Les tambours de guerre résonnaient. Un battement sauvage et rauque qui portait loin et qui couvrait l’appel de la cloche de l’abbaye. Des fagots formant une large plate-forme s’empilaient à la place du camp de toile. Tout autour étaient disposées des pierres dessinant la forme de l’esnèque, de larges branches figurant les rames. Le vaisseau de pierre était prêt à lever l’ancre pour l’au-delà.
Les guerriers fauves, vêtus de leurs habits noirs, les haches dans le dos, les visages et les mains noircis à la suie, faisaient cercle, chantant en norrois. Derrière eux s’étaient rangés les marins de l’esnèque, Harald, Knut, Hugues et Tancrède. Le roulement s’était tu. Tous s’écartèrent pour laisser passer quatre hommes portant les cadavres sur leurs boucliers. Ils pénétrèrent à pas lents dans l’enceinte de pierres et les déposèrent sur le bûcher.
Les tambours reprirent, plus fort encore, et Magnus le Noir s’approcha. La lueur du flambeau qu’il tenait à la main se reflétait sur le bronze du casque viking qui enserrait son crâne et recouvrait l’arête de son nez. L’Orcadien portait autour du cou un torque, insigne de son rang, et une broche émaillée fixait son manteau à l’épaule droite.
Après s’être incliné devant lui, l’un des guerriers saisit la torche et la posa sur les fagots aux pieds des défunts.
Tout d’abord il ne se passa rien, puis le bois se mit à craquer, des étincelles coururent sur les branches, et des flammèches rouges. Les battements des tambours devenaient plus rapides.
Tancrède avait l’impression que son coeur sautait dans sa poitrine au rythme de cette mélopée sauvage. À travers les fentes du masque, les yeux de Magnus fixaient les cadavres. Il leva les mains. Les flammes se levèrent d’un coup comme une vague de cent ans, léchant les cadavres, les effaçant du monde des vivants pour les porter d’un coup au royaume des morts. Magnus improvisa un chant sur la mort de ses hommes et déclama une strophe dont le vent emporta les singulières paroles.
Comme en répons à cette singulière cérémonie, la cloche de Maillezais résonna sur les marais et les prairies. L’abbé faisait donner l’office des morts avant d’enterrer les corps qui lui avaient été confiés.
Malgré la chaleur intolérable du feu dont les flammes montaient si haut qu’on les voyait de la haute mer, Magnus resta le dernier près du bûcher incandescent, contemplant les formes noircies avant de souffler dans son cor pour donner le signal du départ. Une odeur de chair grillée flottait dans l’air. Bien des heures plus tard, la fumée était encore visible de l’embouchure.
Les deux bateaux regagnèrent la haute mer et, longeant les côtes aux falaises basses, filèrent vers La Rochelle.
Une multitude de barques de pêche et de galées croisaient dans ces parages. A tribord se dessinait l’île de Ré. Ils longèrent la seigneurie de Laleu, dépassèrent le port du Plomb, puis obliquèrent vers l’entrée de la rade. Les chenaux d’entrée du port de La Rochelle étaient peu profonds et Pique la Lune dirigeait la manoeuvre. Les ailes blanches des moulins succédaient aux marais salants.
Comme souvent après les grandes tempêtes, le soleil étincelait sur les vagues et le ciel était d’un bleu de glace.
Hugues avait rejoint le Lombard à bord du knörr pour la fin de la traversée. Il se promenait sur le pont, l’air songeur, quand Eleonor s’approcha de lui.
— Le bonjour, sire de Tarse.
L’Oriental s’inclina.
— Bonjour, damoiselle de Fierville.
— Nous approchons ! Je suis impatiente de découvrir cette nouvelle ville, fit la jeune fille dont la voix vibrait d’excitation contenue.
— Auriez-vous déjà oublié les épreuves que nous venons de traverser ? demanda gravement l’Oriental.
— Non, messire, non, protesta-t-elle. Je n’ai rien oublié. Mais je vis aujourd’hui et maintenant si intensément ! Vous autres, les hommes, avez l’habitude des voyages et des guerres de toutes sortes. Vous ne pouvez imaginer la vie de vos compagnes, de vos soeurs ou de vos mères, recluses entre les murs de leur manoir. Je n’ai quitté Fierville qu’une fois, pour aller à Caen. Et là, en quelques jours, je découvre le monde... C’est si beau, messire ! Je voudrais comme le poète Wace pouvoir le chanter.
Puis, elle ajouta, et sa voix s’étrangla :
— Et je me demande comment je ferai pour vivre à nouveau enfermée.
Hugues était resté impassible, observant Eleonor de son regard sombre. Elle en prit soudain conscience et demanda :
— Vous pensez que je suis bien folle de parler ainsi ?
— Non.
— Pardonnez-moi, je m’emporte, mais ce n’est pas après vous. Je suis heureuse de vous voir. J’avais plutôt l’impression que, ces derniers temps, vous m’évitiez.
— Un proverbe arabe dit : « Ne reste jamais en tête à tête avec une femme qui ne soit pas la tienne, même si tu as l’intention de lui lire le Coran. »
Eleonor se tourna vers le large afin que l’Oriental ne puisse la voir s’empourprer.
— Plus sérieusement, je suis venu à bord, damoiselle, pour plusieurs raisons. L’une d’elles étant de vous mettre en garde. Mais d’abord, poursuivit Hugues, m’autorisez-vous à vous poser une question ?
— Je vous en prie, fit-elle.
— Connaissiez-vous le sire d’Avellino avant de monter sur ce bateau ?
— Quelle drôle de question ! Mais non, je ne le connaissais pas. C’est un homme fort aimable au demeurant et, surtout, il connaît celui qui sera mon époux.
— Expliquez-vous.
— Vous vous souvenez, je vous avais dit que je partais en Sicile rejoindre mon promis...
— Je m’en souviens.
— Mon futur époux est le seigneur Sylvestre de Marsico.
Le visage de l’Oriental ne trahit aucune émotion. Pourtant, sans jamais l’avoir rencontré, il avait entendu parler du fiancé d’Eleonor. Un homme influent que les intrigues de palais ne rebutaient pas, bien au contraire, et qu’il voyait mal épouser une femme comme elle.
Mais en ces temps rendus difficiles par la succession de Roger II, le royaume de Sicile comptait ses alliés et il devait être de bon ton dans la noblesse sicilienne de renforcer les liens avec le duché de Normandie.
— Un proche de Guillaume Ier, murmura-t-il.
— Oui, répondit la jeune fille. Le sire d’Avellino est de ses amis et c’est à ce titre qu’il est venu me parler. J’avoue...
Elle s’interrompit.
— Continuez.
— Vous allez me trouver ridicule. Mais je n’ai jamais vu le sire de Marsico, et rencontrer quelqu’un de son entourage m’a fait du bien. Personne ne m’avait jamais parlé de lui. Je ne savais pas même la couleur de ses yeux ni celle de ses cheveux... Vous devez penser que ce sont là futilités bien féminines.
— Il y a dans les soucis des femmes des choses dont les hommes devraient se préoccuper plus souvent, damoiselle.
— Ce ne sont pas des paroles que l’on entend souvent dans la bouche des hommes, messire. Mais je ne vous parle que de moi. Pardon. Je vous écoute.
— Ce que j’ai à vous dire doit rester entre nous. Il y aurait grand danger à vous confier à qui que ce soit d’autre que Tancrède ou moi. Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé à Barfleur avant notre départ ? Ce qui a poussé le prévôt Eudes à vous confier son chien ?
— Mon Dieu, oui ! Bien sûr, répondit la jeune fille. Cette horrible affaire de meurtres.
— Il me faut votre promesse que vous ne parlerez de ceci à personne, pas même au sire d’Avellino.
— Mais enfin, qu’avez-vous contre lui ? Vous m’en dites trop ou pas assez !
Il y avait à nouveau de la colère dans ses yeux bleus.
Hugues hésita, puis finit par demander :
— Vous a-t-il dit que nous nous connaissions depuis longtemps ?
— Non. Il vous ignore. De façon trop ostensible d’ailleurs. Je n’ai pas pu ne pas remarquer à quel point il s’arrangeait pour vous éviter, vous et Tancrède.
— Alors sachez qu’après avoir été longtemps frères d’armes, nous sommes devenus ennemis, lui et moi. Il y a entre nous bien des cadavres et je sais qu’il y en aura d’autres. Je ne peux vous en dire davantage, pas maintenant.
— Vous me laissez donc juge.
— J’ai confiance en votre droiture, damoiselle de Fierville.
— Vous êtes un drôle d’homme, Hugues de Tarse. À la fois si réservé et si direct. Je garderai le silence. Barto-lomeo d’Avellino ne saura rien de cet entretien, ni quiconque d’autre d’ailleurs, je vous en fais la promesse.
— Merci. Il faut que vous sachiez que l’assassin de Barfleur est parmi nous.
Eleonor pâlit.
— Sur le knörr ?
— Ou sur l’esnèque. C’est la première chose que vous deviez savoir.
— Il y en a donc une seconde, aussi terrible que la première ? Mais, vous voulez dire que le mousse...
— A été tué comme les enfants de Barfleur.
La jeune fille avala sa salive. Hugues reprit :
— Nous avons des pirates à nos trousses, vous l’avez vu, et, à mon sens, ils ne renonceront pas. Ils sont menés par un homme dont nous ne connaissons pas le visage, qui porte un manteau gris et est armé d’une arbalète. Vous vous souvenez de la ruse employée par les Grecs pour avoir raison de la ville de Troie, le fameux présent d’Athéna ?
— Le cheval de Troie. Oui, bien sûr.
— Je suis sûr que nous avons le nôtre à bord. Il y a un traître et, grâce à lui, les pirates nous suivent sans difficulté.
Le silence retomba entre eux, le visage de la jeune fille était grave.
— Je ne m’attendais pas à tout cela.
— Moi non plus, je vous l’avoue, c’est pourquoi j’ai besoin de votre aide. Il me faut des alliés sur ce bateau.
— Que dois-je faire ?
— Vous n’hésitez pas beaucoup, remarqua Hugues.
— Pourquoi hésiterais-je, messire ?
Son regard était résolu.
— Promettez-moi d’abord de vous protéger et surtout de garder votre chien avec vous. Il y a parmi les rameurs un homme sur lequel vous pouvez compter. Son nom est Bjorn de Karetot. Regardez, c’est l’homme au troisième rang.
Le visage de la jeune femme s’éclaira.
— Oh, mais je le connais, s’exclama-t-elle, c’est celui qui assomme les blessés !
— Que dites-vous ?
Eleonor lui expliqua les mésaventures du rameur qu’elle avait soigné avant de le confier à l’infirmier de l’abbaye.
— En cas de danger, si ni moi ni Tancrède ne sommes là, ayez recours à lui et uniquement à lui.
— Bien, messire.
— J’ai besoin que vous observiez ce qui se passe autour de vous et que vous me signaliez ce qui vous paraîtra étrange.
— Je le ferai. Messire ?
— Oui ?
— L’autre jour, Tancrède m’a raconté l’agression dont vous aviez été victimes à Bailleur. Je l’ai rapprochée d’un événement qui s’est produit alors que j’étais à l’auberge et dont je n’ai parlé à personne jusqu’à présent. J’étais dans ma chambre, c’était juste avant que je ne vous ouvre.
Hugues se souvint de son propre étonnement en se trouvant face à la jeune fille, de ses grands yeux bleus écarquillés d’étonnement, de ses vêtements en désordre, de ses petits pieds nus sur le plancher...
— J’ai entendu un long sifflement, continua Eleonor, et quelque chose est tombé dans la venelle derrière l’auberge. Une bourse qu’un homme a prestement ramassée avant de s’en aller en courant. Cela avait été jeté de l’une des chambres, mais je n’ai pas réussi à savoir laquelle. C’est quand Tancrède m’a parlé des deniers que je me suis souvenue de cet incident. Cela peut-il vous aider ?
— Sans doute.
— Alors j’en suis contente et, dorénavant, je vous promets d’observer encore davantage ce qui se passe à bord. Mais si ce monstre s’en prend aux enfants, il reste deux mousses à bord, Bertil et le Bigorneau, ne faudrait-il pas les protéger ou tout au moins les avertir ?
— J’y ai pensé, mais ceci n’est pas pour vous. J’en parlerai à Bjorn.
La trompe du port répondait à celles des deux navires. Au loin carillonnaient les cloches de Notre-Dame-de-Cougnes dont ils apercevaient le clocher pointu. Bigorneau, assis sur une futaille, marmonnait des mots sans suite.
— Il faut que je vous laisse, fit soudain Hugues.
— Messire de Tarse !
— Oui ?
— Soyez prudent, je vous prie ! Et promettez-moi de ne plus observer avec tant de rigueur les proverbes arabes.
Eleonor avait détourné le visage, contemplant les remparts de pierre blanche et les barques qui les accompagnaient. Le knörr dépassa les moulins templiers signalant l’entrée de l’étier du Lafond. Il longeait maintenant l’îlot du Perrot et entrait dans le havre de La Rochelle.
Il accosterait bientôt au quai de la Grande-Rive, non loin de l’esnèque dont les marins, là-bas, nouaient déjà les filins dans les anneaux de port.