La pauvresse s’arrêta sur le seuil. Vêtue de haillons dont l’odeur putride emplissait déjà la pièce, le visage noirci par la crasse, les cheveux emmêlés et pleins de vermine, elle ne paraissait nullement intimidée de se trouver devant tant de notables, plutôt mécontente. Hugues quitta la cheminée et vint à sa rencontre. Elle esquissa un mouvement de recul.
— Un Maure ! s’écria-t-elle. Me touchez pas !
— Je n’en avais pas l’intention, affirma l’Oriental en lui désignant un tabouret près de l’âtre. Asseyez-vous !
La voix était ferme et, après un regard vers les visages sévères des hommes présents dans la salle, la vieille obtempéra en maugréant.
— On m’a dit qu’on vous surnommait la mère Pendille, déclara l’Oriental. Avez-vous un autre nom ?
La femme le regarda comme si sa question était incongrue, puis finit par marmonner :
— Y a longtemps, j’étais Girème. C’était mon nom.
— Eh bien, Girème, j’ai des questions à vous poser.
— Manquait plus que ça. Si c’est ça de rendre service, bougonna la vieille. C’est quand même grâce à moi si la patrouille, elle est venue ! Se faire questionner comme si on avait fait le mal !
Sans prêter attention à ses jérémiades, Hugues reprit :
— Revenons en arrière, Girème. La nuit n’est pas encore tombée, vous entendez des appels à l’aide dans la maison voisine. Une patrouille passe dans une ruelle non loin de là. Vous courez la chercher en disant qu’on assassine quelqu’un. C’est cela ?
La pauvresse tendait un moignon de main vers les flammes.
— Oui. Savez, c’est drôle, ajouta-t-elle en fixant Hugues qui l’observait, c’est là où j’ai plus de main que j’ai le plus froid aux doigts !
— Bon, vous prévenez la patrouille et c’est tout à votre honneur, même si les hommes du prévôt sont arrivés trop tard pour sauver l’enfant.
— Ben oui, c’est pas ma faute si l’assassin s’est enfui ! fit-elle en se grattant le crâne.
— Ensuite, reprit Hugues, les gens de votre quartier, c’est le quartier breton, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est comme ça qu’on le nomme, vu qu’y sont nombreux à être de là-bas.
— Donc les hommes du quartier, s’apercevant qu’on s’en était pris au fils d’un des leurs, le dénommé Ar Pennec, un artisan respecté de tous, se sont mis en chasse.
— Oui, souffla la vieille, se rappelant avec effroi comment les Bretons s’étaient rassemblés devant sa maison, levant des fourches, des haches et des faux et criant : « À mort l’assassin ! »
— Malgré cela, personne n’a retrouvé le meurtrier.
— Vous vouliez pas qu’en plus, je lui donne la chasse ! s’exclama la vieille. Déjà que j’ai plus qu’une main, alors...
— Je ne dis pas ça.
L’Oriental s’était à nouveau tourné vers les flammes. Il semblait y puiser quelque mystérieuse inspiration.
— Avant de poursuivre, laissez-moi vous conter mon histoire, Girème. J’étais avec le commandeur du Temple quand la nouvelle est arrivée et je suis allé avec lui au quartier breton. D’abord dans la maison d’Ar Pennec, ensuite chez vous, Girème. Vous n’étiez plus là, on vous avait conduite à la prévôté.
— Z’êtes allé chez moi ? répéta-t-elle interloquée.
— Oui. J’avais besoin de réfléchir et votre maison m’a paru l’endroit idéal. Pendant que tout le monde s’agitait alentour, j’y étais tranquille.
Le prévôt, le commandeur et le viguier fixaient l’Oriental, essayant de deviner où il voulait en venir.
— Ce gamin était seul, d’après les voisins, ses parents étaient à Laleu. Ils ne devaient revenir qu’au matin. Je me suis demandé une première chose et vous allez pouvoir m’aider, Girème. Pourquoi a-t-il ouvert sa porte à quelqu’un qu’il ne connaissait pas ?
— J’sais pas, moi, l’était pas méfiant ! s’exclama la femme en s’agitant sur son tabouret. On n’a rien à cacher, nous autres, pas comme les bourgeois ! Qu’est-ce que vous voulez qu’on nous vole ?
— Vous connaissiez bien Gabik ?
— Pas vraiment, fit la vieille en haussant les épaules.
— Et ses parents, les Ar Pennec ?
— Pas plus.
— Pourtant, c’était vos voisins les plus proches.
— J’vois personne.
— Ce n’est pas ce qu’on m’a dit, rétorqua Hugues.
Girème tressaillit, puis, la bouche mauvaise, rétorqua :
— Qu’est-ce qu’on vous a dit ? Et qui ?
— Que vous receviez souvent des visites, Girème. Et qu’hier encore, avant le couvre-feu, un homme est venu vous voir.
Girème ne se démonta pas. Elle fixait l’Orienta1 droit dans les yeux et l’on avait l’impression soudain que c’était elle qui menait l’interrogatoire.
— Qui vous a dit ça ? répéta-t-elle.
— Une de vos voisines.
— Ah, c’est la Berthe ! s’exclama-t-elle. Pire qu’un crapaud, elle bave sur tout et sur tous ! L’est à moitié folle, faut pas l’écouter, messire. L’a plus sa tête.
— Puisque vous le dites. De quoi vivez-vous, Girème ?
— Ben, comme tout le monde ici, de la pêche à pied, de petits travaux, de mendicité aussi.
— Ça doit être dur.
— Ça oui, messire.
— J’étais donc chez vous, reprit Hugues. Je me suis assis sur votre tabouret devant le chaudron et puis, soudain, j’ai aperçu comme une bosse sous l’une des nattes de paille qui recouvraient le sol.
Pour le coup, la voix de la vieille chevrota :
— Une bo... bosse.
— Comment expliquez-vous ça ? fit l’Oriental en sortant de sa poche la bourse qu’il avait trouvée enfouie.
— Je...
— Comment expliques-tu ça ?
La voix avait claqué et, à cause de ce brusque tutoiement, Girème se troubla.
— C’est... C’est rien, messire, c’est mes sous. Des années d’économies.
— Vraiment ?
— Ben oui, j’vous jure...
— Tais-toi !
La vieille se recroquevilla sur son siège comme s’il l’avait giflée.
— À partir de maintenant, Girème, soit tu dis la vérité, soit je t’abandonne aux hommes du prévôt.
Nicolas de Ciré n’avait pas la réputation d’être tendre, et bien souvent les accusés finissaient au pilori ou au gibet.
— Non ! J’ai rien fait de mal ! Je vous dirai tout !
— C’est ce qu’on va voir, Fit Hugues en ouvrant la bourse dont il fit tomber les deniers sur le dallage.
Les pièces roulèrent jusque sous les pieds des notables. La pauvresse voulut se précipiter pour les ramasser, mais un soldat la retint.
— C’est beaucoup d’argent pour quelqu’un qui vient de me dire ne vivre que de mendicité, remarqua l’Oriental. À moins que les bourgeois de cette ville ne soient particulièrement généreux, ce que je ne crois pas. Certaines pièces paraissent récentes. Un changeur pourra nous confirmer si elles viennent d’être frappées ou non. Veux-tu que j’en fasse appeler un ?
— Non, messire.
— Est-ce là le prix de la vie du jeune Gabik ?
Le silence était retombé. Un des gardes avait remis un fagot dans la cheminée.
— Je vais t’expliquer ce qui s’est passé, Girème. J’ai eu la nuit pour y réfléchir. Je sais par le commandeur qu’il se fait ici, à La Rochelle, comme dans de nombreux autres ports, de la vente d’êtres humains : femmes, enfants, jeunes gens... Et je ne vois pas d’autre raison à la visite de cet homme chez Ar Pennec ni au fait que j’ai retrouvé cette bourse chez toi.
— Je n’aurais jamais pensé à ça ! s’exclama le prévôt. Mais oui, vous avez raison. Cette vieille folle a vendu le gamin !
Girème ne disait plus rien. Elle paraissait soudain pitoyable et effrayée.
— C’est vrai, on se bat contre ça depuis des années, reprit Nicolas de Ciré, on a des soupçons, mais on n’a jamais réussi à attraper personne. Des femmes et des enfants finissent dans des bourdeaux, des garçons et des jeunes gens partent sur les bateaux comme mousses ou esclaves. Ces marauds sont bien organisés.
— La bête a certainement plusieurs têtes comme l’Hydre de Lerne ! fit Hugues dont la voix s’était radoucie. Espérons qu’en coupant celle-là, il n’en repoussera pas d’autres !
Girème allait parler, mais le regard d’Hugues l’en dissuada. Elle baissa la tête.
— Un homme est venu te trouver hier au soir. Tu lui as dit que Gabik était seul, que ses parents ne rentreraient pas avant le lendemain. Tu as donc vendu ce gamin à son assassin. Qui était ton client ? Parle, si tu veux sauver ta vie !
Tous les regards étaient braqués vers la vieille devenue livide et dont les mains tremblaient.
— Vous avez raison, messire, finit-elle par dire, la voix mal assurée. Mais souvent, vous le savez, c’est les parents qui vendent leurs enfants, c’est eux les coupables, pas moi !
— Laisse-nous juger qui est coupable ! gronda le viguier.
— Oui, messire viguier. Je savais pas qu’on allait le tuer, parole ! Je croyais que l’homme, il allait l’emmener sur un bateau.
La vieille s’était mise debout, elle semblait revivre la scène.
— Quand j’ai entendu un bruit de lutte et des cris, j’ai été effrayée, avoua-t-elle. Et puis soudain, le gamin a appelé au secours, alors je suis sortie chercher la patrouille. J’avais du remords. Faut me croire.
Elle se jeta aux pieds du viguier qui fit signe au soldat de la saisir. La vieille se retrouva à nouveau assise sur son tabouret.
— Je crois surtout que tu as entendu la patrouille arriver et que c’est ça qui t’a fait peur. Le dommage pour toi, c’est qu’ils sont arrivés trop tard. Tu ne m’as pas répondu, comment était ton client ?
— J’ai pas vu son visage, messire, geignit la vieille. Il portait un mantel à capuche.
— Comment t’a-t-il contactée ?
— J’suis connue... Les gens y savent qu’y faut venir me voir à la nuit tombée. Savez, les gamins, souvent, y sont mieux qu’avant. Au moins, y mangent à leur faim.
— Bientôt tu vas me dire que tu as fait oeuvre de charité ! s’exclama l’Oriental. As-tu reconnu la voix du client ou vu quelque chose d’autre ? Réfléchis.
Le visage de la pauvresse se crispa sous l’effort, puis elle fit un signe désespéré de la tête.
— Non, messire. Non. C’est pas que je veux pas vous aider, mais j’ie connaissais pas, celui-là. J’vous jure.
— Emmenez-la ! ordonna le prévôt au garde qui attendait devant la porte.
— Non, non ! protesta la vieille. C’est moi qu’ai donné l’alerte. J’me suis repentie ! J’me suis repentie !
— Dieu en jugera, murmura le commandeur.
— Je vous aiderai à trouver les autres ! hurla la vieille alors qu’on l’entraînait de force.
Après ces paroles, le silence retomba. Le soldat s’était immobilisé près de la porte. Le viguier lui fit signe d’emmener la prisonnière.
— Pourquoi ne pas avoir entendu ce qu’elle avait à dire ? demanda le commandeur.
— Patience, patience ! répondit le viguier avec un sourire sinistre. Il est bon que cette femelle croie que nous allons la pendre. Elle nous en dira davantage.
Le prévôt acquiesça d’un signe de tête. Hugues semblait s’être désintéressé de ce qui l’entourait. Il repensait à l’amulette qu’il serrait toujours dans son poing.
— Pour l’instant, l’assassin nous échappe encore. Si nous entendions les hommes arrêtés par vos templiers ? Le commandeur s’inclina.