1.

Rufus

Il était en plein cauchemar quand ils vinrent le chercher.

Une terrible inondation engloutissait la terre, tandis qu’au centre de ce cataclysme un ours l’attaquait. Il était plus agacé que terrifié. Comme si l’inondation ne suffisait pas, il fallait que son esprit torturé lui envoie un grizzly en furie pour le réduire en pièces.

On le tira soudain par les pieds, l’arrachant aux griffes de la mort et à la noyade apocalyptique.

— Debout ! Maintenant ! Allez !

Il ouvrit les yeux dans une chambre bien éclairée, pourtant censée être plongée dans le noir. Deux Frags le malmenaient, lui agrippant les bras pour l’empêcher de se débattre avant même qu’il soit bien réveillé.

— Arrêtez ! Qu’est-ce qui se passe ?

Des menottes. Autour de son poignet droit d’abord, puis du gauche.

— Debout !

Ils le mirent debout aussi brutalement que s’il leur opposait de la résistance, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire s’il n’était pas à moitié endormi.

— Lâchez-moi ! Qu’est-ce qui se passe ?

Mais soudain, il comprit : c’était un enlèvement. Enfin, pouvait-on vraiment parler d’enlèvement lorsque l’ordre de transfert avait été signé en trois exemplaires ?

— Est-ce que vous confirmez que vous êtes Rufus Michael Starkey ?

Rufus détailla alors les deux officiers. Ils étaient musclés, l’un petit, l’autre grand. Certainement d’anciens militaires qui avaient fini par accepter un poste de rafleur. S’il fallait appartenir à une espèce d’êtres sans cœur pour devenir Frag, il fallait certainement être dépourvu d’âme pour choisir la section des rafleurs. Rufus était en proie à la panique mais refusait de le montrer, car il savait que les rafleurs prenaient leur pied en lisant la peur sur le visage de leurs victimes.

Le plus petit, manifestement le porte-parole du duo, se planta devant lui et répéta :

— Est-ce que vous nous confirmez que vous êtes Rufus Michael Starkey ?

— Et pourquoi je le ferais ?

— Écoute, gamin, intervint l’autre, ça peut bien se passer, ou très mal, c’est toi qui vois. En tout cas, tu n’as aucune chance de nous échapper.

Le deuxième homme avait la voix grave et une bouche qui n’était assurément pas la sienne. En fait, on aurait dit qu’elle provenait d’une fille.

— C’est pas compliqué, tu fais ce qu’on te dit, pigé ?

Il avait parlé comme si Rufus était censé savoir qu’ils allaient venir le chercher, sauf que les fragmentés ne se doutaient jamais de rien. Ils pensaient tous que ça n’arrivait qu’aux autres, que leurs parents, malgré toutes les tensions, seraient assez intelligents pour ne pas se faire avoir par les publicités sur Internet, les spots télévisés et les affiches qui clamaient « La fragmentation : un choix raisonnable ». Mais il fallait qu’il arrête de se voiler la face. Même sans le matraquage publicitaire constant, Rufus était un candidat potentiel à la fragmentation depuis le jour où il avait été refusé. Il aurait plutôt dû s’étonner que ses parents aient attendu si longtemps.

Le porte-parole se rapprocha, empiétant un peu plus sur son espace vital.

— Pour la dernière fois, confirmez-vous que vous êtes…

— Oui, oui, Rufus Michael Starkey. Et maintenant, écartez-vous de mon visage, vous puez de la gueule.

L’identité de Rufus confirmée, Bouche-de-Fille sortit un document en trois exemplaires : un blanc, un jaune et un rose.

— Alors, c’est comme ça que vous procédez ? lança Rufus, dont la voix commençait à trembler. Vous m’arrêtez ? Pour quel crime ? Avoir seize ans ? Ou peut-être simplement parce que j’existe ?

— Boucle-la-ou-on-te-tranque, énonça Porte-Parole comme un seul mot.

D’un côté, Rufus aurait aimé qu’on lui assène une balle tranquillisante – s’endormir et, avec un peu de chance, ne jamais se réveiller. Ainsi, il n’aurait pas à affronter l’humiliation suprême d’être arraché à sa vie au beau milieu de la nuit. Mais non, il voulait voir le visage de ses parents. Ou, plus exactement, il voulait qu’eux voient son visage. Or, s’il était tranqué, ils s’en tireraient à bon compte. Ils n’auraient pas à le regarder dans les yeux.

Bouche-de-Fille tint l’ordre de fragmentation devant lui et se mit à lire le tristement célèbre paragraphe 9, la « clause de négation ».

— Rufus Michael Starkey, en signant cet ordre, vos parents et/ou tuteurs légaux ont interrompu rétroactivement votre titularisation, antidatée de six jours après votre conception. Vous êtes donc en infraction au Code existentiel 390 et serez par la présente déféré devant le tribunal pour enfants de Californie pour une division sommaire, aussi connue sous le nom de fragmentation.

— Bla-bla-bla…

— Tout droit vous ayant été accordé par le comté, l’État ou le gouvernement fédéral en tant que citoyen est désormais officiellement et définitivement révoqué.

Il plia l’ordre de fragmentation et le glissa dans sa poche.

— Félicitations, monsieur Starkey, déclara Porte-Parole. Vous n’existez plus.

— Alors pourquoi vous me parlez ?

— Ne t’en fais pas, ça ne durera pas, répliqua-t-il en le tirant vers la porte.

— Est-ce que je peux au moins mettre des chaussures ?

Ils le relâchèrent, sans toutefois le quitter du regard.

— Pas d’embrouilles.

Rufus prit tout son temps pour lacer ses chaussures. Ils le firent ensuite sortir de la chambre, l’entraînant avec eux dans l’escalier. Sous le poids des lourdes bottes des Frags, le bois des marches frémissait. Tous trois gagnèrent le rez-de-chaussée tel un troupeau de bétail.

Ses parents patientaient dans le vestibule. À trois heures du matin, encore tout habillés, ils semblaient être restés debout à attendre ce moment. Rufus pouvait lire l’angoisse sur leur visage. À moins que ce ne soit du soulagement ? Difficile à dire. Il contint ses émotions, les dissimulant derrière un sourire feint.

— Salut m’man ! Salut p’pa ! s’exclama-t-il gaiement. Devinez ce qui m’arrive !

Son père prit une profonde inspiration, s’apprêtant à se lancer dans le Grand Discours de la Fragmentation que tout parent préparait à l’attention d’un enfant difficile. Même s’ils ne s’en servaient jamais, ils le préparaient quand même, répétaient les phrases dans leur tête pendant leur pause déjeuner, dans les embouteillages, ou en écoutant le bla-bla d’un crétin de patron sur les prix de vente, la distribution et autres conneries pour lesquelles on organise des réunions.

Quelles étaient les statistiques sur la fragmentation ? Rufus les avait entendues un jour, aux infos. Chaque année, l’idée traversait l’esprit d’un parent sur dix. Parmi eux, un sur dix envisageait sérieusement cette possibilité et, parmi ces derniers, un sur vingt passait effectivement à l’acte – et le chiffre double pour chaque enfant de plus dans une famille. Remuez ces chiffres croustillants et vous obtenez le résultat suivant : chaque année, un mineur sur deux mille âgé de treize à dix-sept ans était fragmenté. Plus de chances de gagner à ce jeu-là qu’au Loto – et ces données n’incluaient même pas les pupilles de la nation.

Son père, tout en gardant ses distances, commença son discours :

— Rufus, ne comprends-tu pas que tu ne nous as pas laissé le choix ?

Les Frags le maintenaient fermement au pied de l’escalier, mais ne faisaient pas le moindre geste pour l’embarquer dehors. Ils savaient qu’ils étaient tenus d’accorder aux parents leur rite de passage, le coup de pied verbal qui le flanquerait à la porte.

— Les bagarres, la drogue, la voiture volée… Et ce nouveau renvoi ! Où tout ça va-t-il te mener, Rufus ?

— Oh ça, je ne sais pas, papa. Tant de mauvais choix s’offrent à moi.

— Eh bien, plus maintenant. Nous tenons assez à toi pour mettre fin à tes mauvais choix avant qu’ils te mènent à ta fin.

Le garçon se contenta de rire.

Soudain, une voix s’éleva du premier étage :

— Non ! Vous ne pouvez pas faire ça !

Sa sœur, Jenna – la fille biologique de ses parents –, se tenait en haut des marches, vêtue d’un pyjama dont les nounours paraissaient trop enfantins pour ses treize ans.

— Va te recoucher, Jenna, ordonna leur mère.

— Vous le fragmentez simplement parce qu’il a été refusé, c’est injuste ! Et quelques jours avant Noël, en plus ! Et si j’étais une refusée ? Vous me fragmenteriez, moi aussi ?

— Là n’est pas la question ! rétorqua leur père tandis que leur mère se mettait à pleurer. Retourne te coucher !

Mais Jenna n’obéit pas. Elle croisa les bras et s’assit en haut de l’escalier, l’air provocateur, bien décidée à assister à toute la scène.

Si les larmes de sa mère étaient sincères, Rufus n’aurait su dire si elle pleurait à cause de lui ou du reste de la famille.

— On n’a cessé de nous répéter que toutes tes bêtises étaient un appel à l’aide, déclara-t-elle. Alors pourquoi ne nous as-tu pas laissés t’aider ?

Il eut envie de hurler. Comment leur expliquer ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre ? Ils n’imaginaient pas ce que c’était que de passer seize ans de sa vie à savoir que vous n’étiez pas désiré, mais un mystérieux bébé d’origine inconnue, refusé sur le pas de la porte d’un couple tellement sienne-naturelle qu’ils ressemblaient à des vampires. Se souvenaient-ils, eux, de ce jour, quand il avait trois ans, et que sa mère, complètement dopée par les analgésiques prescrits à la suite de l’accouchement par césarienne de sa sœur, l’avait conduit dans une caserne de pompiers et les avait suppliés de l’emmener dans une maison-pupilles ? Ressentaient-ils la même chose que lui à Noël, quand il recevait un cadeau qu’on ne lui offrait pas par plaisir, mais par obligation ? Et que dire de son anniversaire, qui n’était même pas réel, puisque personne ne pouvait déterminer la date exacte de sa naissance, seulement le jour où une jeune mère avait pris le « bienvenue » inscrit sur le paillasson un peu trop au pied de la lettre ?

Sans parler des moqueries des autres enfants à l’école. Quand il était en CM1, ses parents avaient été convoqués dans le bureau de la directrice. Rufus avait poussé un garçon du haut de la cage à poules. L’enfant souffrait d’une commotion cérébrale et avait un bras cassé.

— Pourquoi, Rufus ? lui avaient demandé ses parents sous les yeux de la directrice. Pourquoi as-tu fait ça ?

Il leur avait confié que les autres élèves l’appelaient « Rufusé » et que c’était ce garçon qui avait commencé. Il avait naïvement pensé qu’ils prendraient sa défense, mais apparemment ça n’avait pas d’importance pour eux.

— Tu aurais pu tuer ce garçon, l’avait grondé son père. Et pourquoi ? À cause de simples paroles ? Les paroles ne blessent pas.

L’un des plus grands mensonges jamais proférés par les adultes. Les mots blessaient parfois plus que n’importe quel coup. Il aurait volontiers accepté une commotion cérébrale et un bras cassé s’il n’avait plus jamais eu à être pointé du doigt parce qu’il était un enfant refusé.

Au bout du compte, on l’avait changé d’école et obligé à voir un psychologue.

— Tu réfléchiras aux conséquences de tes actes, lui avait dit la directrice.

Et comme tout bon petit garçon, il avait fait ce qu’on lui avait demandé. Après y avoir énormément réfléchi, il avait conclu qu’il aurait dû trouver une cage à poules plus haute.

Alors comment expliquer tout ça ? Comment raconter les injustices de toute une vie en l’espace du temps qu’il fallait aux Frags pour vous traîner dehors comme une bête ? La réponse était simple : vous n’essayiez même pas.

— Je suis désolé, Rufus, reprit son père, les larmes aux yeux à son tour. Mais c’est mieux pour tout le monde. Toi y compris.

Rufus savait que ses parents ne le comprendraient jamais, mais, à défaut, il aurait le dernier mot.

— Hé, maman, au fait… Les soirs où papa rentre tard, ce n’est pas le bureau qui le retient. C’est ton amie, Nancy.

Avant même qu’il puisse profiter de l’onde de choc qu’il venait de créer, il réalisa que ce petit secret aurait pu lui servir de monnaie d’échange. S’il avait dit à son père qu’il savait, il aurait à coup sûr échappé à la fragmentation. Comment avait-il pu être suffisamment bête pour ne pas y avoir pensé quand il en était encore temps ?

Le goût amer de cette petite victoire lui emplit la bouche tandis que les Frags le faisaient sortir dans la nuit fraîche du mois de décembre.

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La voiture de police embarqua Rufus, enfermé à l’arrière derrière une vitre blindée. Porte-Parole conduisait pendant que Bouche-de-Fille feuilletait un épais dossier. Rufus n’aurait jamais pensé que sa vie pouvait contenir tant de données.

— Il y a marqué que tu faisais partie des dix pour cent les meilleurs de ta classe lors de tes toutes premières évaluations.

Le porte-Parole secoua la tête d’un air écœuré.

— Quel gâchis, commenta-t-il.

— Pas vraiment, répliqua Bouche-de-Fille. D’autres personnes bénéficieront de votre intelligence, monsieur Starkey.

À cette allusion, Rufus fut parcouru d’un frisson désagréable, mais s’en cacha bien.

— J’adore ta greffe de lèvres, mec, lança-t-il. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Ta femme t’a avoué qu’elle préférerait les femmes ?

Porte-Parole eut un sourire en coin et Bouche-de-Fille ne réagit pas.

— Je disais ça comme ça, histoire de, poursuivit Rufus. Vous avez pas faim, les gars ? Je me ferais bien un petit casse-dalle. Un McDo, ça vous tente ?

Pas de réponse. Il n’en attendait certes pas, mais ça l’amusait toujours de provoquer les forces de l’ordre et de tester leurs limites. S’il parvenait à les pousser à bout, c’était lui qui gagnait. L’Évadé d’Akron avait un truc… Quoi déjà ? Qu’est-ce qu’il disait ? Ah, oui : « Sympas, vos chaussettes. » Simple, distingué, mais ça ébranlait à tous les coups la confiance de n’importe quel prétendu symbole d’autorité.

L’Évadé d’Akron, voilà un fragmenté ! D’accord, il était mort au cours de l’attaque du camp du Gai Bûcheron, mais sa légende lui survivait. Rufus rêvait d’avoir le même genre de triste notoriété que Connor Lassiter. En fait, Rufus imaginait que le fantôme de Connor Lassiter était assis à ses côtés, approuvant chacune de ses idées et chacun de ses actes – il ne se contentait pas de les approuver d’ailleurs, il guidait aussi ses mains menottées vers sa chaussure gauche, puis l’aidait tant bien que mal à extraire le couteau de la doublure. Celui qu’il avait gardé pour les occasions spéciales comme celle-ci.

— Tout compte fait, je ne dirais pas non à un burger, déclara Bouche-de-Fille.

— Super, répondit Rufus. Y a un fast-food un peu plus loin, à gauche. Prenez-moi un double cheese et des frites, sauce « Animal Style », parce que, eh bien, je suis un animal maintenant.

À sa grande stupéfaction, ils s’engagèrent effectivement dans l’allée menant au drive-in du restaurant ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Rufus eut le sentiment d’être le maître de la suggestion subliminale, même si sa suggestion n’avait rien eu de subliminal. L’important, c’était qu’il contrôlait les Frags… ou du moins il le pensait jusqu’à ce qu’ils se commandent un menu chacun et rien pour lui.

— Hé ! Vous vous fichez de moi ?

Il cogna son épaule contre la vitre.

— Ils te nourriront au camp de collecte, répondit Bouche-de-Fille.

Il se rendit alors compte que la vitre blindée ne le séparait pas uniquement des flics : c’était une barrière entre lui et le reste du monde extérieur. Il n’aurait plus jamais le goût de ses aliments préférés en bouche. Ne se rendrait plus jamais dans ses lieux préférés. Du moins, pas en tant que Rufus Starkey. Soudain, il eut envie de vomir tout ce qu’il avait mangé, avec effet rétroactif à compter de six jours après sa conception.

La caissière du drive-in était une fille qui fréquentait l’ancien lycée de Rufus. Dès qu’il la vit, un flot d’émotions contradictoires le submergea. Il pourrait simplement se tapir dans les ténèbres de la banquette arrière et espérer ne pas être vu, mais il se sentirait minable. Hors de question ! S’il devait disparaître, alors ce serait au milieu de flammes visibles de tous.

— Salut Amanda, ça te dirait de m’accompagner au bal de fin d’année ? cria-t-il assez fort pour être entendu à travers l’épaisse vitre.

La jeune fille plissa les paupières dans sa direction et, lorsqu’elle le reconnut, elle retroussa le nez comme si quelque chose de rance brûlait sur le gril.

— Dans tes rêves, Rufus.

— Et pourquoi pas ?

— Petit un, parce que tu n’es qu’en première, petit deux, parce que tu es un tocard enfermé à l’arrière d’une voiture de police. Et de toute façon, tu ne vas pas me faire croire qu’ils n’organisent pas un bal dans ton nouveau lycée ?

Elle était débile ou elle le faisait exprès ?

— Euh, comme tu peux voir, c’est fini le lycée pour moi.

— Ferme-la, intervint Bouche-de-Fille, ou je te fragmente tout de suite pour garnir les burgers.

Comprenant enfin, Amanda, embarrassée, se confondit en excuses.

— Oh ! Oh, je suis désolée, Rufus. Je suis vraiment désolée…

Rufus Starkey ne supportait pas la pitié.

— Désolée pour quoi ? Toi et tes amis n’avez jamais daigné m’adresser la parole, et maintenant tu es désolée pour moi ? Te fatigue pas.

— Je suis désolée. Enfin, je suis désolée d’être désolée, enfin…

Elle soupira, exaspérée, puis s’interrompit en tendant un sac à Bouche-de-Fille.

— Ketchup ?

— Non, merci.

— Hé, Amanda ! hurla Rufus tandis que la voiture s’éloignait. Si tu veux vraiment faire quelque chose pour moi, dis à tout le monde que j’ai lutté jusqu’au bout, d’accord ? Dis-leur que je suis comme l’Évadé d’Akron.

— Je le ferai, Rufus, affirma-t-elle. Je te le promets.

Mais il savait qu’elle aurait déjà oublié au matin.

Vingt minutes plus tard, il s’engagèrent dans la ruelle qui menait à l’arrière de la prison du comté. Personne n’entrait par la porte de devant, et surtout pas les fragmentés. Le bâtiment disposait d’une aile réservée aux mineurs, au fond de laquelle on avait installée une cellule spéciale, elle-même enfermée dans une cellule, pour les fragmentés en attente de transfert. Rufus avait passé suffisamment de temps dans l’aile pour mineurs pour savoir qu’une fois enfermé dans cette cellule, il n’y avait plus rien à faire. Fin de l’histoire. Même les détenus dans le couloir de la mort n’étaient pas surveillés d’aussi près.

Mais il n’y était pas encore. Il attendait toujours, dans la voiture, qu’on l’embarque à l’intérieur. Il se trouvait à l’endroit précis où la coque de ce petit bateau de crétins était la plus fine et s’il voulait faire tomber leurs projets à l’eau, ce devait être entre la voiture et la porte de la prison. Tandis que les Frags se préparaient au « transfert du criminel », Rufus réexamina toutes les options qui s’offraient à lui. Car si ses parents avaient dû souvent songer à cette nuit, il ne s’en était pas privé non plus et avait imaginé une douzaine de plans d’évasion. Seulement, même ses théories étaient pessimistes ; elles échouaient chaque fois, et il finissait toujours tranqué avant de se réveiller sur une table d’opération. Ils avaient beau prétendre qu’on ne vous fragmentait pas immédiatement, Rufus n’en croyait pas un mot. Personne ne savait vraiment ce qui se passait dans les camps de collecte, ceux qui en avaient fait l’expérience ne pouvant plus vraiment témoigner.

Ils le tirèrent hors de la voiture et l’agrippèrent chacun par un bras. Une simple routine pour eux. Bouche-de-Fille tenait l’épais dossier de Rufus de sa main libre.

— Est-ce qu’on parle de mes passe-temps dans ce dossier ? demanda Rufus.

— Sûrement, répondit Bouche-de-Fille, qui s’en fichait pas mal.

— Vous auriez peut-être dû le lire un peu plus attentivement, on aurait eu quelque chose à se dire.

Rufus sourit.

— Vous savez, je suis plutôt doué pour les tours de magie.

— Vraiment ? fit Porte-Parole en affichant un sourire tordu et méprisant. Dommage que tu ne saches pas te faire disparaître.

— Qui a dit que je ne pouvais pas ?

Alors, tel Houdini, il leva sa main droite libérée des menottes, qui pendaient au bout de son poignet gauche. Avant qu’ils aient le temps de réagir, Rufus sortit de sa manche le canif dont il s’était servi pour crocheter la serrure des menottes et entailla le visage de Bouche-de-Fille.

L’homme poussa un hurlement, et du sang jaillit d’une coupure longue de dix centimètres. Porte-Parole, pour une fois au cours de sa misérable vie de dysfonctionnaire, resta sans voix. Il porta la main à son arme, mais Rufus détalait déjà dans la sombre ruelle.

— Hé ! cria Porte-parole. Tu ne fais qu’aggraver ton cas !

Mais qu’allaient-ils faire ? Le gronder avant de le fragmenter ? Porte-Parole pouvait dire tout ce qu’il voulait, il n’était pas en mesure de négocier.

Rufus tourna à gauche, puis à droite dans le labyrinthe bordé par l’imposant mur de briques de la prison.

Il emprunta un autre virage et vit enfin une rue s’ouvrir droit devant lui. Il accéléra encore, mais au moment même où il pénétrait dans la rue, Porte-Parole l’attrapa par le bras. Comment avait-il pu arriver là avant lui ? Ils devaient avoir l’habitude des tentatives de fuite. Cette ruelle sinueuse avait peut-être été spécialement conçue pour ralentir les fuyards et donner l’avantage aux Frags.

— Tu es fait, Rufus !

Porte-Parole lui broya le poignet pour l’obliger à lâcher le couteau et brandit furieusement un pisto-tranq.

— À terre, ou je t’envoie ça dans l’œil !

Mais Rufus ne se baissa pas. Il ne se laisserait pas humilier par cette brute en uniforme.

— Vas-y ! le provoqua-t-il. Tranque-moi dans l’œil. Tu iras expliquer au camp de collecte pourquoi la marchandise est abîmée.

Porte-Parole le retourna et le poussa contre le mur de briques, assez violemment pour lui écorcher le visage.

— J’en ai assez entendu comme ça, Rufus. Ou peut-être devrais-je t’appeler Rufusé.

Porte-Parole éclata de rire, fier de son bon mot. Comme si tous les crétins de ce monde ne l’avaient pas déjà surnommé ainsi.

— Rufusé ! grogna-t-il. Ça te va bien, non ? Qu’en dis-tu, Rufusé ?

Le sang bout plus vite que l’eau. Rufus aurait pu en témoigner car, grâce à sa colère gonflée d’adrénaline, il parvint à décocher un coup de coude dans le ventre de Porte-Parole avant de se retourner rapidement et d’agripper le pistolet.

— Ah, tu n’aimes pas ça.

Le Frag était plus fort, mais peut-être que le « style animal » surpassait les muscles.

L’arme se trouvait entre eux deux. Braquée sur la joue de Rufus, puis sur sa poitrine, puis sur l’oreille de Porte-Parole, puis sous son menton. Chacun tentait de s’emparer de l’arme quand – Bang !

Le choc de l’explosion projeta Rufus contre le mur. Du sang ! Du sang partout ! Un goût de fer dans la bouche, l’odeur âcre de la fumée du pistolet et…

Ce n’était pas une balle tranquillisante ! C’était une vraie !

Il pensait qu’il ne lui restait plus que quelques secondes à vivre quand il réalisa soudain qu’il ne s’agissait pas de son sang. Face à lui, le visage de Porte-Parole était une sorte de bouillie rouge. L’homme s’effondra, déjà mort avant de toucher le trottoir et…

Bon sang, c’était une vraie balle. Pourquoi un Frag a-t-il des balles réelles sur lui ? C’est illégal !

Des pas résonnèrent à l’angle de la rue. Le flic mort était toujours mort, tout le monde avait entendu le coup de feu. Le reste était entre ses mains.

Il faisait désormais équipe avec l’Évadé d’Akron. Le saint patron des fragmentés en cavale avait la tête posée sur son épaule, attendant qu’il passe à l’action, et Rufus se demanda : que ferait Connor à ma place ?

Un autre Frag apparut à l’angle de la rue, un type qu’il n’avait jamais vu et qu’il était bien déterminé à ne jamais revoir. Rufus leva l’arme de Porte-Parole et tira, transformant un simple accident en meurtre.

Pendant qu’il s’enfuyait, pour de bon cette fois, il ne put penser à autre chose qu’au goût sanglant de la victoire et au fantôme de Connor Lassiter qui devait être très fier de lui.

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Déserter était une chose, mais tuer un policier… La traque de Rufus se transforma en une véritable chasse à l’homme. Le monde tout entier semblait sur le qui-vive. Rufus modifia son apparence, il teignit ses cheveux châtain hirsutes en roux, se les coupa façon premier de la classe et rasa le petit bouc qu’il entretenait depuis le collège. Désormais, les personnes qui le croiseraient auraient peut-être l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, mais où, difficile à dire, son visage rappelant davantage celui d’un gamin sur une boîte de céréales que celui d’un dangereux criminel. Le roux de ses cheveux associé à son teint olivâtre donnait un résultat étrange, mais il avait toujours su tirer partie de ses mystérieuses origines. Véritable caméléon, il pouvait paraître de n’importe quelle appartenance ethnique. Les cheveux roux ne faisaient qu’ajouter un peu plus de confusion.

Il évitait les grandes villes et ne restait jamais plus d’un ou deux jours au même endroit. La côte Pacifique nord-ouest était prétendument mieux disposée à l’égard des déserteurs que le sud de la Californie, aussi avait-il donc mis le cap dans cette direction.

Rufus était préparé à la vie de fugitif, car il avait toujours vécu dans une sorte de paranoïa. Ne faire confiance à personne, pas même à son ombre, et toujours chercher à servir ses propres intérêts. Les amis qu’il avait eus appréciaient cette vision tranchée de la vie parce qu’ils avaient toujours su à quoi s’en tenir. Il se serait battu à mort pour ses amis… tant qu’il y trouvait aussi son compte.

— Tu as l’âme d’une multinationale, lui avait dit un jour une prof de maths.

Il avait pris cette critique comme un compliment. Selon lui, les multinationales avaient énormément de pouvoir et réalisaient de grandes choses quand elles le désiraient. Véritable glaçon, cette femme avait été virée l’année suivante : avec le NeuroTissage, qui avait besoin d’un prof de maths ? Ainsi allait la vie : s’attendrir devant un bloc de glace ne vous apportait rien que du froid.

À présent, néanmoins, Rufus attendait qu’on s’attendrisse devant lui, car, pour cacher des fragmentés en fuite, les dirigeants de la Résistance Anti-Division devaient bien être du genre compatissant. Une fois entre leurs mains, il serait en sécurité, mais les trouver n’avait rien de facile.

— Ça va faire quatre mois que j’ai déserté, et toujours pas le moindre signe de la résistance, lui raconta un gamin hideux qui ressemblait à un bouledogue.

Rufus l’avait rencontré derrière un KFC, la veille de Noël, alors qu’il attendait la fermeture du fast-food pour fouiller les poubelles. Ce n’était pas le genre de garçon avec qui Rufus aurait traîné d’ordinaire, mais ses priorités avaient changé.

— Si j’ai survécu, c’est parce que je ne tombe dans aucun piège, se vanta Bouledogue.

Rufus le savait : si une planque paraissait trop bien pour être vraie, mieux valait s’en méfier. Une maison abandonnée avec un matelas confortable, un camion qui n’était pas fermé à clé et rempli de boîtes de conserve… Rien que des pièges tendus par les Frags pour attraper les déserteurs. Certains flics prétendaient même appartenir à la Résistance Anti-Division.

— Les Frags offrent des récompenses à ceux qui livrent des déserteurs, maintenant, poursuivit Bouledogue tandis qu’ils s’empiffraient de poulet. Et il y a des braconniers, aussi. Les « bracs », qu’on les appelle. Ils se fichent pas mal des récompenses, ils vendent les déserteurs au marché noir. Et je peux te dire que les camps de collecte de l’État, c’est rien à côté des camps illégaux.

Le garçon avala une bouchée si grosse que Rufus put la voir descendre le long de son gosier telle une souris dans le corps d’un serpent.

— Les bracs n’existaient pas avant, reprit-il, mais depuis qu’on ne peut plus fragmenter les ados de dix-sept ans, les organes manquent, et les déserteurs rapportent beaucoup au marché noir.

Rufus secoua la tête. Proscrire la fragmentation des adolescents de dix-sept ans était censé sauver un cinquième des fragmentés, or cela n’avait fait qu’encourager les parents à prendre leur décision plus tôt. Rufus se demanda si ses parents auraient changé d’avis avec une année de plus pour réfléchir.

— Les bracs sont les pires, affirma Bouledogue. Leurs pièges sont carrément moins sympas que ceux des Frags. On m’a parlé d’un trappeur qui s’est retrouvé sans boulot quand on a interdit la fourrure. Pour s’en sortir, il a bricolé ses pièges destinés aux gros animaux pour les adapter aux déserteurs. Je t’assure que si jamais tu marches sur un de ces pièges, t’as plus qu’à dire adieu à ta jambe, conclut-il en cassant un os de poulet en deux pour illustrer ses paroles.

Rufus ne put s’empêcher de frissonner.

— Il y a plein d’autres histoires, continua Bouledogue en léchant ses doigts gras et sales, comme celle de ce mec qui habitait dans mon ancien quartier. Ses parents étaient des ratés finis. Des saletés de toxicos qui auraient dû être fragmentés si ça avait été possible à leur époque. Bref, le jour de ses treize ans, ils signent l’ordre de fragmentation et ils lui disent.

— Pourquoi ?

— Pour qu’il se tire, expliqua Bouledogue, sauf qu’ils connaissaient tous les endroits où il pouvait se planquer. Alors ils ont demandé à un brac de le chercher, il l’a trouvé, vendu, avant de partager la thune avec les parents.

— Les salauds !

Bouledogue haussa les épaules et balança un os de poulet.

— Ce mec était un refusé, de toute façon, c’est pas comme si c’était une grande perte, non ?

Rufus cessa de mâcher, juste une seconde. Puis il sourit, se gardant bien de partager son opinion.

— Ouais, c’est sûr.

Cette nuit-là, Bouledogue emmena Rufus jusqu’à une bouche d’égout dans laquelle il se cachait. Dès qu’il fut endormi, Rufus se mit au travail. Il sortit déposer un seau de poulet sur le pas d’une porte, puis sonna avant de s’enfuir en courant.

Le seau, toutefois, ne contenait pas de poulet, mais un plan dessiné à la main et le mot suivant :

Vous avez besoin d’argent ? Envoyez les Frags à cet endroit et vous recevrez une grosse récompense. Joyeux Noël !

Dès l’aube, perché sur un toit, Rufus observa les Frags prendre la bouche d’égout d’assaut et en extirper le gamin comme un gros cafard.

— Félicitations, trouduc, se dit Rufus pour lui-même. Tu viens d’être refusé.

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« Lorsque mes parents ont signé l’accord de fragmentation, j’ai pris peur. Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Je me suis demandé : “Pourquoi moi ? Pourquoi m’ont-ils puni ?” Mais dès que je suis arrivé au camp de collecte des Cieux, tout a changé. J’ai rencontré d’autres jeunes dans mon cas et j’ai enfin été accepté tel que je suis. J’ai découvert que tout mon corps était précieux. Grâce au personnel du camp de collecte des Cieux, je ne crains plus la fragmentation.

L’état divisé ? Waouh ! Quelle aventure ! »

 

Tous les déserteurs volaient. C’était un argument que les autorités aimaient employer pour convaincre la société que les fragmentés étaient pourris jusqu’à la moelle, le crime ancré en eux. Et le seul moyen de les en détourner restait de les détourner eux-mêmes.

Selon les fragmentés, le vol n’était pas inscrit dans leur code génétique. Il devenait une nécessité. Des enfants qui n’auraient jamais volé un centime se retrouvaient cleptomanes, les poches pleines de toutes sortes de marchandises – nourriture, médicaments, vêtements… –, tous les biens indispensables à leur survie. Quant à ceux déjà enclins à la délinquance, ils ne faisaient que s’y enfoncer davantage.

Rufus n’était pas étranger à la criminalité, même si jusqu’à récemment la plupart de ses crimes se résumaient à des délits mineurs commis sous une impulsion de rébellion. Il volait si un vendeur le regardait d’un air suspicieux. Il taguait sa philosophie personnelle, des insultes la plupart du temps, sur les bâtiments symbolisant tout ce qu’il détestait. Il avait même volé la voiture d’un voisin qui ordonnait à ses enfants de rentrer dès que Rufus sortait de chez lui. Le véhicule avait servi pour une virée avec deux de ses amis dans l’unique but de prendre du bon temps. Au cours du trajet, il avait percuté toute une rangée de voitures garées, perdant deux enjoliveurs et un pare-chocs. Leur promenade avait pris fin quand la voiture avait sauté un trottoir et s’était écrasée contre une boîte aux lettres, qui s’en était miraculeusement sortie indemne. La voiture, elle, avait subi suffisamment de dégâts pour finir à la casse, exactement comme Rufus l’avait espéré.

Personne n’avait pu prouver sa culpabilité, même si tous savaient. Certes, ce n’était pas l’un de ses exploits les plus glorieux, mais il s’était senti obligé de punir un homme qui ne l’estimait pas digne de respirer le même air que ses enfants. Ce type n’avait eu que ce qu’il méritait.

Tout cela semblait bien dérisoire maintenant qu’il était un meurtrier. Non, il ne fallait pas qu’il pense en ces termes. Mieux valait qu’il se voie comme un guerrier : un simple soldat engagé dans la guerre contre la fragmentation. Les soldats recevaient des médailles pour descendre leurs ennemis, pas vrai ? Alors même si cette fameuse nuit dans la ruelle continuait à le tourmenter lorsqu’il ne se sentait pas en sécurité, la plupart du temps il avait la conscience tranquille. Et ce fut aussi la conscience tranquille qu’il se mit à délester les passants de leur portefeuille.

Rufus, qui rêvait de devenir un grand magicien à Las Vegas, s’amusait régulièrement à épater ses amis et à terroriser les adultes en volatilisant leurs montres pour les faire réapparaître ensuite dans la poche d’un autre. Ce n’était qu’un vulgaire tour de passe-passe, mais il lui avait fallu s’entraîner énormément avant de le maîtriser. Pour subtiliser des portefeuilles ou des porte-monnaie, même recette : un mélange de diversion, de doigts agiles et de confiance en la réussite du tour.

Ce soir-là, Rufus avait jeté son dévolu sur un homme qui était sorti d’un bar en titubant et avait glissé un portefeuille plein à craquer dans la grande poche de son manteau. L’ivrogne se dirigea vers sa voiture en jouant avec ses clés. L’air de rien, Rufus passa à côté de lui et le heurta juste assez fort pour déloger de sa main les clés, qui tombèrent.

— Oh, excusez-moi, dit Rufus en se baissant pour les ramasser.

À aucun moment l’homme ne sentit les doigts du garçon s’introduire dans sa poche et en extraire le portefeuille, tandis qu’il lui rendait les clés de son autre main. Rufus s’éloigna ensuite d’un pas tranquille en sifflotant, certain que l’homme serait déjà pratiquement arrivé chez lui quand il constaterait la disparition de son portefeuille. Et encore, il penserait l’avoir oublié au bar.

Rufus tourna à l’angle d’une rue et s’assura d’être à l’abri des regards avant d’ouvrir le portefeuille. Au moment même où il le faisait, son corps fut traversé par un courant électrique d’une intensité telle que ses jambes se dérobèrent sous lui, et il se retrouva à terre à demi conscient, agité de soubresauts.

Un portefeuille immobilisant. Il en avait entendu parler, sans en avoir jamais vu.

Quelques secondes plus tard, le type soûl, l’air parfaitement dégrisé, le rejoignit, accompagné de trois autres personnes que Rufus avait du mal à discerner. Ils le soulevèrent avant de le balancer à l’arrière d’un van garé non loin de là.

Alors que la porte se refermait et que le véhicule démarrait, Rufus, à peine conscient, entrevit à travers une brume chargée d’électricité le visage de l’homme penché au-dessus de lui.

— Es-tu un fragmenté, un fugueur ou un simple voyou ? demanda-t-il.

Rufus avait l’impression d’avoir les lèvres en caoutchouc.

— Un voyou.

— Bien, dit le faux ivrogne. Fragmenté ou fugueur ?

— Fugueur, marmonna Rufus.

— Parfait, conclut l’homme. Fragmenté, donc ! Nous allons pouvoir nous occuper de toi correctement.

Rufus gémit, et une femme qu’il ne voyait pas se mit à rire.

— Ne sois pas si étonné. Les fragmentés ont tous ce truc particulier dans le regard. Nous savions déjà que tu n’étais ni un voyou ni un fugueur avant même que tu ouvres la bouche.

Rufus essaya de bouger, mais ses membres pesaient trop lourd.

— Arrête, ordonna une fille dans son dos, ou je t’envoie une décharge bien plus forte que celle du portefeuille.

Rufus comprit qu’il était tombé dans le piège d’un brac. Et lui qui se croyait plus intelligent que ça ! Il se maudit intérieurement.

— Tu te plairas dans ce refuge, promit l’homme qui avait joué les ivrognes. On y mange bien, malgré les odeurs.

— Qu… quoi ?

Tout le van éclata de rire. Ils devaient y avoir quatre ou cinq passagers, mais Rufus ne voyait toujours pas assez clair pour établir un compte précis.

— J’adore cette expression qu’ils ont tous, dit la femme.

Elle entra dans le champ de vision de Rufus et lui adressa un large sourire.

— Tu sais que pour éviter aux lions échappés des zoos de s’attirer des ennuis, ils les tranquent avant de les ramener à l’abri ? demanda-t-elle. Eh bien, aujourd’hui, c’est toi le lion.

MESSAGE D’INTÉRÊT PUBLIC

« Salut les enfants ! Les yeux ouverts et la truffe à terre, c’est moi, Walter, le chien de garde ! Tout le monde ne peut pas être un fin limier comme moi, mais maintenant, vous avez la chance de pouvoir rejoindre le Club junior des Chiens de Garde ! Vous recevrez votre propre kit de détective et une lettre d’information mensuelle avec des jeux et des astuces qui vous aideront à repérer les criminels dans votre quartier et à détecter les maisons susceptibles de cacher des fragmentés ! Grâce à vous, les bandits et les déserteurs n’auront plus aucune chance ! Alors inscrivez-vous dès aujourd’hui ! Et souvenez-vous, Détectives en herbe : les yeux ouverts et la truffe à terre ! »

Sponsorisé par Surveille ton Quartier S.A.

Le refuge était une station de pompage des eaux usées automatisée. Aucun employé municipal n’y venait jamais, à moins d’un dysfonctionnement.

— Tu t’habitueras à l’odeur, affirma-t-on à Rufus pendant qu’on le conduisait à l’intérieur.

Le garçon avait bien du mal à le croire, mais il se révéla qu’on lui avait dit vrai. Apparemment, l’odorat était capable de s’incliner devant un adversaire plus fort et finissait par déclarer forfait. Et, comme ils le lui avaient raconté dans le van, la nourriture compensait.

L’endroit tout entier était un concentré d’angoisse, la pire qui soit, et de peur de l’abandon émanant d’adolescents dont les parents avaient renoncé. On assistait chaque jour à des bagarres et à de ridicules gesticulations.

Rufus avait toujours su s’imposer naturellement parmi les marginaux et les ados écorchés vifs ; le refuge ne fit pas exception. Il monta très vite dans les rangs, tirant avantage dès le début des rumeurs qui avaient déjà commencé à courir sur son évasion.

— C’est vrai que tu as tué deux Frags ?

— Oui.

— Et que tu t’es enfui de prison en tirant avec une mitrailleuse ?

— Ben oui, qui irait inventer ça ?

Et le meilleur dans tout ça était que les enfants refusés, qui même parmi les fragmentés étaient considérés comme des citoyens de seconde zone, constituaient désormais l’élite grâce à lui !

Rufus décrétait que les refusés étaient les premiers servis ? On les servait en premier. Rufus déclarait qu’ils devaient avoir les meilleurs lits, les plus éloignés des conduits nauséabonds ? Ils obtenaient les meilleurs lits. Il faisait la loi. Même ceux qui dirigeaient le refuge savaient que Rufus était leur plus grand atout. Tous s’efforçaient de le contenter et évitaient de se le mettre à dos, sinon ils s’attireraient aussi les foudres de chacun des fragmentés présents.

Rufus avait commencé à s’installer, se figurant qu’il resterait là jusqu’au jour de ses dix-sept ans, quand, au beau milieu d’une nuit, la RAD les délogea sans ménagement pour les redistribuer tel un jeu de cartes dans différents refuges.

— C’est comme ça que ça marche, leur apprit-on.

La raison, finit par comprendre Rufus, était double. D’une part, les déplacements rapprochaient chaque fois un peu plus les fugitifs de leur destination finale, quelle qu’elle puisse être. De l’autre, ils permettaient de les séparer et empêchaient les alliances de se concrétiser. En gros, ils fragmentaient le groupe, plutôt que les individus, pour qu’ils restent tous dans les rangs.

Leur stratégie, toutefois, eut l’effet inverse sur Rufus : dans chaque refuge, il parvenait à gagner le respect de tous et imposait sa crédibilité sur de plus en plus de fragmentés. Partout il tombait sur des déserteurs qui, se prenant pour des mâles dominants, s’efforçaient de diriger, mais n’étaient au fond que des dominés.

À tous les coups, Rufus trouvait l’occasion de défier, de vaincre et de s’élever. Puis s’ensuivaient un autre voyage nocturne, un autre remaniement et un nouveau refuge. Chaque fois, Rufus acquérait une compétence nouvelle qui servait ses intérêts, le rendant encore plus efficace pour rassembler et galvaniser ces jeunes apeurés et révoltés. Il ne pouvait y avoir de meilleure formation de dirigeant que celle des refuges de la Résistance Anti-Division.

Vinrent ensuite les cercueils.

Ils apparurent dans le dernier refuge : un chargement de cercueils en bois laqué, à l’intérieur recouvert de satin. La plupart des adolescents étaient terrifiés ; Rufus, lui, s’en amusa.

— Rentrez là-dedans ! leur ordonnèrent des résistants armés, qui avaient plutôt l’apparence de membres des forces d’opérations spéciales. Pas de questions, allez. Deux par boîte ! Et que ça saute !

Quelques-uns hésitèrent, mais les plus intelligents se dépêchèrent de trouver un partenaire comme s’ils devaient soudain danser un quadrille : pas question de se retrouver avec quelqu’un de trop grand, trop gros, trop sale ou trop obsédé dans le confinement d’un cercueil. Cependant, personne ne prit place avant que Rufus ait donné le feu vert.

— S’ils avaient l’intention de nous enterrer, déclara-t-il, ils l’auraient déjà fait.

En fin de compte, il sut se montrer plus persuasif que les hommes armés.

Il choisit de s’installer avec un petit bout de fille, dont la tête tourna à l’idée qu’il l’ait choisie. Il ne l’aimait pourtant pas particulièrement, mais elle était si menue qu’elle ne prendrait pratiquement pas de place. Une fois qu’ils furent coincés en cuillère, on leur tendit une bouteille d’oxygène avant de les enfermer dans l’obscurité du cercueil.

— Je t’ai toujours bien aimé, Rufus Starkey, avoua la fille dont le prénom lui échappait.

Il fut surpris de l’entendre l’appeler par son nom complet, qu’il n’utilisait plus.

— Parmi tous les garçons des refuges, tu es le seul avec qui je me sens en sécurité.

Il ne répondit pas ; il se contenta de l’embrasser à l’arrière de la tête pour entretenir son image de protecteur. Savoir qu’on suscitait la confiance était un sentiment puissant.

— On… pourrait, tu sais…, suggéra-t-elle d’une voix alanguie.

Il lui rappela alors que les agents de la RAD avaient été très clairs. « Pas d’activités extra-scolaires, leur avaient-ils dit, ou vous épuiserez votre réserve d’oxygène et vous mourrez. » C’était peut-être vrai, mais aussi un très bon argument pour s’abstenir. De plus, si quelqu’un d’assez stupide voulait tenter le destin, il n’aurait même pas assez de place pour bouger ; la question ne se posait donc pas. Il se demanda si c’était une blague tordue des adultes, de coller deux ados bourrés d’hormones dans une boîte en les empêchant de faire quoi que ce soit d’autre que respirer.

— Ça ne me dérangerait pas d’étouffer si c’est avec toi, ajouta la fille.

Cette flatterie la rendit encore moins intéressante à ses yeux.

— Il y aura un meilleur moment pour ça, affirma-t-il, néanmoins certain que ce moment ne viendrait jamais – du moins, pour elle –, mais l’espoir était un puissant stimulant.

Ils finirent par se caler sur une sorte de rythme respiratoire symbiotique. Il inspirait quand elle expirait, ainsi leurs poitrines ne luttaient pas pour l’espace.

Au bout d’un moment, ils ressentirent une secousse subite. Rufus, qui avait passé un bras autour des épaules de la fille, la serra un peu plus fort, sachant qu’atténuer sa peur atténuerait la sienne. S’ensuivit alors une étrange accélération, comme s’ils se trouvaient dans une voiture lancée à toute vitesse, mais l’angle d’inclinaison changea et ils penchèrent sur le côté.

— Un avion ? suggéra la fille.

— On dirait bien.

— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?

Rufus ne répondit rien, car il l’ignorait. Il commença alors à se sentir étourdi et, se rappelant la bouteille d’oxygène, il ouvrit la valve pour que celui-ci se propage lentement. Le cercueil n’était pas tout à fait dépourvu d’air, mais assez fermé pour qu’ils suffoquent sans cet oxygène, même dans la coque pressurisée d’un avion. Au bout de quelques minutes, la fille s’endormit. Pas Rufus. Enfin, une heure plus tard, le choc de l’atterrissage la réveilla en sursaut.

— On est où, à ton avis ? demanda-t-elle.

L’étroitesse de l’endroit avait rendu Rufus irritable, pourtant il essaya de ne pas le montrer.

— Nous le saurons bien assez vite.

Après vingt minutes d’attente, le loquet se souleva enfin, et quelqu’un ouvrit le couvercle, les ramenant à la vie.

Au-dessus d’eux, un garçon affublé d’un appareil dentaire leur souriait.

— Salut, moi, c’est Hayden, et je suis votre sauveur, se présenta-t-il gaiement. Oh ! Pas de traces de vomi ni autres fluides corporels déplaisants. Vous en avez de la chance !

Les pieds engourdis, Rufus se joignit au cortège boitillant qui sortait de la soute du jet pour gagner la lumière aveuglante du jour.

Ils se trouvaient dans un désert envahi par des centaines d’avions.

Rufus avait entendu parler de ces endroits, des cimetières d’avions où les engins hors service passaient la fin de leur vie. Des adolescents en tenues militaires et armés les encerclaient. On aurait dit les adultes du dernier refuge, mais en plus jeunes. Ils rassemblèrent les fugitifs en un semblant de formation au pied de la passerelle.

Une Jeep approcha. Elle annonçait clairement l’arrivée d’une personne importante, qui leur expliquerait la raison de leur présence ici.

La voiture s’arrêta, et un adolescent de l’âge de Rufus en tenue de camouflage bleue en descendit. Des cicatrices striaient le côté droit de son visage.

À mesure qu’il approchait, des chuchotements animés s’élevèrent dans les rangs. L’adolescent leva une main pour les faire taire, et Rufus remarqua le requin tatoué sur son bras.

— Non ! s’exclama un gros à côté de Rufus. Tu sais qui c’est ? C’est l’Évadé d’Akron ! Connor Lassiter.

— L’Évadé d’Akron est mort, se moqua Rufus.

— Non ! Il est là, devant nous !

À cette idée, Rufus sentit une décharge d’adrénaline, permettant enfin à son sang de circuler dans ses membres. Mais non ; cet adolescent, qui essayait de contenir la pagaille ambiante ne pouvait pas être Connor Lassiter ! Il n’avait pas la tête de l’emploi. Ses cheveux étaient en bataille et non pas nonchalamment tirés en arrière et gominés comme Rufus l’avait toujours imaginé. Ce type avait l’air bien trop franc et honnête – pas complètement innocent, certes, mais il était bien loin de la colère froide que l’Évadé d’Akron aurait dû dégager. Seul le petit sourire en coin qui ne semblait pas le quitter aurait vaguement pu le rapprocher de l’image que Rufus s’était faite de Connor Lassiter. Non, ce type devant eux qui cherchait à gagner leur respect n’était personne de spécial. Personne.

— J’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue au Cimetière, déclara-t-il en commençant à réciter le même discours qu’il devait livrer à chaque arrivage de nouveaux venus. Officiellement, mon nom est Elvis Robert Mullard… mais mes amis m’appellent Connor.

Acclamations des fragmentés.

— Je te l’avais dit ! lança le gros.

— Ça ne prouve rien, répondit Rufus, la mâchoire serrée.

— Si vous êtes tous ici, c’est parce que vous étiez destinés à la fragmentation, mais vous vous êtes enfuis et, grâce aux efforts d’un grand nombre de personnes engagées aux côtés de la Résistance Anti-Division, vous avez réussi à arriver jusque-là. Vous serez ici chez vous jusqu’à vos dix-sept ans, jour à partir duquel vous ne pourrez plus être fragmentés. Voilà pour les bonnes nouvelles.

Plus il parlait, plus Rufus se désespérait. C’était bel et bien l’Évadé d’Akron – et il n’avait absolument rien d’extraordinaire. En fait, il était tout juste ordinaire.

— La mauvaise nouvelle, c’est que la Brigade des mineurs est au courant de notre existence. Ils savent où nous sommes et ce que nous faisons, mais, jusqu’à présent, ils nous ont laissés tranquilles.

Rufus n’en revenait pas de cette injustice. Comment était-ce possible ? Comment se pouvait-il que l’as des déserteurs ne soit qu’un banal adolescent ?

— Certains d’entre vous ne souhaitent qu’une seule chose, survivre jusqu’à leur dix-septième anniversaire, et je ne le leur reproche pas, poursuivit Connor. Mais je sais aussi que beaucoup voudraient mettre définitivement fin à la fragmentation.

— Ouais ! cria Rufus assez fort pour détourner l’attention portée sur Connor.

Puis il brandit un poing et l’agita en l’air.

— Gai Bûcheron ! Gai Bûcheron ! Gai Bûcheron !

Toute la foule se mit alors à scander ces mots.

— Nous ferons sauter tous les camps de collecte, jusqu’au dernier ! hurla Rufus.

Cependant, bien qu’il ait mis le feu aux poudres, un simple regard de Connor suffit à ramener le silence.

— Il faut toujours qu’il y en ait un, commenta Hayden en secouant la tête.

— Je suis désolé de vous décevoir, mais nous ne ferons pas sauter les Boucheries, déclara Connor, le regard rivé sur Rufus. Ils nous croient déjà violents, et les Frags utilisent la peur du public pour justifier la fragmentation. Nous ne pouvons pas entretenir cette réputation. Nous ne sommes pas des claqueurs. Nous ne commettrons pas d’actes de violence au hasard. Nous réfléchirons avant d’agir…

Rufus prit mal la réprimande. Qui était ce type pour se permettre de le faire taire ? Il parlait encore, mais Rufus avait cessé de l’écouter, puisque Connor n’avait rien à lui dire. En revanche, les autres écoutaient, ce qui l’irrita encore davantage.

Alors, tandis qu’il se tenait là, à attendre que le fameux Évadé d’Akron la boucle, une idée germa dans son esprit. Il avait tué deux Frags. Sa réputation était déjà faite, et, contrairement à Connor, il n’avait pas besoin de simuler sa mort pour devenir une légende. Rufus ne pouvait que sourire. Le cimetière d’avions comptait des centaines de fragmentés, mais au final ce n’était qu’un refuge de plus ; et, comme dans les précédents, il y avait là un dominé qui attendait qu’un mâle dominant, tel Rufus, le remette à sa place.