VII
ELYSIUM

La tension était palpable. Tous les hommes qui se trouvaient dans la pièce pouvaient la sentir. Une odeur écœurante de transpiration imprégnait les lieux. L’empereur Gabriel X se tenait en bout de table et gardait un visage aux traits impassibles. Il devait gagner encore un peu de temps. Il savait que le prince Arkan ne tarderait pas à lâcher ses forces sur l’empire. Il fallait juste qu’on lui laisse une année.

— Ma décision est irrévocable, fit-il en s’adressant aux trois hommes qui lui faisaient face.

Le sénateur Délokas n’en revenait pas. Il n’aurait jamais cru l’empereur capable d’une telle folie.

— Nous ne devons pas envenimer la situation. Nous devons faire profil bas…

— Assez ! le coupa le général Glaken d’un ton assassin.

La Perle d’Ambre n’était plus. Tous ses hommes avaient péri dans l’affrontement contre un ennemi qui n’avait laissé aucune trace.

« J’aurais dû rester sur place », se reprocha-t-il en sachant toutefois qu’il n’aurait pas mieux agi que le général Song.

— Arkan et ses alliés doivent comprendre que l’on ne peut s’en prendre à l’empire sans en payer le prix, ajouta-t-il. Laissez-moi mener une action contre eux.

À l’autre bout de la table, le primo gardait le silence. Vêtu de la bure caractéristique de son statut et de sa fonction, il avait plus un rôle d’observateur que de consultant. Il était le premier représentant du rhado auprès de l’empereur et se devait d’assister à cette réunion de crise. Néanmoins, il se racla la gorge et sortit de sa réserve.

— Le rhado ne soutiendra pas une telle action, fit-il d’une voix péremptoire.

Ses paroles résonnèrent dans la vaste salle de la Pénitence. Le temps sembla suspendu. Délokas laissa se perdre son regard sur les immenses colonnes de marbre beige qui soutenaient la voûte translucide. Des rayons d’un soleil éclatant baignaient la pièce d’une chaleur spectrale.

L’empereur fixa l’homme d’Église. Les temps étaient aux décisions radicales. Il n’avait pas demandé à être l’homme sur qui reposait le destin de l’humanité, mais face aux enjeux qui s’annonçaient, il se devait de prendre les bonnes décisions, aussi graves de conséquences soient-elles sur la viabilité de l’empire. Une menace bien plus grave était sur le point de s’abattre sur eux. Chaque jour était compté.

— Nous ne lui en demandons pas tant, fit Gabriel X. Qu’il veille simplement à ne pas s’interposer entre moi et les forces d’Arkan.

Le visage du primo se raidit. Il n’avait pas l’habitude d’être traité de telle façon. D’après ses comptes rendus auprès du rhado, la situation de l’empereur pouvait très vite se retrouver déstabilisée.

Disséminée sur toutes les planètes de l’empire, l’Église aposthénique était la force la plus importante de la galaxie. Si l’empire avait le pouvoir sur les armes, l’Église l’avait sur les esprits et les consciences.

— Vous ne savez pas ce que vous faites, le prévint-il d’une voix qui laissait transparaître sa colère.

Le visage rougi par les sentiments qui s’agitaient en son esprit, Glaken se leva d’un bond.

— Qui êtes-vous pour oser parler à l’empereur de cette façon ? hurla-t-il en repoussant son fauteuil en arrière.

Une main sur la garde de sa courte épée, il était prêt à en découdre au moindre mouvement de son empereur.

— Vous connaissez le secret des anciens, ouvrez-nous vos archives, laissez nos hommes pénétrer dans les Temples de Gana.

« Brave Glaken », se dit Gabriel, qui connaissait pourtant l’impossibilité d’une telle démarche. Mais les archives, sans les érudits experts à déchiffrer les textes, n’avaient aucun intérêt. L’Église se devait de collaborer. Pourtant elle préférait s’en référer au texte fondateur de l’empire : à savoir, utiliser les sciences uniquement dans le cadre de la Charte d’une Civilisation Pacifique.

— Méfiez-vous de vos chiens, Gabriel, répondit le primo en fixant l’empereur droit dans les yeux.

Glaken sentit tous les muscles de son corps près d’exploser. Mais il se retint de laisser parler sa colère.

— Général, rasseyez-vous, intima Gabriel X, conciliant.

La mort dans l’âme, Glaken obtempéra. Une colombe quitta sa niche pour traverser, dans un vol plein de grâce, la salle de bout en bout.

— J’aurais aimé vous annoncer cela de tout autre manière, mais puisque vous m’y acculez, faisons fi de toute convenance.

— De quoi parlez-vous ? interrogea le sénateur Délokas qui transpirait à grosses gouttes.

L’avenir de tout un empire se jouait sous les colonnes de la vaste salle. Il participait à l’Histoire, et il n’aimait pas cela.

— Si nous vous avons demandé de nommer Désiré N’Goya comme futur époux, à la place du prince Arkan, c’est pour la simple raison…, commença le primo avant de s’arrêter tout net.

Le rhado lui avait toujours ordonné de ne jamais en révéler la nature, sauf en cas de nécessité absolue. À présent le moment était venu de leur divulguer l’atroce réalité.

— Nous soupçonnons Arkan de vouloir réactiver les anciennes machines, fit-il d’une voix sourde.

Depuis des millénaires, l’Église avait veillé à ce que jamais personne ne tente de briser les édits dénonçant les sciences qui avaient causé la chute de l’empire originel. Et malgré la succession d’empires, de conflits, de trahisons, de rébellions, de luttes intestines et de guerres ouvertes, jamais personne n’avait osé passer outre aux recommandations de l’Église. Mais comme en toute chose humaine, il fallait bien qu’un jour une brèche se crée. Et ce jour était arrivé.

— Comment est-ce possible ? fit Glaken.

Le primo repensa à la Citadelle des Cieux. Qui aurait pu se douter qu’en son sein subsistaient d’anciens textes ? Six siècles auparavant, en envoyant diplomatiquement sur Hyperboréa les extrémistes de la Confrérie du Repentir, Achille XI, le rhado de l’ère nessienne, leur avait offert un exil doré dans un des lieux mythiques de la religion aposthénique. S’il avait pu savoir qu’il leur donnait à ce moment-là le plus beau moyen de se venger de cette excommunication déguisée !

— Nous n’en savons rien, commença-t-il. Le prince Arkan possède de nombreux talents…

— Cessez de mentir ! le coupa brusquement l’empereur. Vous êtes les responsables de ce gâchis. Vous savez depuis des années que votre grand maître Galadael a mis la main sur des archives perdues. (Il se leva et pointa un doigt accusateur en direction du primo :) Vous saviez que les montagnes où trône la Citadelle des Cieux ne sont qu’une immense suite de galeries creusées par la main de l’homme. En vertu des traités qui régissent nos deux pouvoirs, vous auriez dû nous en parler, s’emporta, furibond, Gabriel qui voyait ses craintes confirmées.

Le primo se mura dans le silence. La plus grande confusion baignait ses esprits. Comment l’empereur pouvait-il savoir ? Il pensa poser la question mais savait que seul un rire sardonique serait sa réponse.

« Notre Église est infestée de traîtres », se dit le primo, abattu, qui trouva alors un axe pour sa défense.

— Peu de gens sont au courant des agissements d’Arkan et de Galadael et personne ne détient d’informations sérieuses. Nous avons envoyé un de nos hommes les plus fiables enquêter sur place. Nous n’avons plus aucune nouvelle de lui.

— Le Grand Prêcheur Claudius, répliqua du tac au tac le général Glaken dont un des services s’occupait à espionner les va-et-vient des personnalités importantes de l’Église.

Tout comme Délokas et quelques rares membres du gouvernement de l’empereur, Glaken connaissait les agissements du prince Arkan et ses ambitions. Néanmoins, il n’avait jamais soupçonné qu’une partie de l’Église soit de connivence avec lui. La Citadelle des Cieux un haut lieu de la trahison ? Cela paraissait désormais comme une évidence.

« Comment ai-je pu être si aveugle ? » se demanda-t-il en jetant un regard vers son empereur.

Silencieux depuis le début de cet échange houleux, le sénateur Délokas s’essuya le front. La situation était bien pire qu’il ne l’avait présagé. L’Église avait elle aussi ses brebis galeuses.

« Nous n’avons pas été assez méfiants », se maudit-il.

Un courant d’air traversa la salle. Bloqué par les immenses colonnes de marbre, il s’échappa par une des quatre ouvertures pratiquées dans la coupole.

— Vous auriez dû nous tenir au courant ! fustigea Gabriel en direction du primo. Mes hommes viennent tout juste d’infiltrer la Citadelle. Si nous avions eu vent plus tôt de vos soupçons à l’égard de vos propres hommes, nous aurions pu investir leur base depuis fort longtemps !

Le visage du primo ne cilla pas. Il savait qu’ils avaient commis une erreur, mais il était trop tard pour des excuses. Il fallait être désormais constructif et reprendre la main.

— Dans ce cas, cessons donc là nos erreurs et apprenons à travailler ensemble avec plus d’harmonie. Nos intérêts sont communs. Toute l’Église est derrière vous, empereur. Ne commettez pas d’acte qui pourrait briser notre alliance, fit-il d’une voix plus dure qu’il ne l’aurait souhaité.

Le visage de Gabriel laissa transparaître un tic sur sa joue. Il se retenait à grand-peine de hurler.

— Des menaces ? siffla-t-il. Mais qui croyez-vous être ? Je suis l’empereur et vous n’êtes rien. Si un empire a besoin d’une religion officielle pour faire marcher ses sujets dans le droit chemin, n’oubliez pas que l’histoire pré-impériale raconte comment les religions se sont succédé au cours des millénaires.

Le primo ne se laissa pas démonter.

— L’inverse est tout aussi valable, répliqua-t-il.

— Certes, mais à ce jeu-là êtes-vous vraiment certain de gagner la partie ? Si Arkan met à terre mon empire, votre Église chutera de même, et Galadael pourra instaurer un ordre nouveau, lâcha l’empereur.

L’atmosphère était extrêmement tendue. Ces dernières paroles avaient réussi à briser la confiance du primo. Pour la première fois depuis l’instauration de l’Église aposthénique comme religion officielle de l’empire, un autre mouvement religieux était capable de la remplacer.

— Très bien, l’Église n’opposera pas de veto à votre décision, du moins jusqu’à ce que j’en informe sa sainteté le rhado, fit le primo.

L’empereur garda un visage impassible, mais au fond de lui un sourire s’afficha. Il venait de remporter une victoire. Si seulement il arrivait à les persuader de rouvrir les dossiers des temples !