II
ELYSIUM
L’empereur Gabriel X courait presque sur les dalles du Dôme de la Vénération. Le rhado lui avait fait parvenir un message de la plus haute importance. Il revoyait en pensée l’image de Miguel XXII qui lui était apparue sur le lectal.
« L’Incident est survenu, nous devons revoir nos plans. » Cette simple phrase avait suffi à lui faire quitter son palais impérial de toute urgence pour rejoindre le continent septentrional. À présent, dans l’épicentre du culte de l’aposthène, Gabriel X était incapable de cacher sa nervosité. Accompagné par une quinzaine d’hommes de sa garde d’élite, il remontait la Cour des Sages, l’esprit en proie à de ténébreuses pensées.
À travers la baie qui s’ouvrait sur l’extérieur, un soleil éclatant envoyait des milliers de rayons traverser le long couloir. Le bruit des bottines résonnait comme des coups de marteau sur le sol. L’imposante double porte qui concluait la Cour des Sages s’ouvrit sans un grincement et révéla trois ecclésiastiques pourvus de leurs longues robes de cérémonie.
— Bienvenue à vous, Votre Majesté, fit le plus vieux des prêcheurs.
Arrivé à leur niveau, l’empereur s’arrêta et le salua d’un mouvement de la tête.
— Il m’est urgent de rencontrer le rhado, fit-il sans plus de formalités.
Les prêcheurs ne semblèrent aucunement offensés par ce manque de subtilité et gardèrent leur apparence mielleuse.
— Il vous attend dans le Jardin des Temps, fit le prêcheur qui jeta un regard posé et insistant sur le reste de sa garde, avant de le reporter sur l’empereur. Vous et vous seul.
D’un geste de la main, Gabriel X ôta toute velléité de réponse à ses hommes. Il n’avait aucunement l’intention de créer un esclandre. Au diable les protocoles, l’avenir de l’empire était en jeu.
— Très bien, menez-moi à lui.
Dans un silence tout religieux, on lui fit traverser une multitude de corridors, salles et autres cours, pour enfin rejoindre un patio aux allures tropicales. Une humidité étouffante imprégnait l’atmosphère. Le prêcheur qui lui avait servi de guide se retira et le laissa seul trouver son chemin. Gabriel maudit les manières de cet homme et, sans plus de fioritures, se campa fièrement sur ses jambes et héla son hôte.
— À quoi jouez-vous ? tonna-t-il.
Le son de sa voix se répercuta aux quatre coins de la serre. Des oiseaux aux ailes multicolores s’envolèrent des branches d’un arganier pour se réfugier sur celles, plus robustes, d’un binolin. À l’affût, les yeux de Gabriel X captèrent un mouvement sur sa gauche et aperçurent la silhouette du rhado qui venait à sa rencontre.
— Je vous salue, Votre Seigneurie, fit-il en s’approchant d’un pas leste.
Gabriel calma sa nervosité en serrant si fort les poings qu’ils en blanchirent aux jointures. Il en avait plus qu’assez d’attendre. Il voulait savoir, et cela même si une partie de lui n’avait aucun doute quant aux réponses.
— Que se passe-t-il ? fit-il d’une voix tendue.
Enfin proche de son invité, le rhado eut un sourire contrit.
— La fin des temps, empereur, lâcha-t-il finalement.
Les mots tant redoutés frappèrent sa conscience avec la force d’une massue. Ébranlé, son esprit chancela un instant et son visage se vida de son sang.
— Com… Comment ? bredouilla-t-il en s’en voulant d’être si faible. Comment savez-vous ? reprit-il d’une voix plus ferme.
— Le signal s’est réactivé. Tous nos efforts vont finalement s’avérer inutiles. Ils vont revenir.
Gabriel lâcha un juron et lança un regard courroucé vers les deux.
— Si seulement nous avions eu encore un peu de temps ! se maudit-il. Si seulement nous connaissions les secrets de nos ancêtres, continua-t-il.
Il était en train d’essayer de reprendre son contrôle. Il n’était pas l’homme le plus puissant de la galaxie pour rien. La peur ne pouvait rester dans son cœur. La colère était plus forte. Il fallait un coupable.
— De cela il n’est pas question.
Ce furent les mots de trop. Malgré le pacte qui liait les deux hommes depuis qu’ils avaient compris que l’arrivée du chaos était imminente, Gabriel laissa échapper toute sa haine envers ce système qui avait maintenu l’empire dans l’ignorance durant des millénaires et qui allait désormais les conduire à leur perte.
Il attrapa le rhado par le col de sa tenue et rapprocha son visage du sien.
— Imbécile ! cracha-t-il en évacuant tout le fiel qui lui brûlait la gorge. Croyez-vous réellement que je vais laisser mon empire courir à sa perte sans réagir ?!
Le rhado garda un visage impassible. Il exécrait l’animal qui habitait les hommes. Gabriel était incapable de se contrôler. Que croyait-il vraiment pouvoir faire contre la menace qui les attendait ?
— Nous n’avons pas d’autre choix que d’attendre. Tenter de résister est le meilleur moyen de nous conduire à l’oblitération totale, fit-il d’une voix calme.
D’un geste de colère, Gabriel repoussa le rhado loin de lui. Le rouge au visage, il se retenait à grand-peine de le frapper.
— Qu’en savons-nous réellement ?! Et si nous nous trompions ? Avez-vous seulement envisagé cette possibilité ? Et si ces monstres n’étaient que légendes ? jeta-t-il.
Le rhado redressa le col de sa tenue.
— Dans ce cas, et dans ce cas seulement, je me ferais un plaisir de vous ouvrir en grand les portes de nos archives, répondit-il avec malice.
Gabriel partit dans un grand éclat de rire, sans toutefois lâcher son hôte du regard.
— Vous êtes un fou, Fernas Galiandi ! éructa-t-il. Maudit soit le jour où j’ai cru pouvoir vous faire confiance !
Sur ces mots, il fit volte-face et s’en retourna.
Le rhado leva les yeux vers le sommet de la voûte en verre qui laissait le soleil baigner ses jardins. Entendre son patronyme de naissance avait fissuré quelque chose en lui. Ce que la colère de Gabriel n’avait su faire, cette simple évocation de ce qu’il avait été avait réussi à l’ébranler. Et si le chaos ne survenait pas ?
— Nous n’avons plus rien à faire ici, annonça Gabriel en rejoignant les hommes de son escorte.
Les gardes comprirent que l’entretien s’était mal déroulé, mais personne n’osa en demander la teneur. Entourant leur empereur, ils se frayèrent un passage jusqu’à la sortie du monumental bâtiment.
Quelques heures plus tard, la nef impériale survolait Elysium en direction d’Olympe. Assis dans un fauteuil en toile d’azur, Gabriel reprenait des forces. Loin de la froideur du continent septentrional, il retrouva le goût de son pouvoir. Il ne baisserait pas les bras sans livrer bataille. Des plans de toutes sortes défilèrent à sa conscience. Aussi inéluctable que fût le chaos, il n’en était pas moins clair qu’ils possédaient de leur côté des atouts qu’ils se devaient de mettre en œuvre. Et une de ses pensées s’en alla vers le secret le plus mythique que renfermait sa bibliothèque. Une planète bleue. Le véritable berceau de l’humanité. « Et si nous traversions les Terres Étranges ? » se prit-il à espérer.