Lev
Ce voyage vers le Cimetière n’avait rien à voir avec le précédent, où il avait erré sans aucune destination précise, lors d’une lente descente dans une spirale infernale. À cette époque, son âme blessée était tellement à vif qu’il avait fini chez les claqueurs. Il s’était perdu à cause de la colère qu’il n’avait pas su gérer.
Au début, il avait accompagné CyFi, et ce garçon dans sa tête qui ne savait même pas qu’il avait déjà été fragmenté. Puis Lev s’était retrouvé livré à lui-même, belle proie pour les parasites. En lui offrant de l’aide, un abri, ou de la nourriture, tous espéraient tirer le maximum de lui, telles des sangsues. Un bref passage dans une réserve d’Argentés lui avait redonné des forces, mais même cet épisode s’était terminé par une violente altercation avec un brac. Ces semaines passées en cavale l’avaient rendu plus débrouillard, plus dur. En ces jours désolés, l’idée de se faire exploser en emportant avec lui tout ce qu’il pouvait de ce monde ne lui avait pas semblé une si mauvaise idée.
Mais ces moments sombres se trouvaient à présent loin derrière lui et plus jamais il ne revivrait ça. Il le savait, quand bien même son avenir demeurait incertain.
Afin d’honorer sa parole, Lev faucha un téléphone portable dans la poche d’un homme d’affaires pour que Miracolina appelle ses parents. Le coup de fil fut bref, et, comme promis, elle révéla juste à ses parents qu’elle était vivante avant de couper court aux questions de sa mère en raccrochant.
— Voilà, tu es content ? dit-elle sèchement à Lev. Rapide et gentil.
Elle insista pour qu’il rende le téléphone à son propriétaire, mais, comme il avait depuis longtemps disparu, il le glissa dans la poche d’un homme similaire.
Ne disposant pas d’argent, ils se virent contraints de voler. Lev usait de versions plus douces des techniques de survie qu’il avait apprises lors de son premier séjour dans la rue. S’emparer du contenu d’une vitrine sans la casser. Entrer par effraction sans briser la serrure. Étrangement, voler ne posait aucun problème à Miracolina.
— Je dresse une liste de toutes les choses que nous prenons et je note d’où elles proviennent, l’informa-t-elle. Pour tout rembourser avant ma décimation.
Qu’elle s’autorise à faire fléchir son code moral personnel donnait à Lev l’espoir qu’à force il se briserait, la débarrassant de son obsession pour la décimation.
Chaque seconde leur était comptée, car Nelson, tel un limier entêté, n’abandonnerait jamais. Il s’acharnerait juste encore plus quand il aurait découvert le mensonge de Lev. Ils devaient avertir Connor.
Ni Lev ni Miracolina ne savaient conduire et, de toute façon, ils ne paraissaient pas assez âgés pour passer inaperçus derrière un volant. Les transports en commun étant tout aussi risqués, ils se transformèrent en passagers clandestins. Dans des conteneurs de semi-remorques, quand ils pouvaient tenir dedans ; à l’arrière de pick-up quand ils disposaient d’une bâche sous laquelle se cacher. Plus d’une fois on les chassa, mais sans jamais sérieusement les poursuivre. Par chance, la plupart des gens avaient autre chose en tête que de courir après deux adolescents.
— Je déteste tout ça ! s’emporta Miracolina après avoir échappé à un camionneur particulièrement agressif qui les avait pourchassés avec un cric sur une dizaine de mètres. Je me sens sale ! Inhumaine !
— Voilà, fit Lev. Maintenant tu sais ce qu’un vrai déserteur ressent.
Il devait bien admettre que de se retrouver de nouveau en marge de la société l’exaltait. La première fois, tout n’avait été que trahison, aliénation et survie. Il avait détesté ça et en faisait encore des cauchemars ; mais à présent, laisser parler ses instincts et sentir l’adrénaline monter lui procuraient davantage le sentiment d’être chez lui qu’au château des Cavenaugh, où il n’était qu’un oiseau en cage. Cette fièvre de survie semblait contagieuse, car, dès qu’ils se sortaient d’une situation périlleuse, Miracolina se détendait. Elle souriait même.
La plus grande étape de leur voyage s’effectua dans la soute à bagages d’un autocar. Ils avaient réussi à se glisser derrière les valises pendant que personne ne regardait. Le bus en partance de Tulsa retournait à Albuquerque. Ne leur resterait plus ensuite qu’un dernier État à traverser pour rejoindre leur destination finale.
— Vas-tu finir par me dire où on va ?
— Tucson, révéla enfin Lev, sans en dire plus.
Le bus démarra à dix-sept heures pour rouler toute la nuit. Lev et Miracolina s’installèrent assez confortablement au milieu des bagages. Cependant, environ deux heures après le départ, Lev se rendit compte qu’il avait un problème. Malgré le noir complet dans lequel était plongé le compartiment exigu, Miracolina devina son embarras.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, dit Lev.
Puis il avoua :
— J’ai envie de pisser.
— Eh bien, moi, déclara Miracolina d’un ton supérieur qu’elle avait dû mettre des années à cultiver, j’y ai pensé avant et y suis allée à la gare routière.
Au bout de dix minutes, Lev prit conscience que cette histoire était très mal engagée.
— Tu vas te faire pipi dessus ? demanda Miracolina.
— Non ! répliqua-t-il. Je vais exploser avant.
— Oui, il paraît que ça t’arrive.
— Très drôle.
Le bus roula sur une bosse, forçant Lev à se rendre à la douloureuse évidence qu’il n’allait pas pouvoir se retenir. Il n’allait pas souiller le compartiment… Puis il prit conscience qu’il était assis sur une montagne absorbante. Il s’éloigna de Miracolina et entreprit d’ouvrir un sac de voyage.
— Tu ne comptes quand même pas faire pipi dans la valise de quelqu’un ?
— T’as une meilleure idée ?
Soudain Miracolina se mit à glousser, de plus en fort, jusqu’à rire à gorge déployée.
— Il va pisser dans une valise !
— Tais-toi ! Tu veux qu’on t’entende dans le bus ?
Mais il n’y avait rien à faire : Miracolina était prise d’un fou rire incontrôlable, de ceux qui faisaient mal au ventre.
— Ils vont ouvrir leur valise, lâcha-t-elle entre deux explosions de joie, et leurs habits seront pleins de pisse !
Pour Lev, pas question de plaisanter. Il ouvrit le sac et passa la main dedans pour s’assurer qu’il ne contenait que des vêtements et aucun appareil électronique. Pendant ce temps, Miracolina n’arrivait toujours pas à reprendre son souffle.
— Et moi qui me plaignais quand mon shampoing s’ouvrait à l’intérieur !
— Du shampoing ! s’exclama Lev. Tu es un génie !
Lev fouilla à l’aveugle une valise, puis une deuxième, jusqu’à trouver sur une bouteille de shampoing de taille appréciable. Il vida frénétiquement le liquide dans un coin du compartiment à bagages et, sans plus une seconde à perdre, la remplit, à son grand soulagement. Quand il eut fini, il revissa le bouchon fermement. Il songea à remettre la bouteille dans la valise, mais conclut qu’il valait mieux la laisser au fond de la soute.
Lev poussa un profond soupir avant de retourner au côté de Miracolina.
— Tu t’es lavé les mains ? lui demanda-t-elle.
— Les laver ? Elles sont pleines de shampoing !
Ils éclatèrent tous les deux de rire et, quand ils reprirent leur souffle, l’odeur écœurante de shampoing à la fleur de cerisier emplissait tellement l’air qu’ils rirent de plus belle jusqu’à n’en plus pouvoir.
Le silence retomba finalement, et quelque chose changea. La tension qui pesait entre eux depuis le jour de leur rencontre se relâcha. Très vite, le mouvement du car commença à les bercer. Lev sentit Miracolina glisser dans le creux de son épaule. Il ne bougea pas, par peur de la réveiller. Il appréciait juste la sensation de la sentir contre lui, persuadé qu’elle ne se permettrait pas une telle chose si elle était réveillée.
— Je te pardonne, déclara-t-elle soudain, d’une voix qui ne semblait absolument pas ensommeillée.
Montant de ses entrailles, comme le jour où il avait compris que ses parents ne voudraient plus jamais de lui, une houle émotionnelle impossible à réprimer et qu’aucune bouteille au monde ne pourrait contenir submergea Lev. Malgré ses efforts pour qu’on n’entende pas ses sanglots, sa poitrine se mit à se soulever en cadence ; il se savait incapable de s’arrêter, comme Miracolina lorsqu’elle riait. Elle devait s’en rendre compte, mais ne dit rien, se contentant de garder sa tête contre son épaule tandis que des larmes tombaient dans ses cheveux.
Pendant tout ce temps, Lev n’avait jamais compris ce qu’il recherchait. Il ne demandait ni l’adoration ni la pitié, mais le pardon. Pas de Dieu, qui se voulait toujours clément. Pas de personnes comme Marcus et le pasteur Dan, qui le soutiendraient toujours. Mais celui d’un monde impitoyable. D’une personne qui l’avait un jour méprisé. Une personne comme Miracolina.
Quand ses sanglots silencieux s’apaisèrent, Miracolina s’adressa à lui :
— Tu es tellement bizarre…
Avait-elle idée du cadeau qu’elle venait de lui faire ? Certainement.
Lev prit conscience que sa vie venait de changer. Peut-être était-ce dû à l’épuisement ou aux nerfs, mais au milieu du cliquetis et des secousses de cette soute graisseuse embaumant le shampoing, il eut soudain le sentiment que sa vie ne pouvait aller mieux.
Miracolina et lui fermèrent les yeux et s’endormirent, parfaitement inconscients du van marron au toit cabossé et à la vitre brisée qui suivait le bus depuis Tulsa.