Bertil se glissa sous l’abri qu’il partageait avec le Bigorneau.
— Ben, t’en fais une tête ! s’exclama ce dernier. T’es tout blanc. T’as mangé un poisson pas frais ou t’as bu ?
— Non. Fais pas attention, c’est la fatigue. J’en peux plus.
— Dors bien alors, fit le Bigorneau en s’enroulant dans sa couverture.
Quelques instants plus tard, il ronflait.
La tête en feu, le jeune Normand se tournait et se retournait sur sa paillasse. Il aurait donné beaucoup pour être à la place de son compère. Il se reprochait d’avoir accepté l’offre d’Hugues et même de s’être embarqué.
Finalement, il n’était pas si mal à la ferme et au moins, là-bas, il dormait sans craindre qu’on le transforme en tamis ! Il frissonna en repensant à P’tit Jean et aux autres victimes. Cela le ramena à la façon doucereuse dont le meurtrier l’avait abordé ce matin-là.
— Rejoins-moi à l’autre bout de la plage dans les rochers au pied de la falaise, du côté du sentier de la chapelle, avait-il murmuré en passant une main sur sa joue.
— Mais je...
— Tu ne veux pas ?
— Ben si, avait répondu Bertil à contrecoeur.
— Dès que tout le monde sera couché, file là-bas. Je t’y attendrai, avait ajouté l’autre avant de faire demi-tour.
Bertil avait regardé autour de lui, cherchant à voir si Bjorn ou Tancrède qui le surveillaient à tour de rôle s’étaient aperçus de leur conversation. Mais non, aucun des deux hommes n’était en vue. Il avait bien croisé Hugues un peu plus tard, mais le meurtrier était trop près et il n’avait rien pu lui dire.
Le mousse saisit son mauvais couteau et le glissa dans sa ceinture. Tout le monde dormait. C’était bientôt l’heure.
On grattait à la toile de sa tente. Il retint son souffle, le coeur cognant dans sa poitrine. Est-ce que l’assassin allait venir le tuer jusqu’ici, en plein camp ?
— Bertil. Tu es là ? souffla une voix qu’il ne reconnut pas.
— Je... Je suis là.
La portière s’ouvrit et se referma aussitôt. L’homme jeta un coup d’oeil vers Bigorneau qui ronflait comme un bienheureux. L’enfant poussa un soupir de soulagement en reconnaissant Tancrède.
— Tout va bien ? fit le jeune homme à voix basse.
— Oui, enfin, si on peut dire. La bête a avalé l’hameçon.
— Hugues m’a dit que tu avais essayé de lui parler, mais que l’autre était trop proche.
— Je dois le retrouver sur la plage, au pied des falaises, du côté où part le sentier qui grimpe à la chapelle.
— Bien. Nous te suivrons. Ne t’inquiète pas et n’oublie pas de garder tes distances avec lui.
— Ça oui, vous pouvez compter sur moi.
— Quand vous parlerez, ne le laisse jamais s’approcher de toi ni te toucher et, s’il sort son couteau, pas d’héroïsme, tu t’enfuis et si possible vers les bateaux.
— Et si je n’arrive pas à m’enfuir ? demanda le mousse dont la voix s’étrangla à cette idée.
— Alors, tu vends chèrement ta vie et tu appelles du plus fort que tu peux !
— D’accord.
— Tu y arriveras.
La portière était retombée, Tancrède avait disparu. L’enfant resserra sa ceinture de toile, attendit un moment et sortit à son tour.
Il regarda autour de lui, essayant de percer les ténèbres des yeux. Par moments, des nuages occultaient la lune. Le camp était silencieux. Les deux sentinelles discutaient entre elles près du feu. Une dizaine de tentes le séparaient des premiers rochers et, par chance, le campement des guerriers fauves était du côté opposé de la plage. Eux, d’ailleurs, ne dormaient pas. Il entendait le battement lointain de leurs tambours.
Bertil s’allongea sur le sable et commença à ramper pour contourner son abri avant de se glisser derrière un autre. Il allait ainsi depuis un moment quand un bruit léger, tout proche, le fit sursauter. Il sentit un frôlement, un éclair gris passa entre les toiles.
Une des sentinelles s’était dressée.
— Qui va là ?
Le mousse resta pétrifié, le coeur battant. Des pas se rapprochaient. Il ferma les yeux. Puis, à nouveau, des éclats de voix.
L’un des marins se moquait de l’autre.
— C’est ce foutu chien ! protesta le premier. J’ai entendu du bruit. Et le voilà qui déboule comme une flèche.
— Et qu’est-ce que tu veux que ce soit ? Y a personne ici. Y fait son métier de bête, y chasse !
L’enfant rouvrit les yeux. Non loin de là, Tara déchiquetait un lièvre en surveillant les sentinelles du coin de l’oeil.
— Regarde le morceau qu’il a attrapé ! Ça le change de la pitance du bord !
Le silence retomba.
Ils avaient regagné leurs postes. Bertil, le front en sueur, patienta encore puis s’éloigna en rampant. Personne n’aperçut la petite silhouette qui se glissait jusqu’aux premiers rochers. De là, il repartit, courbé en deux, jusqu’au pied de la falaise.
Une fois à l’abri, Bertil reprit son souffle tout en jetant des regards inquiets autour de lui et en vérifiant qu’il avait toujours son coutel.
La lune se jouait des nuages, tantôt éclairant ce qui l’entourait d’une lueur blafarde tantôt le plongeant dans une obscurité profonde. Et il ne savait ce qu’il aimait le mieux, de voir ce qui l’entourait ou de n’être pas vu.
Il chercha sans les trouver ses amis. C’était à la fois rassurant et inquiétant. S’il ne les voyait pas, l’assassin ne les verrait pas non plus... Mais s’ils n’étaient pas là, si quelque chose les avait retardés ?
La grève s’étirait devant lui, parsemée d’énormes rochers, d’ombres mouvantes. Bertil avala sa salive, poussa un soupir, puis se remit lentement en marche. Il contourna un éboulis et se redressa. Plus personne ne pouvait le voir du camp. Il était trop loin.
Où pouvait être l’assassin ? Il l’imaginait tapi derrière chaque pierre, enfoui sous le sable. Et s’il le tuait sans même lui parler ? D’ailleurs, hormis ses victimes, personne ne savait comment il faisait ! L’enfant s’arrêta.
La lune avait disparu. Tout était noir. Même le clapot de la mer lui parut différent. Le vent était tombé. Il avait l’impression que le seul bruit était celui de son souffle. Il avança d’un pas, d’un autre, trébucha sur une souche et tomba.
Il ne se redressa pas. Il avait entendu un bruit de pas. Il posa sa main sur sa bouche pour s’empêcher de hurler de terreur. La sueur lui coulait dans les yeux et le piquait.
La lune réapparut. Son coeur s’arrêta de battre. L’ombre d’un homme était debout à quelques pieds de lui ! Il ferma les paupières et murmura une prière à la Vierge Marie puis à Dieu puis à tous les saints qu’il connaissait ! Quand il les rouvrit, l’autre avait disparu.
Bertil se redressa. Il apercevait le serpent sinueux du sentier à flanc de falaise... Encore une vingtaine de toises et il serait au lieu du rendez-vous.
Mais où étaient les autres ? Et Hugues qui lui avait promis... Il se retourna pour regarder le camp là-bas, avec la lueur rassurante de son feu, et il lui parut loin, si loin. De toute façon, il était trop tard pour faire demi-tour. Bertil posa la main sur son coutel et se répéta qu’il ne devait compter que sur lui-même.
Il reprit sa marche et enjamba un bois flotté. Le paysage s’assombrit au passage d’un nuage.
— Tu me cherchais ? fit la voix.
Bertil sursauta et regarda autour de lui. Il était au centre d’un cercle rocheux.
Le meurtrier restait invisible.
— Pourquoi vous vous cachez ? demanda-t-il d’une voix mal assurée, saisissant son coutel.
— Je ne me cache pas ! Je suis tout près.
— Tout près ! répéta l’enfant en reculant pas à pas.
Il se cogna, sentit un souffle sur sa nuque et des doigts se refermèrent sur ses épaules. Sous le coup de la surprise, il cria et lâcha son coutel. En essayant de le faire taire, l’assassin avait relâché son étreinte. L’enfant réussit à se dégager et partit en courant droit devant lui. La lune éclairait la mer. Un nuage arrivait. Il se dit que s’il arrivait jusqu’aux vagues, il plongerait.
— Reviens !
Il courait toujours. La lune disparut. Il sentit qu’on agrippait sa chainse et il roula à terre.
— Lâchez-moi ! hurla-t-il.
L’autre le frappa, le souleva et le jeta en travers de ses épaules.
À moitié assommé, Bertil se sentait perdu. Il imaginait les coups de poignard qui allaient le transpercer, entailler ses chairs. Il revit le corps ensanglanté de P’tit Jean sur son brancard et se rappela les paroles d’Hugues : « N’oublie jamais que tant que tu es en vie, tu peux gagner ! » Il mordit la main qui le maintenait et réussit, en ruant des jambes et des bras, à déséquilibrer l’homme. Il se retrouva par terre. La lune était sortie des nuages. Puis tout se ralentit. La lame allait le frapper. Le visage de l’assassin était effrayant.
Le hurlement qu’il s’apprêtait à pousser resta coincé dans sa gorge.
Une ombre avait jailli des rochers et avait sauté sur l’assassin. Les deux silhouettes roulèrent à terre étroitement enlacées. Bertil se redressa d’un bond et s’écarta.
Bjorn et Tancrède venaient d’apparaître. Le géant souleva le gamin et le plaça derrière eux.
— En arrière ! ordonna-t-il.
L’enfant obéit, sans quitter des yeux les combattants. Ils s’étaient remis debout et se faisaient face, se tournant autour, les poignards levés. L’assassin attaqua une première fois, l’Oriental esquiva. L’homme recommença, sa lame frappa dans le vide. Puis, d’un coup, ce fut le tour d’Hugues. Et son geste avait été si rapide que le meurtrier ne réussit pas à le parer. Il recula en trébuchant, une balafre sanglante en travers de la joue. Une seconde blessure entailla bientôt son épaule. Il haletait. Hugues était partout à la fois. L’homme faisait des moulinets de son poignard et reculait en trébuchant. On sentait que la panique le gagnait.
Bertil écarquilla les yeux.
Hugues venait de frapper. La main ensanglantée, son adversaire avait lâché son arme en grimaçant. L’Oriental, les traits durs, l’écarta d’un coup de pied.
— Je me rends ! Ne me tuez pas ! supplia l’assassin en tombant à genoux.
La lueur de la lune éclaira son visage inondé de larmes. Bjorn et Tancrède se regardèrent, stupéfaits.
— Mais ce n’est pas possible ! Je croyais que c’était... commença Tancrède.
— Lui ! fit Bjorn.
— Vous ne m’auriez jamais cru... déclara Hugues en nettoyant sa lame dans le sable.
L’appel rauque d’un cor lui coupa la parole. Les sentinelles avaient donné l’alerte. Le grand chien galopait vers eux. Là-bas dans le camp, les marins sortaient des tentes. Les hommes saisissaient des torches. En un instant, les guerriers fauves s’étaient mis en place autour des bateaux. Magnus accourait vers eux avec les Norvégiens.