Le cadavre de Giovanni, enveloppé d’un linceul et attaché à une lourde pierre, avait basculé par-dessus bord. Il avait coulé à pic et Tancrède l’avait regardé s’enfoncer en pensant à l’homme qui lui avait sauvé la vie. Il n’avait pas vraiment connu l’autre, le meurtrier, sauf pendant ce bref interrogatoire sous la tente de Magnus. En cet instant, alors que la forme blanche disparaissait dans les profondeurs de l’océan, il avait préféré se souvenir du singulier compagnon qui aimait par-dessus tout la tragédie grecque et Syracuse.
Les jours avaient passé. Bjorn secondait Corato à la barre et le capitaine avait insisté pour qu’Hugues et Tancrède restent à bord du knörr. Eleonor et Afflavius partageaient leur temps entre l’observation du ciel et de longues conversations avec frère Dreu.
Tancrède, quant à lui, avait repris sa place aux avirons.
Ils avaient croisé nombre de bateaux de pêche ou de commerce, et même des navires de guerre almohades. Mais nul n’avait fait mine de les attaquer.
L’esnèque et le knörr avaient poursuivi leur route, longeant les côtes du royaume d’Alphonse Ier du Portugal puis l’estuaire de Lisboa avant d’aborder les royaumes berbères du sud de l’al-Andalus. Alors qu’ils entraient dans le golfe de Cadix le paro vert pâle était réapparu, les suivant à distance.
Enfin, devant eux, se dessina l’entrée du détroit de Gibraltar contrôlé par le puissant calife almohade ‘Abd al-Mu’min.
— Le diable de la Seudre nous suit toujours, remarqua Hugues alors que le navire de guerre se rapprochait.
— Croyez-vous qu’il va nous suivre jusque dans les eaux de la mer intérieure ? demanda Tancrède qui, debout sur le château avant, fixait la silhouette fine du paro.
— Je le crois... Et je crois aussi qu’il est possible qu’il reste un, ou des hommes à sa solde à bord.
— J’ai longtemps pensé que le traître était le pèlerin, maître Richard, avoua Tancrède. Mais je croyais aussi que c’était lui le meurtrier ! Je l’ai si souvent vu parler aux mousses ou aux enfants à terre.
— C’est vrai, je l’avais remarqué. Mais il est plus facile d’avoir des informations de la bouche d’un mousse ou d’un enfant que de celle d’un marin !
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il nous trahissait ?
— Plusieurs choses : la première étant son empressement à me justifier la raison de sa promenade nocturne à Maillezais. Ensuite, comme l’a dit très justement Corato, il n’avait ni le parler ni la musculature d’un drapier. Corato m’a confié l’avoir vu prendre sa place pendant la tempête sur les bancs de nage comme les autres rameurs. Ces avirons ne se manient pas aisément, vous l’avez appris à vos dépens.
— C’est vrai, répondit Tancrède en se souvenant de sa maladresse des débuts.
— Ce jour-là, notre homme s’est trahi. Il ne pouvait, sans craindre que nous le démasquions, continuer avec nous, mais il attendait encore les ordres de son maître. C’est pourquoi, prudemment, à l’escale de La Rochelle, il m’a dit que, peut-être, il poursuivrait avec nous.
— Mais il n’est pas revenu. Alors, pourquoi dites-vous qu’il y a quelqu’un à bord ?
— Je crois que le diable de la Seudre est un homme prévoyant.
— Pourquoi n’abandonne-t-il pas ?
— D’abord à cause du trésor, mais surtout parce qu’il est de la même race que l’Orcadien. Nous l’avons mis en déroute et avons tué nombre de ses hommes. Ce qui, d’après ce que nous avons entendu de lui, ne lui était jamais arrivé. Je pense qu’il a fait de tout cela une affaire d’honneur. Sinon, il aurait renoncé depuis longtemps et ne serait pas à faire route derrière nous.
— Et maintenant ? S’il y a un homme à lui dans ce bateau ou dans l’autre, il pourrait garder la distance.
— D’une part, je crois qu’il nous défie et d’autre part, il veut faire croire à d’éventuels assaillants qu’il fait route avec nous. Les attaques sont nombreuses dans ces parages...
Hugues s’interrompit et posa sa main sur l’épaule de Tancrède, lui désignant la côte à tribord.
— Regardez Tancrède ! L’Afrique.
Bien que voilés par une brume matinale, de lointains sommets montagneux se teintaient d’or.
— C’est comme d’être sur le seuil de sa maison, murmura Tancrède d’une voix que l’émotion étranglait.
— Oui, fit Hugues en observant la girouette qui indiquait un fort vent d’est.
Au bout d’un moment, le détroit se resserra. Ils apercevaient les remparts d’un port.
— D’un côté l’al-Andalus, contrôlé par les Almohades avec Tarifa. De l’autre, le Maghreb avec ses chefs berbères et arabes. Le vent est bon ! Le pilote de l’esnèque connaît la passe. Il y a ici de puissants courants de marée qui ne cessent de s’inverser.
Tancrède entendait à peine les paroles de son maître. Il sentait le vent sur sa nuque, des embruns mouillaient son visage.
— Vous souvenez-vous de nos longues discussions sur Hercule ? Ce héros grec qui, toute sa vie, a cherché à franchir les limites du monde ? Les Colonnes d’Hercule sont devant vous.
Le jeune homme regarda l’énorme rocher que lui désignait son maître.
— À bâbord, le mont Calpé des Grecs et, à tribord, du côté de l’Afrique, le promontoire d’Abyla. C’est ici qu’Hercule a séparé les deux continents. Ici aussi que passèrent Phéniciens et Carthaginois pour aller chercher l’or d’Afrique. Les Arabes ont appelé ce rocher Djebel Tarik.
Le jeune homme était si tendu que les jointures de ses mains blanchissaient sur le bordage.
— Nous passons la porte, Tancrède.
Une bourrasque poussa d’un coup le navire vers la mer intérieure.
— Il est temps aussi que vous sachiez quel est le nom de votre père.
Le jeune homme, stupéfait, se tourna vers son maître.
— Vous êtes le fils de Roger, duc de Pouilles.
Tancrède retint son souffle.
— Le duc était l’héritier préféré de Roger II de Sicile, le prince qui aurait dû lui succéder sur le trône à la place de Guillaume Ier.
— Je suis...
— Vous êtes Tancrède d’Anaor. Votre père vous a légué des terres et un fortin planté sur un piton rocheux au coeur du Val di Noto. Votre mère, Anouche, y a vécu. Sa soeur y habite toujours.
— Tancrède d’Anaor, répéta le jeune homme.
— Il vous faudra apprendre tout ce que ce nom veut dire, murmura Hugues.
Puis, il ajouta :
— Je vous laisse. Il est bon que vous soyez seul pour pénétrer ici.
Ses yeux brillaient et il disait cela comme on parle d’un temple. Il se retira si discrètement que Tancrède ne s’en aperçut pas.
Le jeune homme avait du mal à réaliser que dans son sang coulait celui du grand roi, Roger II de Sicile. Du mal aussi à comprendre qu’enfin il touchait son rêve et que, devant lui, s’étendait la « mer intérieure » dont parlait Pline.
Pourtant, l’odeur n’était plus la même. C’était indéfinissable. Moins de sel et d’algues peut-être, des parfums qu’il ne connaissait pas qui venaient de l’Afrique toute proche. Les couleurs des terres aussi étaient différentes et le soleil partout paraissait plus présent.
Un grand souffleur apparut soudain près de l’étrave. Depuis qu’ils étaient en mer, il n’en avait jamais vu de si proche. Sa peau avait l’aspect de la roche, marquée de profondes et mystérieuses cicatrices. Le Léviathan resta un moment à quelques pieds de la coque. Il crut même apercevoir son oeil, puis la bête disparut à nouveau dans les profondeurs.
Tancrède répéta :
— Anaor...