44.

Risa

— Dis-moi si tu sens ça, dit une infirmière à Risa en lui grattant l’orteil avec une bande de plastique.

Risa eut le souffle coupé malgré elle. Oui, elle le sentait, elle ne rêvait pas. Comme les draps qui glissaient le long de ses jambes jusqu’au bout de ses orteils. Elle essaya de les remuer, mais tout son corps la fit souffrir.

— Ne bouge pas, ma belle, lui conseilla l’infirmière. Nous utilisons des agents cicatrisants de deuxième génération. Laisse-les agir. Tu seras debout dans deux semaines.

À ces mots, son cœur s’accéléra. Si seulement on avait pu soigner son esprit de la même manière… Son cerveau avait beau haïr ce qu’ils lui avaient fait, la part d’elle-même qui n’obéissait pas à la raison était emplie de joie à la perspective de contrôler son propre équilibre et de se déplacer grâce à la seule force de ses jambes.

— Tu vas devoir faire beaucoup de rééducation, bien sûr. Mais pas autant que tu ne l’imagines.

L’infirmière vérifia les appareils fixés sur ses jambes. Des stimulateurs électriques qui contractaient ses muscles pour les réveiller de leur atrophie et leur rendre leur tonus d’origine. À la fin de chaque journée, elle avait l’impression d’avoir couru des kilomètres sans quitter son lit.

Elle ne se trouvait plus dans une cellule, mais n’était pas non plus dans un hôpital. Un genre de résidence privée, sans doute. Elle entendait le son des vagues à travers sa fenêtre.

Le personnel savait-il qui elle était et ce qui lui était arrivé ? Elle préféra ne pas leur demander ; en parler serait trop douloureux. Mieux valait vivre au jour le jour et attendre que Roberta revienne la voir pour lui expliquer comment remplir les termes de ce contrat.

Cependant, ce fut Cam qui lui rendit visite, la dernière personne qu’elle avait envie de voir – pour autant qu’elle puisse le qualifier de personne. Ses cheveux s’étaient un peu épaissis depuis leur première rencontre, et les cicatrices des différentes greffes sur son visage affinées. On distinguait à peine la couture à l’endroit où les diverses couleurs de peau se rencontraient.

— Je voulais voir comment tu allais, dit-il.

— Mal à en vomir, répondit-elle, mais seulement depuis que tu es entré.

Il alla à la fenêtre pour ouvrir un peu plus les stores, laissant entrer des bandes de lumière. Une vague s’écrasa avec puissance contre le rivage.

— L’océan est un puissant harmoniste, commenta-t-il, citant quelqu’un dont elle n’avait probablement jamais entendu parler. Quand tu pourras marcher, poursuivit-il, je te conseille d’admirer la vue. C’est vraiment beau à ce moment de la journée.

Elle ne répondit pas. Elle voulait juste qu’il s’en aille, or il ne bougeait pas.

— J’aimerais comprendre pourquoi tu me détestes, demanda-t-il. Je ne t’ai rien fait. Tu ne me connais même pas, mais tu me hais. Pourquoi ?

— Je ne te hais pas, objecta Risa. Puisqu’il n’y a personne à haïr.

Il s’approcha de son lit.

— Je suis là, pourtant, non ? dit-il en posant les mains sur les siennes, et elle s’écarta aussi vite.

— Peu importe qui ou ce que tu es, sache que personne n’a le droit de me toucher.

Il réfléchit un instant, puis proposa :

— Tu préférerais peut-être me toucher ? Tu peux passer ton doigt sur mes cicatrices, si tu veux. Tu te rendras peut-être compte de ce qui fait que je suis moi.

Elle ne s’abaissa pas à lui répondre.

— Tu crois que les enfants qu’on a fragmentés pour te composer en avaient envie ?

— S’ils étaient des décimés, oui, affirma Cam. Et certains l’étaient. Quant aux autres, ils n’ont pas eu le choix… pas plus que je n’ai décidé qu’on me fabrique.

L’espace d’un instant, au milieu de sa colère contre les créateurs de Cam, Risa prit conscience que, à l’instar des adolescents fragmentés pour le réaliser, il était une victime, lui aussi.

— Pourquoi es-tu là ? demanda-t-elle.

— J’ai plein de réponses à cette question, affirma-t-il fièrement. « Le seul but de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans l’obscurité de l’être. » Carl Gustav Jung.

Risa soupira, exaspérée.

— Non. Pourquoi es-tu là, dans cette pièce, à me parler ? Je suis sûre que les Citoyens proactifs ont prévu des choses bien plus importantes pour leur bêta-test que l’envoyer me faire la conversation.

— Le cœur a ses raisons, commença-t-il. Euh… enfin… je suis ici parce que c’est là que j’habite. Mais aussi parce que j’en ai envie.

Il lui sourit et elle constata à contrecœur qu’il était sincère. Mais ce n’était pas son sourire. Il portait juste la chair des autres, et, si on la décollait, on ne trouverait rien en dessous. Il n’était qu’une cruelle farce.

— Est-ce qu’on t’a donné des neurones préprogrammés ? Un cerveau rempli d’implants des cellules grises de l’élite intellectuelle ?

— Pas tous, révéla Cam à voix basse. Pourquoi n’arrêtes-tu pas de m’accuser de choses sur lesquelles je n’ai aucun contrôle ? Je suis qui je suis.

— Ma parole, tu te prends pour Dieu lui-même !

— En fait, répliqua-t-il d’un ton aussi méprisant, Dieu a dit : « Je suis celui qui est. »

— Laisse-moi deviner : on t’a programmé toute la Bible.

— En trois langues, confirma Cam. Une fois de plus, j’y peux rien.

Risa ne put que rire de l’audace de ses créateurs : avaient-ils conscience de leur arrogance en imprégnant Cam de textes religieux tout en se prenant eux-mêmes pour Dieu ?

— Et pis c’est pas comme si j’pouvais la réciter mot pour mot, j’ai que des connaissances de base de tout un tas de trucs.

Elle le dévisagea, se demandant si le changement soudain dans sa manière de parler, passée d’un style soutenu à celui décontracté d’un enfant des campagnes, était une plaisanterie. Apparemment, non. Il ne devait pas bien maîtriser les trop nombreuses connexions requises par son cerveau.

— Puis-je te demander ce qui t’a fait changer d’avis ? l’interrogea-t-il. Pourquoi as-tu accepté l’opération ?

— Je suis fatiguée, lui mentit-elle en détournant les yeux.

Puis elle changea de position pour ne plus lui faire face. Avant l’opération, même un geste aussi simple lui demandait un effort démesuré.

Quand il comprit qu’elle ne lui répondrait pas, il demanda :

— Pourrai-je revenir te voir ?

— Quoi que je dise, tu viendras quand même, je ne vois donc pas pourquoi tu t’embêtes avec cette question, rétorqua-t-elle en gardant le dos tourné.

— Eh bien, fit-il en quittant la pièce, ce serait agréable d’avoir ton autorisation.

Elle resta allongée dans cette position un long moment en s’efforçant de ne pas prêter attention à toutes les pensées qui agitaient son esprit. Finalement, elle s’assoupit. Ce fut la première nuit où elle rêva de l’avalanche.

 

Roberta se trouvait en rendez-vous à l’extérieur quand Risa marcha pour la première fois – seulement une semaine après être sortie du coma, au lieu des deux annoncées. Ce jour-là, ses émotions contradictoires atteignirent leur apogée. Elle considérait ce moment comme intime et ne souhaitait pas le partager, mais, comme toujours, Cam s’invita.

— Quel grand jour ! C’est un événement historique, déclara-t-il gaiement. Un événement auquel un ami devrait assister.

Elle lui jeta un regard glacial, le forçant à revenir sur ses paroles.

— Et puisque aucun de tes amis n’est présent, je vais devoir les remplacer.

Un infirmier, qui ressemblait à un militaire gonflé aux stéroïdes, saisit le haut du bras de Risa pour l’aider à sortir ses jambes du lit. Quelle étrange sensation de pouvoir les sentir pendre dans le vide ! Elle plia ses genoux tremblants jusqu’à ce que la pointe de ses orteils touche le parquet.

— Ils devraient mettre un tapis, fit remarquer Cam à Monsieur Muscles. Pour que le sol soit plus doux.

— Les tapis, ça glisse, répliqua Monsieur Muscles.

L’infirmier soutenant Risa d’un côté et Cam de l’autre, elle se mit debout. Le premier pas fut le plus difficile, lui donnant l’impression de traîner son pied dans de la boue. Cependant, elle accomplit le second avec une étonnante facilité.

— Bravo ! la félicita l’infirmier comme s’il parlait à un bébé effectuant ses premiers pas.

Elle trouva cela plutôt opportun. Elle n’avait pas le moindre équilibre, et ses genoux semblaient prêts à céder à tout moment.

— Continue ! l’encouragea Cam. Tu te débrouilles très bien !

Au bout du cinquième pas, elle ne put contenir la joie viscérale qu’elle réprimait. Un sourire illumina son visage. Le souffle court, elle se mit à rire du simple plaisir de marcher.

— C’est ça, dit Cam. Tu y es ! Tu es de nouveau entière, Risa ! Tu peux te réjouir !

— La fenêtre ! s’exclama-t-elle. Je veux regarder dehors.

Alors qu’ils tournaient légèrement, Monsieur Muscles lâcha Risa : seul son bras passé autour des épaules de Cam et le sien, qui lui enserrait la taille, la soutenaient. Se retrouver dans cette position avec lui lui donna envie de fulminer, mais une étourdissante surcharge sensorielle remontant le long de ses pieds, de ses chevilles et de ses tibias jusqu’à ses cuisses anéantit ce sentiment. Toutes ces parties de son corps, encore quelques jours plus tôt, ne ressentaient absolument rien.