41.

Connor

Connor était seul dans son jet. Assis, il regardait dans le vide, cherchant à assimiler tout ce qu’il venait d’apprendre.

— Nous ne pouvons pas abroger la fragmentation, avait un jour déclaré l’Amiral. Le mieux qu’on puisse espérer faire est de sauver le plus de jeunes possible.

Étrangement, après avoir visionné ces vieux reportages, Connor commençait à se demander si l’Amiral n’avait pas tort. Peut-être existait-il malgré tout un moyen de faire cesser la fragmentation. Si seulement il parvenait à comprendre comment apprendre du passé…

Tard dans la soirée, alors qu’il réfléchissait encore au sombre spectre de l’histoire, Rufus frappa à sa porte. Connor lui ouvrit.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— À toi de me le dire, répondit Rufus d’un air énigmatique. Je peux entrer ?

Connor lui céda le passage.

— J’ai eu une journée horrible, j’espère que ça vaut le coup.

— Tu as une télé ici, non ?

Connor la lui indiqua du doigt.

— Ouais, mais je ne capte pas bien, et les couleurs sont bizarres.

— Je n’ai pas besoin de capter, et la couleur ne va rien changer à ce que je vais te montrer.

Rufus inséra une carte mémoire dans le port de connexion de la télé.

— Tu devrais t’asseoir.

— Merci, mais je préfère rester debout, répliqua Connor en riant.

— Tu es sûr ?

Connor le détailla d’un drôle d’air, sans changer de position le temps que l’image apparaisse à l’écran.

Il reconnut immédiatement l’émission. Un programme d’actualités hebdomadaire qu’il avait déjà regardé plusieurs fois. Une journaliste bien connue présentait le reportage. Le titre diffusé sur l’écran derrière elle indiquait « Ange de la division ».

« Voilà un peu plus d’un an, commença-t-elle, des claqueurs ont détruit un complexe de fragmentation au Gai Bûcheron, dans l’Arizona. Les retombées sociales et politiques de cet événement trouvent encore un écho aujourd’hui, et une jeune fille, une actrice notoire de cet événement, a décidé de parler. Son message, toutefois, devrait vous surprendre. Vous l’avez peut-être vue dans les différents messages d’intérêt public qui bombardent les ondes. En peu de temps, elle est passée de l’une des personnes les plus recherchées par la Brigade des mineurs à une figure emblématique de la cause pour la fragmentation. Oui, vous m’avez bien entendue : pour la fragmentation. Son nom est Risa Pupille, et vous n’êtes pas près de l’oublier. »

Connor, tremblant, prit une profonde inspiration et se rendit compte que Rufus avait raison : il fallait qu’il s’assoie. Ses jambes se dérobèrent quasiment sous lui lorsqu’il se laissa tomber sur la chaise.

L’enregistrement studio fut remplacé par le visage de Risa lors d’une interview donnée à la même journaliste dans un endroit somptueux. La jeune fille avait quelque chose de différent, mais Connor ne sut dire quoi.

« Risa, déclara la journaliste, vous étiez une pupille de la nation destinée à la fragmentation, vous êtes devenue une conjurée avec le célèbre Évadé d’Akron et vous avez même assisté à sa mort au camp de collecte du Gai Bûcheron. Après tout ça, comment se fait-il que vous vous éleviez aujourd’hui en faveur de la fragmentation ? »

Risa hésita avant de répondre :

« C’est compliqué. »

Rufus croisa les bras.

— Tu m’étonnes !

— Silence ! le fit taire Connor sans ménagement.

« Pourriez-vous revenir pour nous sur ce revirement ? » demanda la journaliste en affichant un sourire désarmant, que Connor aurait aimé pouvoir lui décrocher du visage à l’aide du poing de Roland.

« Disons juste que je vois les choses autrement, maintenant.

— Vous pensez donc aujourd’hui que la fragmentation est une bonne chose ?

— Non, c’est un acte terrible, répliqua-t-elle, emplissant Connor d’espoir, avant d’ajouter : Mais c’est le moindre des maux. La fragmentation n’a pas été créée par hasard, et le monde serait bien différent si elle n’existait pas.

— Pardonnez-moi de vous le faire remarquer, mais voilà qui paraît facile à dire pour vous maintenant que vous avez dix-sept ans et passé l’âge d’être fragmentée.

— Sans commentaire », rétorqua Risa.

Connor avait l’impression qu’on lui enfonçait lentement un poignard dans le ventre.

« Parlons des accusations portées contre vous, poursuivit la journaliste en jetant un coup d’œil à ses notes. Vol de la propriété de l’État, à savoir de votre personne ; conspiration d’actes de terrorisme ; conspiration de meurtre ; et pourtant, toutes les poursuites ont été abandonnées. Y aurait-il un lien quelconque avec votre brusque changement d’avis ? »

— Je ne nierai pas qu’on m’a proposé un marché, avoua Risa, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui. »

Alors elle fit une chose très simple, presque imperceptible pour tous ceux qui ne la connaissaient pas…

Risa croisa les jambes.

Connor eut soudain l’impression qu’on avait pompé tout l’air du jet. Il n’aurait pas été étonné de voir des masques à oxygène tomber du plafond.

— Si tu trouves ça moche, attends d’entendre la suite, lança Rufus, qui semblait se réjouir de la situation.

« Risa, décririez-vous votre volte-face comme une question de convenance ou de conscience ? »

Risa prit son temps pour élaborer une réponse qui ne s’en révéla pas moins accablante.

« Ni l’une ni l’autre, affirma-t-elle. Après tout ce que j’ai vécu, j’ai réalisé que je n’avais pas le choix. Pour moi, soutenir la fragmentation est une question de nécessité. »

— Éteins ça ! ordonna Connor.

— C’est pas fini, tu devrais vraiment l’écouter jusqu’au bout.

— Je t’ai dit d’éteindre !

Rufus obéit, et Connor sentit son esprit se refermer aussi violemment qu’une porte coupe-feu ; mais trop tard : les flammes s’étaient déjà propagées à l’intérieur. À ce moment précis, il regretta de ne pas avoir été fragmenté un an plus tôt. Il regretta que Lev l’ait sauvé, lui infligeant de vivre ça.

— Pourquoi me l’as-tu montré ?

— J’ai pensé que tu avais le droit de savoir, répondit Rufus en haussant les épaules. Hayden est au courant, mais il te l’a caché. Je n’approuve pas sa décision. C’est injuste envers toi. Savoir qui sont tes amis et qui sont tes ennemis ne peut que te rendre plus fort, pas vrai ?

— Oui, oui, c’est ça, fit Connor d’un air absent.

— Ça va aller, tu vas surmonter ça, lui assura Rufus. On est tous là pour te soutenir.

Sur ce, il se retira, sa mission accomplie.

Connor resta assis sans bouger pendant un long moment. Il allait devoir se montrer très fort pour porter ce fardeau, mais il se sentait si anéanti qu’il se demandait comment il allait réussir à passer la nuit, et encore plus à s’occuper de centaines de fragmentés dans les jours à venir. Son ambition consistant à dévoiler l’histoire pour mettre fin à la fragmentation implosa brusquement, foudroyée par une seule pensée désespérée.

Risa. Risa. Risa.

Il venait de se faire amputer. Comment Rufus n’avait-il pas pu penser qu’il le briserait ? Soit il était encore plus stupide que Connor le croyait, soit il était beaucoup, mais alors beaucoup plus intelligent.