Eleonor comprit très vite que le knörr n’était pas fait pour accueillir des passagers. Bien qu’il fût plus grand et haut que l’esnèque, il était conçu avant tout pour le transport des marchandises. Des ballots de fourrures encombraient les cales, le pont était l’espace réservé des rameurs, et seul un abri à l’arrière était prévu pour les voyageurs, celui de l’avant étant le domaine du cuisinier.
La jeune femme, à qui son père avait parlé des galées des marchands pisans ou génois, ces lourds bateaux méditerranéens sur lesquels s’étageaient de vastes châteaux arrière, des entreponts et des écuries, se retrouva à la poupe du knörr dans une cabane sombre et basse de plafond où pendaient des branles de toile et où s’alignaient des cadres de bois servant de lits.
Une odeur de sueur et d’urine prenait à la gorge et seules la porte et une minuscule lucarne laissaient filtrer un peu d’air et de lumière. Elle suivit Giovanni au milieu des passagers et des matelots puis s’enfonça dans un étroit couloir.
Le Lombard ouvrit une porte et s’écarta :
— Allez-y !
Le vantail était si bas que la jeune femme dut se baisser pour entrer. Elle se retrouva dans un réduit à peine plus grand qu’un placard. Par une aération à claire-voie entrait un rayon de soleil qui tombait sur le plancher.
— C’est votre cabine, annonça fièrement Giovanni. Un branle, vous verrez, ces sacs de toile font de bons lits, des clous pour suspendre vos vêtements, il y a tout ce qu’il faut...
Il hésita et désigna un pot de terre maintenu contre la paroi par deux planchettes.
— Ceci sert d’urinai aux hommes, on le vide à la mer au matin... mais il arrive qu’il se renverse avant, d’où les odeurs que vous avez senties dans le dortoir. Vous pourrez l’utiliser par gros temps si vous êtes malade.
— Ah.
— Oui, la mer n’est pas toujours belle comme en ce moment. Elle est plus souvent déchaînée et dangereuse. C’est la première fois que vous naviguez, n’est-ce pas ?
— Oui.
— C’est bien ce que je pensais. Au fait, vous n’oserez pas me le demander, mais il n’y a pas de lieux d’aisances à bord. Pas au sens où vous l’entendez. Il faut aller à l’avant ou à l’arrière du navire et se jucher sur une planche percée que l’on cale par-dessus bord. Il faudra que j’arrange cela avec votre serviteur. Quand la mer est grosse, ce n’est guère facile déjà pour les gars, alors pour une femme...
Il regardait sa robe et ses fins souliers ornés de boucles d’argent.
— Excusez-moi, damoiselle, tout cela est bien joli à terre, mais sur un bateau... Avez-vous des braies et d’autres chaussures ?
— Je... Oui. Il m’arrivait de chevaucher habillée en homme et j’ai pris ma tenue de cavalier.
— Le mieux serait que vous soyez habillée comme cela à bord. Vous vous sentirez plus à l’aise et l’équipage fera moins attention à vous.
— Je me changerai.
Le Lombard désigna le branle.
— Pèlerins et voyageurs prennent toujours leur literie avec eux, mais j’ai pensé que vous n’auriez pas ce qu’il fallait, et je vous ai laissé ma couverture et mon coussin. J’en ai d’autres en réserve.
— Mais...
— C’était ma chambre. Vous pouvez mettre votre coffre là, au-dessous. C’est pour ça que j’ai choisi un branle. Placé en long et bien tendu, on n’y sent pas le roulis. Vous vous y ferez, vous verrez, on y dort bien.
— Votre cabine ! Mais je ne voulais pas vous déloger, pourquoi...
Giovanni eut un haussement d’épaules.
— Quel moyen de faire autrement ? Il était impossible, vous l’imaginez bien, de vous mettre dans le dortoir des hommes ou sous la tente extérieure avec l’équipage. Il y a rarement des femmes sur les bateaux de commerce par ici.
— Je comprends.
Les traits du Lombard s’étaient durcis.
— Il faudra plus que ça, damoiselle, je ne veux pas de mutinerie à bord ni de bagarres. Il y va de votre honneur, mais aussi de votre vie. N’oubliez jamais que pour les marins, toute occasion est bonne à prendre... Ne vous trouvez pas isolée, gardez votre capuche, ne jouez pas avec votre chevelure et évitez de les regarder en face. Ils prendraient cela pour de la provocation. Et, au bout de quelques jours de mer, croyez-moi, le besoin des femmes se fait sentir, d’autant que d’après ce que je sais, nous ferons le moins d’escales possible, en tout cas pas dans des ports.
Eleonor rougit et baissa la tête. Le Lombard lui tendit une petite clef de fer.
— Ceci pour la cabine, et n’oubliez jamais de fermer votre coffre.
— Bien.
— Gardez-la toujours dans votre aumônière. Quant à votre chien, qu’il reste avec vous, je ne veux pas qu’il effraie mes hommes. Qu’il dorme ici, cela vous rassurera et vous évitera peut-être quelques visites nocturnes. Et la nuit, n’oubliez pas de mettre ça en travers du vantail.
Giovanni lui désigna une grossière barre de bois qui permettait de fermer la porte de l’intérieur.
— Je vous remercie.
Le Lombard s’inclina et fit demi-tour. La jeune femme ressortit, s’écartant pour laisser passer Gautier qui poussa ses bagages sous le branle.
— C’est pas bien grand, remarqua-t-il. Si vous n’avez plus besoin de moi, j’vous laisse, maîtresse. J’vas voir où dormir et ranger mes affaires.
Eleonor regagna son réduit, l’inspectant avec soin avant de s’asseoir sur son coffre. Une angoisse diffuse lui serrait la gorge. L’excitation de la veille s’était envolée. Était-ce le fait de se retrouver seule femme à bord ? Ou bien l’imminence du départ et l’éloignement des siens ? Tout lui semblait étrange et elle se sentait si gauche ! Elle songea à son père, là-bas, à Fierville. Ne sachant que faire d’une fille aînée alors que l’occasion d’un remariage prestigieux s’annonçait, il s’était débarrassé d’elle.
Elle se moqua d’elle-même. Son père l’avait aimée et maintenant que sa mère était morte, il regardait vers un avenir où elle n’avait plus sa place. Mais ne fallait-il pas un jour quitter l’enfance ? Tourner le dos aux siens sans regarder derrière soi ?
Non, ce n’était pas cela qui la dérangeait, mais sa propre naïveté et ses peurs. Elle qui se croyait capable de toutes les audaces, elle découvrait qu’être sur ce bateau, c’était déjà être en terre étrangère. Les paroles du Lombard, même s’il s’avérait un hôte prévenant, l’avaient inquiétée. Elle s’efforça de voir le bon côté des choses : la literie propre, sa petite cabine. Au moment où elle allait repousser sa porte, celle-ci s’entrebâilla : c’était Tara qui l’avait poussée de son museau. L’animal la contempla de ses yeux vairons puis alla s’allonger de tout son long sur une natte entre la malle et le mur, poussant un profond soupir d’aise.
— Eh bien, tu as trouvé ta place, on dirait ! murmura Eleonor en fermant à clef et en ouvrant sa malle.
Elle eut tôt fait d’enfiler ses braies, une chainse d’homme, un gilet de fourrure puis des bottes de cuir souple. Elle se sentait mieux. Giovanni avait raison.
— Me voilà transformée en cavalier, fit-elle, prise d’un soudain élan de bonne humeur. Comment me trouves-tu, Tara ?
Le chien poussa un bref grognement.
— Quel enthousiasme ! Tu me préférais en damoiselle, c’est cela ? Tu es bien un mâle !
Elle glissa son poignard à sa ceinture, se revêtit de son manteau, puis ajouta :
— Allez, viens, il n’est pas l’heure de dormir ! Allons voir où est ce pauvre Gautier.
Amusée, elle ajouta :
— Voilà que je te parle maintenant !
Le chien sortit, elle referma soigneusement et glissa la clef dans son aumônière, reprenant l’étroit couloir menant au dortoir voisin.
Son serviteur, assis sur un cadre de bois, se tenait la tête entre les mains. Debout devant lui, un mousse le fixait, la bouche ouverte. L’enfant était maigre, le cheveu rare, et son air endormi rappelait à Eleonor celui du simple de Fierville.
Un marin qui traversait le dortoir interpella le gamin avec rudesse :
— Hé, le Bigorneau, viens par là ou il va t’en cuire !
Le petit gars sursauta et partit d’un pas lent qui lui valut aussitôt une taloche sur le crâne.
Gautier n’avait pas bronché.
— Eh bien, mon ami. Tu en fais une tête !
— C’est que je dois dormir là-haut, fit-il en désignant l’un des sacs de toile. Toutes les paillasses sont prises. Et je ne vois pas bien comment on peut dormir dans un lit qui bouge comme une feuille dans un arbre ! Et quand il y aura des tempêtes, vous imaginez !
— Non, Gautier, non, je n’imagine pas. Chaque chose en son temps. Tu as déjà fait la sieste sur la fourche d’un arbre, cela sera certainement plus confortable.
— Si vous le dites, fit le vieux, maussade.
— Allez, tu m’accompagnes sur le pont ?
— Non, j’vas rester un peu.
— Alors, ne bois pas trop, n’oublie pas que le voyage sera long.
— Qui vous dit que j’vas boire ? protesta le vieux.
— Gautier...
— Bon, bon ! Voyez, maîtresse, j’m’étais dit que si j’suis un peu soûl, je verrais pas le port s’en aller.
Attendrie par les soucis du vieil homme, Eleonor posa un instant une main réconfortante sur son épaule.
— Tout ira bien, Gautier, et tu verras, là-bas, nous vivrons comme rois et princes.
Quelques instants plus tard, elle était sur le pont avec Tara, passant entre les rangs de rame. Elle sentit les regards des marins sur elle et, pensant aux mises en garde du Sicilien, rabattit vivement sa capuche et se détourna. Perdue dans ses pensées, elle n’avait même pas remarqué que le navire s’éloignait du quai. Le choc des vagues sur la coque lui fit comprendre qu’ils étaient partis. Son anxiété disparut, faisant place à une excitation d’enfant.