5

Il faisait nuit quand Hugues et Tancrède descendirent manger. Des notables de la ville, reconnaissables à leurs habits, discutaient au pied de l’escalier et ils s’écartèrent en murmurant pour les laisser passer. Hugues saisit les mots « loup » et « cadavres ».

La salle basse était noyée dans une pénombre chargée d’odeurs. Éclats de voix et rires sonores se mêlaient en un joyeux brouhaha.

— J’ai une faim à dévorer un troupeau entier, déclara le jeune homme en glissant ses longues jambes sous le plateau de la table que leur avait réservée l’aubergiste.

Hugues ne répondit pas, l’air préoccupé. Son regard s’était arrêté sur un groupe de marchands. L’un d’eux, très brun et richement vêtu, maniait la langue de ses interlocuteurs normands avec aisance, mais tout en lui indiquait le Lombard. L’Oriental saisit les mots « cuirs », « ambre », « épices »... Près de la cheminée, un pèlerin, reconnaissable à son mantel cousu d’une coquille Saint-Jacques et à son bâton, s’esclaffait avec les gamins qui s’activaient aux broches. Puis Hugues observa une table où avaient pris place cinq guerriers vêtus de capes noires, une hache de guerre en travers du dos. Ceux-là ne riaient pas. Ils mangeaient en silence, avec des gestes rapides, l’oeil en éveil. Celui qui semblait leur chef était un géant au crâne rasé, le visage couturé de cicatrices.

— J’ai du mal à croire que nous sommes ici, continuait Tancrède. Je n’avais jamais vu autant de bateaux de ma vie. Et ce chantier ! C’est fascinant cette façon qu’ont les maîtres de la hache de tailler et d’assembler les coques...

— Du gigot, mon beau sire, une miche de pain blanc et du vin de Gascogne ? proposa une robuste matrone qui faisait le tour de ses clients.

Habillée d’une cotte de toile, pieds nus dans ses sabots, un tablier sale noué à la taille, les manches retroussées sur des avant-bras aussi larges que des cuisses, la femme s’était penchée vers eux, sa robuste poitrine débordant de son corsage, les paumes à plat sur la table.

— Ça ira très bien, approuva Hugues.

La femme se redressa, non sans avoir coulé un regard approbateur sur les larges épaules et la chevelure blonde de Tancrède. Elle revint rapidement, posant devant eux un plat de terre sur lequel reposait un gigot entier à la peau dorée, puis une livre de pain et deux pichets de vin coupé d’eau.

— N’êtes point d’ici ? constata-t-elle en dévisageant Hugues. N’avez pas l’allure ni la défroque des pèlerins de saint Jacques. Des marchands, peut-être ?

— C’est ça, fit l’Oriental en lui tendant l’argent du repas. Tenez, payez-vous, la femme.

— Remarquez, c’que j’en disais... malgré votre peau foncée, vous êtes plutôt bien de votre personne... Pis nous ici, on a l’habitude des croisés, y viennent souvent avec des plus foncés que vous. Merci, mon beau sire, répondit-elle avec un sourire édenté. N’avez plus besoin de rien ?

— Non. Ah si ! Un renseignement. Vous savez qui sont ces gens, là-bas ? demanda Hugues en désignant la tablée de guerriers.

— C’est la première fois que je les vois à la taverne, répondit la femme. Mais celui du bout s’appelle Magnus le Noir. C’est point des drôles...

La robuste femme s’était tournée vers Tancrède qu’elle dévisagea avec aplomb.

— Vous, fit-elle, vous pourriez être du coin. Mais c’est vos yeux qui sont point d’chez nous. Trop verts, et en amande avec de longs cils comme une fille.

Elle lui fit un clin d’oeil entendu.

— Avec des yeux comme ça, sûr qu’elles doivent pas vous résister longtemps ! Remarquez, moi, vous seriez dans mon lit que je m’ensauverais pas. Parole !

Le jeune homme s’empourpra, mais la grosse servante était déjà repartie en gloussant.

— Je crois que vous l’avez séduite, remarqua Hugues avec un sourire en coin.

Tancrède haussa les épaules. Il avait sorti son couteau et découpa un morceau de gigot, qu’il posa sur une large tranche de pain.

— Dommage que vous manquiez de repartie, insista l’Oriental. Il est vrai que je n’ai pas prévu ce genre de situation dans l’enseignement que je vous prodigue.

— Toutes celles que j’avais me sont venues après, avoua piteusement Tancrède. Et puis, je ne crois pas que j’aurais eu le dessus.

— C’est vrai, approuva Hugues en se servant à son tour.

Les hommes à la hache sortirent. Hugues qui, tout en mangeant, observait ce qui l’entourait, remarqua qu’un homme vêtu d’un ample mantel gris s’était dirigé vers un jeune et solide gaillard qu’il avait jusque-là feint d’ignorer. Ils discutèrent puis s’en allèrent ensemble.

« Sans doute, quelque mauvais tour qui se prépare », se dit-il en remarquant que le plus jeune boitait bas. L’autre était mince et grand, mais il n’avait pu voir son visage.

Voleurs et assassins pullulaient dans ces lieux où se croisaient nobles seigneurs, riches marchands et armateurs.

— Quel nom a-t-elle dit en parlant de ceux-là ? demanda Tancrède.

— Pardon... fît Hugues qui eut un peu de mal à saisir de quoi il retournait. Ah, oui ! C’est Magnus le Noir, j’aurais dû m’en douter, d’Aubigny m’en avait parlé. Il sera à bord de notre esnèque. C’est la garde spéciale envoyée par Henri II pour escorter son présent jusqu’en Sicile. Une unité d’élite.

— Quel présent ?

— Nul ne le sait, seins doute des pièces d’orfèvrerie comme seuls les rois et les princes savent en offrir à leurs pairs. Il y a eu de nombreux changements politiques en Sicile depuis la mort de Roger II et Henri veut montrer qu’il reconnaît Guillaume Ier comme le digne successeur de son père. Avec ce qui se passe en Orient, la Sicile est d’une grande importance stratégique.

— Ces hommes-là ne ressemblent guère aux guerriers normands que nous avons rencontrés jusqu’ici.

— Non. Vous avez raison, ils sont différents. Certains combattaient dans les Pouilles. Il ne restait jamais grand-chose de vivant après leur passage.

Une ombre passa sur le visage d’Hugues.

— Mais je vous en parlerai quand nous serons plus au calme.

Quelques instants plus tard, alors que les deux compagnons achevaient leur gigot, un homme entra, escorté d’un grand chien gris aux allures de loup. Les gens s’écartaient devant eux.

— Saleté de bête ! marmonna un marin en crachant par terre.

Eudes se dirigea vers les notables et salua le marchand italien.

— Le prévôt de la ville, fit Hugues. Il faudrait que nous nous présentions à lui, d’Aubigny me l’a fait promettre. J’ai cru comprendre qu’il avait fort affaire en ce moment avec une histoire de gamins assassinés.

— Comment savez-vous tout cela ? remarqua Tancrède. Nous ne sommes arrivés que depuis hier et déjà, j’ai l’impression que vous connaissez tout le monde.

— J’aime à discuter avec les petites gens. Il est peu d’hommes ou de femmes qui n’apprécient qu’on leur prête une oreille attentive...

Une voix féminine les interrompit. La servante était revenue.

— Si vous avez fini, mes beaux sires, j’vas vous trouver de la place dans la salle à boire. Y en a qu’ont besoin de la table.

Les deux hommes se levèrent. Sa lourde poitrine fendant les rangs des habitués comme une étrave de navire l’eût fait des vagues, la robuste femme les entraîna vers une natte de jonc dans un angle de la taverne.

Hugues nota avec satisfaction qu’un pilier les protégeait de la vue et que la sortie était proche. Les échauffourées étaient fréquentes dans ces lieux où bière et vin coulaient à flots.

— Asseyez-vous là, messires, vous serez bien. Vous voulez de la bière ou du cidre ? Moi je vous conseille notre bière, c’est la meilleure du duché. Même notre roi Henri en boit.

— Alors, va pour la bière.

La femme revint avec deux pichets remplis à ras bord et une assiette de terre sur laquelle étaient empilées de fines lamelles de porc grillé.

— Ce sont des carbonnées ! Ça glisse tout seul. Pis, ça donne soif ! Un de nos habitués, un Flamand, nous a dit qu’ils faisaient ça aussi par chez eux.

Hugues lui glissa une pièce et les deux hommes s’assirent en tailleur. Non loin d’eux, des joueurs lançaient les dés tandis que de jeunes mousses jouaient aux osselets. Des marins, reconnaissables à leurs habits de grosse toile et à la forme effilée des couteaux pendus à leur ceinture, descendaient pichet sur pichet puis sortaient pour pisser dans la venelle voisine avant de revenir lever à nouveau le coude.

Une épaisse fumée, venue de la cheminée qui refoulait, planait au-dessus d’eux. Les lampes à huile disposées dans les niches jetaient de faibles lueurs sur les visages les plus proches, éclairant ici une balafre, là un rictus ou un sourire béat d’ivrogne.

— C’est vrai que ça donne soif, ces carbonnées, remarqua Tancrède en buvant une nouvelle rasade.

Les yeux lui piquaient. Il avait trop mangé, trop bu sans doute, mais il s’était rarement senti aussi bien.

— C’est fait pour, répondit Hugues avec un sourire en coin.

— Je n’arrive pas à croire que nous partons demain, finit par confier le jeune homme. Cet hiver a été le plus long de ma vie.

— Ce n’est guère aimable pour l’hospitalité du sire d’Aubigny.

— Vous savez très bien qu’elle n’est pas en cause. Mais après ce qui s’est passé à Pirou{2}, j’avoue que je n’avais guère envie de m’enfermer à nouveau dans un château.

— Notre séjour y a pourtant été fort utile, croyez-moi. Et puis, l’hiver a été si redoutable, nous étions mieux là qu’ailleurs...

Des images de campagnes ravagées par le froid leur revinrent. Des dépouilles d’animaux. Des troupeaux de cerfs et de biches sortant des bois pour chercher leur nourriture aux abords des maisons. Des loups s’attaquant aux villageois. Des nuées de corbeaux. Et tous ces cadavres aux membres raidis, posés contre les chambranles des maisons en attendant que le dégel permette de creuser la terre...

— Une fois encore vos talents de mire ont été bien utiles, remarqua Tancrède en se souvenant de cet enfant gelé que son maître avait ramené à la vie.

— Vous aussi, bientôt, vous saurez tous ces gestes. Je repense à d’Aubigny. Cela ne m’étonnerait pas qu’un jour ou l’autre il vienne nous voir en Sicile. Savez-vous la drôle de nouvelle qu’il m’a annoncée peu avant notre départ ?

— Non.

— Serlon de Pirou s’est remarié et son épouse porte fruit. Peut-être aura-t-il enfin un héritier mâle.

Le beau visage de Tancrède se ferma. Il revoyait le corps blanc, lisse et doux de la jeune femme prise dans la mer gelée...

— Vous ne l’avez pas oubliée, n’est-ce pas ? fit Hugues qui l’observait.

— Je ne l’oublierai jamais, affirma le jeune homme.

Une soudaine mélancolie ombra le regard d’Hugues de Tarse. Il allait répondre, mais un hurlement de rage les interrompit.

— Tricheur ! cria un marin en se jetant sur l’un des joueurs. Rends-moi mon argent ou je donnerai ta carcasse à manger aux poissons !

Le joueur esquiva son assaillant, mais perdit l’équilibre. On entendit un bref grognement du chien du prévôt que celui-ci retint en l’attrapant par le cou. Déjà les deux hommes roulaient au sol. D’autres marins s’empoignaient. Hugues se leva et entraîna Tancrède à l’extérieur. Le prévôt les avait imités et, bientôt, le son de sa trompe retentit dans la ville endormie. Les gens d’armes qui patrouillaient non loin de là arrivèrent au pas de course et se précipitèrent en force à l’intérieur de l’auberge, frappant du gourdin les récalcitrants.

Les deux amis s’étaient éloignés à pas lents, respirant l’air froid à pleins poumons. La nuit était claire et la lune scintillait sur la mer. Ils longèrent le quai, fixant la silhouette dansante de l’esnèque dans le port à flot. Ici, tout était calme. L’eau clapotait le long des quais de pierre. Les barques se balançaient à leurs anneaux.

Au loin retentit la cloche du couvent des Sachets. À cette heure tardive, à la clarté argentée de la lune, la silhouette du château se découpait avec netteté. Une chauve-souris les survola.

— Il est magnifique ! fit Tancrède, ne se lassant pas de regarder le navire qui allait les emmener vers la lointaine Sicile.

— Oui, approuva l’Oriental. Il n’y a que les maîtres charpentiers normands pour dessiner des coques comme celle-là. Je préfère naviguer sur une esnèque que sur les lourdes nefs affrétées par les Pisans ou les Génois. Elle tient la vague et est si souple qu’elle fait corps avec elle, vous verrez, c’est une sensation extraordinaire.

— Vous savez tant de choses...

Une voix aiguë de femme appelait à l’aide. Dans la pénombre d’un entrepôt, ils aperçurent deux silhouettes, dont l’une enveloppée d’un mantel, en train de se battre. Avant que son maître ait pu dire un mot ou faire un geste, Tancrède s’était élancé. L’Oriental haussa les épaules et le suivit sans se presser, amusé de le voir à l’oeuvre. Tancrède était déjà sur l’homme qu’il repoussa d’une bourrade.

— Mettez-vous derrière moi, ma dame ! ordonna-t-il.

Il menaçait l’homme de son cimeterre.

— Et toi, file ou, par Dieu, je te fais un mauvais sort !

L’agresseur le défia du regard, un mauvais sourire aux lèvres. Un frisson courut sur la nuque du jeune homme en même temps qu’il entendait le bref cri d’alarme de son maître. Il était tombé tête baissée dans un traquenard, une ruse éculée tout juste bonne pour les puceaux ! Il tourna la tête juste à temps pour voir le visage patibulaire de celui qu’il avait pris pour une femme et éviter son coup de couteau. La lame déchira sa cotte, mais n’entailla pas sa chair. Il jura et, faisant un large moulinet de son sabre, il trancha la main armée et se remit en position de combat. Le bandit déguisé en femme tomba à terre en hurlant.

D’autres silhouettes sortaient de l’ombre. Ils étaient une dizaine autour de lui, armés de crocs, de couteaux, de haches et de gourdins. Il entendit au loin le sifflement de la lame d’Hugues.

— Tue ! Tue ! répétaient les marauds en avançant.

Il s’adossa au mur et attendit l’assaut, sa lame brandie devant lui.