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La vergue était réparée. La marée propice. Passagers et marins avaient embarqué sur le knörr et l’esnèque. Ils allaient bientôt lever l’ancre et Pique la Lune, son balluchon sur le dos, était venu faire ses adieux au stirman. Il avait la mine sombre comme à chaque fois qu’une de ses aventures avec la mer prenait fin.

— C’était, ma foi, déclara-t-il, une traversée comme je les aime. Un plaisir de naviguer avec toi, Harald.

Le Norvégien hocha la tête et tendit une bourse de cuir au Breton.

— Voici ce que nous te devions.

— Merci, fit le pilote en empochant son argent.

Il allait reprendre le balluchon posé à ses pieds quand le stirman interrompit son geste.

— Nous avons parlé, Knut et moi, ajouta-t-il. Ne m’as-tu pas dit que, pour l’instant, tu n’avais pas d’autre engagement ?

— Oh, ça tardera pas ! Ici, les bateaux manquent pas. J’en trouverai bien un qui remonte vers Bordeaux ou qui va vers l’Angleterre. Je suis pas inquiet.

— Et si tu restais avec nous ?

— Pardon ?

Les yeux du Breton s’étaient agrandis d’étonnement.

— Tu as bien entendu. Si tu venais avec nous jusqu’en Sicile ?

— Mais je ne sais pas le chemin ! protesta le marin.

— Nous attendons le nouveau pilote. Il t’enseignera. C’est une occasion pour toi d’apprendre la côte et les courants jusque là-bas.

— Je ne peux pas rester à votre bord sans rien faire.

— Qui parle de ne rien faire ? répliqua le Norvégien. Corato avait besoin d’un sondeur, je lui ai donné le nôtre. Tu pourras le remplacer.

— Tu étais donc sûr de ma réponse ? remarqua le Breton, les sourcils froncés.

Le Norvégien ne répondit pas. Ils restèrent un moment silencieux, puis un sourire se dessina sur les lèvres de Pique la Lune. Sa décision était prise. Il se remémorait ses conversations avec Hugues de Tarse. Les rivages de l’Afrique, les îles, les courants, les vents venus du désert, cette mer sans marée, il n’avait qu’un mot à dire... Et il connaîtrait tout cela.

Il tendit la main au stirman.

— J’accepte, fit-il.

— Alors reste avec moi, répondit le Norvégien. Voici notre pilote.

Effectivement, Knut venait vers eux suivi d’un homme vêtu d’une chainse de mauvais drap et des braies courtes des marins, la taille marquée par une ceinture de toile, les pieds nus.

— Voici notre stirman, fit le maître de la hache en présentant Harald.

Knut repartit, non sans avoir jeté un coup d’oeil à Pique la Lune qui inclina la tête pour lui faire comprendre qu’il avait accepté leur offre.

Le nouveau venu salua le Norvégien. D’épais cheveux noirs frisaient sur sa nuque, encadrant un visage sec aux pommettes hautes.

— Mon nom est Jacques. Je suis né à Édesse, fit-il avec un accent du Sud.

— C’est un capitaine anglais qui t’a recommandé à moi, déclara Harald. Il m’a dit que tu étais bon marin, que tu connaissais la mer intérieure et que tes prix étaient raisonnables.

— C’est vrai. Mais je veux de la viande et du vin non coupé à tous les repas.

— Tu les auras.

Les manières abruptes de l’homme n’étaient pas pour déplaire au stirman qui ajouta :

— Pourras-tu nous mener jusqu’à Syracuse ?

— Oui. Si Dieu le veut, ajouta-t-il en se signant.

— Tu as déjà navigué sur une esnèque ?

— Non.

— Où sont tes affaires ?

— Près de la passerelle.

— Tu verras les détails avec Knut. Pour les mouillages, tu auras une tente avec notre sondeur. D’ailleurs, je veux te le présenter.

— Mais, j’ai le mien ! protesta Jacques. Il attend sur le quai.

— Eh bien, il te faudra lui dire qu’il se trouve un autre embarquement ! Ça te pose problème ?

L’homme secoua négativement la tête.

— J’vais lui dire.

— Fais vite ! On lève bientôt l’ancre. Nous faisons route avec un navire marchand.

— Bien.

— Je te présente Pique la Lune, ton nouveau sondeur. Et l’homme de gouvernail rejoignit Knut à la poupe.

Le pilote hésita, puis salua le Breton d’un bref signe de tête.

— T’as déjà sondé ? demanda-t-il.

— Oui. Pendant des années.

Et, sans bien savoir pourquoi, sans doute pour éviter quelque sourde rivalité entre eux, le Breton se garda de dire que, lui aussi, était pilote.