissu il en comprit leur provenance. Il enfila le pantalon et sentit le tissu lui réchauffer les jambes, l’apaiser. Il mit le maillot de corps et ressentit le même effet. Était-ce une impression ou bien ces vêtements avaient des vertus médicinales ?

— Réveiller quoi ? demanda la nonne.

Le Grand Prêcheur jeta un regard tourmenté vers la jeune fille.

— La science des Titans, répondit-il, effondré.

Il revint se poster à la fenêtre et put observer la puissance des sciences oubliées. Des centaines de machines aux formes aussi étranges que disparates s’activaient sous ses yeux.

« Que les dieux nous pardonnent », pria-t-il en sachant qu’il était déjà trop tard.

La nonne-guerrière se figea. Des soldats venaient de pénétrer dans l’imposante salle des machines… L’un d’eux leva la tête et croisa son regard. C’en était fini de leur espoir de fuite. Claudius secoua la tête.

— Vous m’avez sauvé la vie pour rien ! s’exclama-t-il, le cœur serré de frustration.

— Au moins nous mourrons en ayant eu les réponses, répliqua la nonne qui posa la main sur la garde de son épée.

Claudius lui lança un regard pénétrant.

— Il me manque une réponse, annonça-t-il. (Us se regardèrent durant un long silence, puis il ajouta :) Qui êtes-vous ?

La nonne-guerrière était sous le coup de ses serments, mais l’homme qui allait mourir méritait de savoir la vérité avant de l’emporter dans la mort.

— Je me nomme Diana, je suis une amazone, lui déclara-t-elle.

La stupeur s’afficha sur les traits du Grand Prêcheur, et alors qu’il allait poser une nouvelle question, le martèlement causé par la course des soldats se rapprocha. Tout était terminé.