3.

Cam

Poignets. Chevilles. Cou. Attachés. Démangeaisons. Démangeaisons partout. Pas bouger.

Il fléchit ses mains et ses pieds entre les liens. D’un côté, de l’autre ; vers le haut, vers le bas. Il parvint ainsi à se gratter, mais ça le brûlait.

— Tu es réveillé, annonça une voix qui lui sembla à la fois familière et étrangère. Bien. Très bien.

Il tourna la tête. Personne. Rien que des murs blancs.

Un raclement de chaise. Qui se rapprochait. Se rapprochait. La personne qui avait parlé apparut derrière un voile trouble, elle déplaçait son fauteuil dans son champ de vision. Assise. Les jambes croisées. Souriant, mais pas souriante. Pas vraiment.

Elle portait un pantalon foncé et un chemisier. Imprimé du chemisier trop flou. Et la couleur. La couleur. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

— ROJ-V-BIV, dit-il en cherchant. Jaune. Bleu. Non.

Il grogna. Parler lui faisait mal à la gorge et il avait la voix éraillée.

— Herbe. Arbre. Vomi de Satan.

— Vert, intervint la femme. C’est le mot que tu cherches, non ? Mon chemisier est vert.

Cette femme lisait-elle dans ses pensées ? Peut-être pas. Elle était probablement juste intelligente. Sa voix douce et raffinée avait un accent. Légèrement britannique, à son avis. Ça le mit aussitôt en confiance.

— Me reconnais-tu ? demanda-t-elle.

— Non. Oui, répondit-il.

Ses pensées semblaient retenues par des liens encore plus serrés que ceux qui le maintenaient au lit.

— Très bien, dit la femme. Tout ça est très nouveau pour toi ; tu dois être effrayé.

Jusque-là, il ne lui était pas venu à l’esprit qu’il aurait dû l’être. Mais si la femme aux jambes croisées et au chemisier vert le disait, elle devait avoir raison. De peur, il tira sur ses liens. Les démangeaisons qui le brûlaient devinrent encore plus douloureuses et firent jaillir dans son esprit des bribes de souvenirs éclatés qu’il ne put s’empêcher de décrire à voix haute.

— Main sur le feu. Boucle de ceinture – non, maman, non ! Tomber de vélo. Bras cassé. Couteau. Il m’a poignardé avec un couteau !

— La douleur, déclara calmement la femme aux jambes croisées. C’est le terme que tu cherches.

Ce mot était magique, puisqu’il l’apaisa.

— La douleur, répéta-t-il.

Il eut l’impression de l’entendre prononcé par des cordes vocales étrangères et sortir d’une bouche inconnue. Il cessa de se débattre. La douleur s’estompa, se changeant en une brûlure qui, bientôt, ne fut de nouveau plus qu’une démangeaison. Mais les souvenirs qui avaient surgi ne s’effaçaient pas. La main brûlée ; la mère fâchée ; le bras cassé ; et un affrontement au couteau auquel il n’avait jamais participé mais dont la mémoire restait vive. De façon inexplicable, toutes ces choses lui étaient arrivées.

Il regarda encore la femme, qui le scrutait froidement. Sa vue à présent meilleure, il parvint à distinguer l’imprimé du chemisier.

— Cauchemar… Cacher… Cache-nez.

— Essaie encore, l’encouragea la femme. C’est quelque part là-dedans.

Son cerveau tressautait. Il se démenait. Penser ressemblait à une course. Une longue et exténuante course olympique. Comment s’appelait-elle, déjà ? Ça commençait par un M.

— Cachemire ! s’écria-t-il d’une voix triomphante. Marathon ! Cachemire !

— Oui, j’imagine que c’est aussi fatigant qu’un marathon pour toi, approuva la femme. Mais ça vaut la peine.

Elle toucha le col de son chemisier.

— Tu as raison, c’est effectivement un imprimé cachemire !

Elle sourit, sincèrement cette fois, puis posa un doigt contre son front. Il sentit le bout de son ongle.

— Je t’avais dit que c’était là-dedans.

Ses pensées commençant à se calmer, il réalisa qu’il avait déjà vu cette femme, mais ne se souvenait pas d’où.

— Qui ? demanda-t-il. Qui ? Où ? Quand ?

— Comment, quoi et pourquoi, ajouta-t-elle, un sourire en coin. Tes mots interrogatifs te sont tous revenus.

— Qui ? répéta-t-il, n’appréciant guère la blague faite à ses dépens.

Elle soupira.

— Qui je suis ? On peut dire que je suis ta référence, ton lien avec le reste du monde – et dans un certain sens ton interprète, parce que peu de personnes, à part moi, te comprennent. Je suis spécialiste en métalinguistique.

— Méta… méta.

— C’est le type de langage que tu emploies. Des associations métaphoriques. Mais je vois bien que je t’embrouille. Oublie ça. Je m’appelle Roberta. Tu n’es cependant pas censé connaître mon prénom, car je ne me suis jamais présentée lors de nos multiples entrevues.

— Multiples ?

Roberta acquiesça.

— Disons que tu ne m’as vue qu’une seule fois, mais aussi à de nombreuses reprises. Que penses-tu de ça ?

Le marathon reprit dans sa tête comme il fouillait son cerveau pour trouver le terme adéquat.

— Gollum dans la caverne. Réponds ou tu ne pourras pas traverser le pont. Qu’est-ce qui est noir et blanc et tout rouge ?

— C’est bien, continue, l’encouragea Roberta. Je sais que tu peux y arriver.

— Énigme ! s’exclama-t-il. Oui, marathon, mais valait peine ! Le mot : énigme !

— Très bien.

Roberta toucha délicatement sa main. Il la regarda longuement. Elle était assurément plus âgée que lui, même s’il ignorait son âge à lui. Il la trouvait jolie, comme une mère pouvait l’être. De légères racines brunes apparaissaient à la base des ses cheveux blonds, et elle ne portait qu’un soupçon de maquillage. Ses yeux paraissaient plus jeunes que le reste de son visage. Mais ce chemisier…

— Méduse, dit-il. Mégère. Sorcière. Dents pourries, tordues.

— Tu me trouves moche ? demanda-t-elle en se raidissant un peu.

— Moooche ! répéta-t-il en savourant le mot. Non, pas toi ! Moche, cachemire vert moche.

Roberta, soulagée, laissa éclater un rire avant de baisser les yeux sur son chemisier.

— Oui, je suppose qu’on ne peut pas rendre compte des goûts et des couleurs de chacun, tu ne crois pas ?

Compte ! Comptable ! Mon père était comptable ! Non… policier. Non… ouvrier. Non… avocat, maçon, pharmacien, dentiste, chômeur, mort.

Ses souvenirs étaient tous vrais, et tous faux. Son esprit tout entier était comme une énigme impossible à résoudre. Il ressentit de nouveau la peur évoquée par Roberta. Il se remit à peser de toutes ses forces contre ses liens et remarqua que certains d’entre eux étaient des bandages.

— Qui ? demanda-t-il une nouvelle fois.

— Je te l’ai déjà dit, répondit Roberta. Tu ne te souviens pas ?

— Non ! Qui ? répéta-t-il. Qui ?

Roberta finit par comprendre.

— Oh. Qui tu es, toi ? traduisit-elle en haussant les sourcils.

Il attendit avec impatience la réponse.

— Alors ça, c’est la grande question. Qui es-tu ?

Elle se tapota le menton du bout du doigt, réfléchissant.

— Le comité n’a pas réussi à s’entendre sur un nom. Bien sûr, tous ces bouffons pompeux ont un avis sur la question. Alors, pendant qu’ils négocient, tu pourrais peut-être t’en choisir un toi-même ?

— Choisir ?

Mais pourquoi ? Ne devrait-il pas déjà avoir un nom ? Il passa en revue une liste de prénoms dans sa tête : Matthew, Johnny, Eric, José, Chris, Alex, Spencer… et bien que certains d’entre eux semblent plus probables que d’autres, aucun ne portait le sentiment d’identité qu’un vrai nom était censé revêtir. Il secoua la tête pour essayer de mettre quelque chose – n’importe quoi – qui le concernait à sa place, or secouer la tête le fit seulement souffrir.

— Aspirine, dit-il. Advil-aspirine, puis compter les moutons.

— Oui, j’imagine que tu dois encore être fatigué. Nous allons augmenter ta dose de calmants, et je vais te laisser te reposer. Nous parlerons plus demain.

Elle lui tapota la main puis sortit de la chambre d’un pas décidé et éteignit la lumière, le laissant seul avec des fragments de pensées qui ne parvenaient pas plus à entrer en contact que deux mains cherchant à se toucher dans le noir.

 

Le jour suivant – ou du moins le pensait-il –, même s’il n’était plus vraiment fatigué et que son mal de tête s’était estompé, il se sentait toujours aussi perdu. Il soupçonnait à présent que la pièce blanche, qu’il avait prise pour une chambre d’hôpital, n’en était pas une. Il y avait assez d’indices dans l’architecture pour laisser supposer qu’il s’agissait d’une sorte de résidence privée, équipée pour permettre la convalescence d’un unique patient. Il y avait un bruit à l’extérieur, qu’il percevait à travers la fenêtre fermée. Un incessant mugissement, régulier. Après l’avoir entendu toute une journée, il finit par l’identifier. Le ressac des vagues. Où qu’il soit, il se trouvait sur un littoral et il se réjouissait d’avance d’admirer la vue. Il fit part de son désir à Roberta, qui accéda à sa requête. Il allait enfin sortir de son lit.

Deux gardes musclés en uniforme entrèrent dans sa chambre avec Roberta. Ils détachèrent ses liens et l’aidèrent à se lever en le maintenant sous les bras.

— N’aie pas peur, le rassura Roberta. Je suis sûre que tu peux y arriver.

Les premiers instants, se retrouver debout lui donna le vertige. Il baissa les yeux et ne vit que les orteils nus qui dépassaient de la chemise d’hôpital bleu pâle. Ces doigts de pied lui parurent bien loin de lui. Il commença à marcher, un pas pénible à la fois.

— Bien, l’encouragea Roberta, qui avançait à ses côtés. Quel effet ça te fait ?

— Saut parachute, répondit-il.

— Hum, fit Roberta tout en réfléchissant. Veux-tu dire périlleux ou exaltant ?

— Oui, dit-il.

Il répéta les deux mots dans sa tête pour s’en souvenir, les sortit d’une énorme boîte d’adjectifs en vrac et les rangea à leur place. Cette boîte renfermait énormément de mots, mais, petit à petit, tout commençait à glisser pour former un ensemble cohérent.

— Tout est là-dedans, lui avait plus d’une fois affirmé Roberta. Il suffit juste de chercher.

Toujours soutenu par les gardes, il continua sa progression en traînant les pieds. L’un de ses genoux céda, et les deux hommes resserrèrent leur prise.

— Attention, monsieur.

Les gardes l’appelaient toujours « monsieur ». Il devait donc inspirer le respect, même s’il ne savait absolument pas pourquoi. Il enviait la capacité de ces personnes à simplement « être » sans avoir à y travailler.

Roberta les entraîna dans un vestibule, qui, comme la distance jusqu’à ses pieds, semblait mesurer des kilomètres, alors qu’il ne s’étendait que sur dix mètres environ. Au-dessus de sa tête, au coin du plafond, une machine surmontée d’un objectif le visait. Sa chambre aussi était équipée d’un engin de la sorte, qui l’observait sans cesse en silence. Œil électrique. Objectif de cyclope. Il connaissait le nom de cet appareil.

— En place ! lança-t-il. Ça grossit. Moteur… et… action !

— Le mot que tu cherches commence par un « c », mais je ne t’en dirai pas plus, l’aida Roberta.

— Cou… cou… Cadavre. Cabane. Cavalerie. Canada.

Roberta eut une moue désapprobatrice.

— Tu peux faire mieux.

Il soupira et abandonna avant que la frustration s’abatte sur lui. Pour le moment, il avait déjà du mal à maîtriser la marche, alors autant ne pas parler et penser en même temps.

Ils franchirent enfin une porte qui donnait sur une pièce située à la fois à l’intérieur et à l’extérieur.

— Balcon ! s’exclama-t-il.

— Oui, confirma Roberta. Celui-ci t’est venu facilement.

Au-delà du balcon s’étendait une mer sans fin qui scintillait sous le soleil chaud. Devant lui, deux chaises et une petite table, avec des biscuits et une carafe en cristal remplie d’un liquide blanc. Il aurait dû connaître le nom de cette boisson.

— Un bon petit goûter, déclara Roberta. Ta récompense pour avoir marché jusqu’ici.

Ils s’assirent l’un en face de l’autre, les gardes restant sur le qui-vive, au cas où il aurait besoin de leur aide ou tenterait de se jeter du balcon sur les rochers déchiquetés qui se dressaient en contrebas. Des soldats munis de lourdes armes sombres étaient postés stratégiquement sur ces rochers – pour assurer sa protection, d’après Roberta. Il supposa que même s’il se jetait sur eux, ces gardes l’appelleraient, eux aussi, « monsieur ».

Roberta versa le liquide blanc de la carafe dans des verres en cristal, qui reflétaient la lumière et la réfractaient en la scindant en projections aléatoires sur les pierres du balcon.

Il mordit dans un biscuit. Une pépite de chocolat. Soudain, l’intensité du goût réveilla de nouveaux souvenirs. Il pensa à sa mère. Puis à une autre mère. Le repas du midi à l’école. Sa lèvre brûlée par un cookie tout droit sorti du four.

Je les préfère mous et chauds. Je les préfère croustillants et très cuits. Je suis allergique au chocolat. J’adore le chocolat.

Tous ces souvenirs étaient réels, il le savait. Mais comment était-ce possible ? S’il y était allergique, comment se faisait-il qu’il ait tant de merveilleux souvenirs liés au chocolat ?

— L’énigme du marathon continuer, dit-il.

Roberta sourit.

— Presque une phrase complète ! Tiens, bois un peu.

Elle lui tendit un verre du liquide blanc et froid.

— As-tu réfléchi à un nom qui te plairait ? lui demanda Roberta au moment où il avalait une gorgée.

Tout à coup, comme la boisson savoureuse avait décollé un bout de biscuit moelleux de son palais, de nouveaux souvenirs le submergèrent. Le mélange des parfums fit couler une centaine de pensées au travers d’une passoire, laissant derrière elles des diamants.

L’œil électrique. Il savait ce que c’était ! Et le truc blanc, ça venait d’une vache, non ? Du jus de vache. Ça commençait pas un « L ». L’œil électrique :

— Cam !

Jus de vache :

— Meuh !

Roberta le regarda curieusement.

— Cam… Meuh… répéta-t-il.

Les yeux de Roberta s’illuminèrent.

 Camus ? interrogea-t-elle.

— Cam. Meuh.

— Camus ! Quel nom merveilleux ! Tu t’es surpassé.

— Caméra ! parvint-il enfin à dire. Lait !

Mais Roberta ne l’écoutait plus, transportée dans un lieu plus exotique.

— Camus, le philosophe existentialiste ! « Vivre au bord des larmes. » Félicitations, mon cher ! Félicitations !

Il ne comprenait absolument pas de quoi elle parlait, mais si elle était heureuse, alors lui aussi l’était. Ça faisait du bien de savoir qu’il l’avait impressionnée.

— Tu t’appelleras désormais Camus Composite-Prime, déclara-t-elle, avec un sourire aussi éclatant que la mer scintillante. Le comité ne va pas en revenir !

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Dès lors, chacune de ses journées débutait et finissait par des séances de rééducation. Après des étirements douloureux venaient des exercices guidés, qui semblaient avoir été spécifiquement conçus pour l’éprouver au maximum.

— Les agents médicamenteux ne peuvent pas tout faire, affirmait son kinésithérapeute, un culturiste à la voix grave qui portait le prénom inattendu de Kenny. Le reste doit venir de toi.

Il était convaincu que son kiné prenait plaisir à le voir souffrir.

Grâce à Roberta, ceux qui ne l’appelaient pas simplement « monsieur » le prénommaient désormais Camus. Or, quand il y réfléchissait, ce nom ne lui évoquait qu’une grosse orque.

— C’est Shamu, lui expliqua Roberta au cours d’un déjeuner. Toi, c’est Camus ; ça rime, puisque tu as un « s » muet à la fin.

— Cam, répondit-il, ne désirant pas être associé à un mammifère marin. Transformons-le en Cam.

Un sourcil relevé, Roberta songea à sa suggestion.

— On pourrait faire ça, oui. Sans aucun doute. J’en avertirai tout le monde. Et sinon, comment vont tes pensées aujourd’hui, Cam ? Tu arrives à y mettre un peu d’ordre ?

— J’ai des nuages dans la tête, avoua Cam en haussant les épaules.

Roberta soupira.

— Peut-être, mais je t’assure que tu fais des progrès, même si tu ne t’en rends pas compte. Tes pensées deviennent un peu plus claires chaque jour. Tu arrives à aligner de plus en plus de mots qui font sens et tu comprends pratiquement tout ce que je te dis, pas vrai ?

Cam acquiesça d’un signe de tête.

— La compréhension est le premier pas pour parvenir à communiquer clairement, Cam.

Roberta s’interrompit une seconde, puis ajouta :

 Tu comprends maintenant1 ?

 Oui, parfaitement, répondit Cam promptement, sans noter de différence avant que les mots sortent de sa bouche.

Il se rendit compte qu’une autre porte chargée de mystère s’était ouverte dans son esprit.

— Bien, fit Roberta, un sourire satisfait aux lèvres, pour le moment, contentons-nous d’une seule langue à la fois, tu veux ?

De nouvelles activités s’ajoutèrent à son emploi du temps. On repoussa ses siestes de l’après-midi pour instaurer des séances d’une heure qu’il passait assis devant un ordinateur de la forme d’une table. L’écran affichait des images numériques : un véhicule rouge, un monument, un portrait en noir et blanc… Des dizaines de photos.

— Déplace vers toi les images que tu reconnais, lui demanda Roberta le premier jour de ce rituel, et dis le premier mot qui te vient à l’esprit en la voyant.

Cam se sentit accablé.

— Examen ?

— Non, répondit Roberta, il s’agit juste d’un exercice mental pour déterminer ce dont tu te souviens et ce qu’il te reste à apprendre.

— Oui, insista Cam. Examen.

Car la réponse de Roberta correspondait à la définition même d’un test, non ?

Il se mit à l’ouvrage. Le portrait :

— Lincoln.

Le monument :

— Eiffel.

Le véhicule rouge :

— Pompiers de camion. Non. Camion de pompiers.

Et ainsi de suite. Quand il écartait une image, une nouvelle la remplaçait aussi vite. Certaines étaient facilement identifiables, d’autres liées à aucun souvenir et d’autres encore tiraillaient son cerveau, sans qu’il parvienne à les associer à un mot. Une fois la séance finie, il se sentait encore plus fatigué qu’après sa kinésithérapie.

— Mouillé, dit-il. Machine de linge mouillé.

Roberta sourit.

— Lessivé. Tu te sens lessivé.

— Lessivé, répéta Cam pour enregistrer le mot dans sa mémoire.

— Ça ne m’étonne pas : cet exercice n’a rien de facile, mais tu t’en es très bien sorti, tu ne trouves pas ? Tu peux être fier de toi !

Cam hocha la tête, fin prêt pour la sieste.

— Bon point pour moi.

 

Chaque jour, on lui en demandait un peu plus, tant physiquement que mentalement, mais sans jamais lui expliquer pourquoi.

— Ta réussite : voilà ta récompense, lui répétait Roberta.

Or comment pouvait-il se réjouir de quelque réussite que ce soit s’il n’avait aucun point de comparaison ?

— Tout et n’importe quoi ! clama-t-il un jour à Roberta pendant qu’ils dînaient.

Ils étaient seuls tous les deux. Ils étaient toujours seuls.

— Tout et n’importe quoi ! Maintenant !

Elle n’eut pas besoin de l’interroger pour comprendre.

— Tu sauras tout le moment venu. Pas maintenant.

— Si, maintenant !

— N’en parlons plus.

Cam sentit la colère le gagner, sans parvenir à assembler suffisamment de mots pour la faire sortir.

À défaut, elle alla se loger dans sa main et, avant même qu’il réalise ce qu’il faisait, il lança une assiette à travers la pièce, puis une autre et une autre encore. Roberta dut baisser la tête tandis que le monde qui entourait Cam n’était plus que vaisselle, argenterie et verres volants. En un rien de temps, les gardes lui tombèrent dessus et le ramenèrent de force à sa chambre pour l’attacher à son lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis plus d’une semaine.

Il tempêta pendant ce qui lui parut une éternité, puis finalement, épuisé, il se calma. Roberta vint le voir. Elle saignait. Elle ne souffrait que d’une légère coupure au-dessus de l’œil gauche, mais peu importait la taille. C’était lui qui l’avait blessée. C’était sa faute.

Toutes ses émotions furent alors submergées par le remords, qu’il trouva plus puissant encore que la colère.

— Cassé la tirelire de ma sœur, gémit-il en pleurs. Embouti la voiture de mon père. Méchanceté. Méchanceté.

— Je sais que tu es désolé, répliqua Roberta, qui semblait aussi fatiguée que lui. Je le suis aussi.

Elle attrapa délicatement sa main.

— Tu seras puni jusqu’à demain matin, annonça-t-elle. Tes actes ont des conséquences.

Il hocha la tête en signe de compréhension. Il avait envie de sécher ses larmes, mais ses mains étaient maintenues au lit. Roberta le fit pour lui.

— Au moins, nous savons maintenant que tu es aussi fort que nous le pensions. Ils ne plaisantaient pas quand ils ont dit que tu avais été lanceur de base-ball.

Immédiatement, l’esprit de Cam analysa sa mémoire à la recherche de ce sport. Y avait-il joué ? Son esprit devait être décousu ou fragmenté, puisqu’il peinait toujours à savoir ce qu’il contenait. Cependant, il n’avait aucun mal à déterminer quels souvenirs n’existaient pas.

— Jamais lanceur, dit-il. Jamais.

— Bien sûr que non, consentit Roberta calmement. Je ne sais pas à quoi je pensais.

 

Petit à petit, jour après jour, alors que de plus en plus d’éléments se mettaient en place dans son esprit, Cam commença à prendre conscience de sa terrifiante singularité. C’était le soir. Son kinésithérapeute l’avait laissé pour une fois plus euphorique que fatigué ; mais Kenny le kiné avait dit quelque chose…

— Tu es fort, mais tes muscles ne sont pas très coordonnés.

Malgré la spontanéité de cette remarque, Cam y avait perçu du vrai ; une vérité qui lui restait coincée en travers de la gorge, comme les aliments le faisaient souvent, les muscles de sa bouche n’acceptant pas toujours d’avaler ce que sa langue lui envoyait.

— Ton corps va finir par apprendre les alliances qu’il doit faire avec lui-même, avait affirmé Kenny, comme si Cam était une usine d’ouvriers enclins à la grève ou, pire, un groupe d’esclaves contraints au travail.

Ce soir-là, Cam observa les cicatrices qui couraient le long de ses poignets, tels de fins bracelets, visibles depuis qu’on lui avait enlevé les bandages. Il baissa les yeux sur la ligne épaisse et charnue qui s’étirait au centre de son torse, avant de se diviser en deux de part et d’autre de ses abdos sculptés à la perfection. Sculptés. Telle une silhouette humaine taillée dans un bloc de marbre : la vision de la perfection pour un artiste. Cette demeure à flanc de falaise, comprit Cam, n’était rien qu’un musée, et lui, l’œuvre en exposition. Peut-être aurait-il dû se sentir spécial, mais tout ce qu’il ressentait, c’était un sentiment de solitude.

Il approcha une main de son visage, qu’on lui avait demandé de ne pas toucher. Roberta entra immédiatement dans sa chambre. Elle savait qu’il étudiait son corps pour l’avoir espionné à travers la caméra fixée à l’angle du plafond de la pièce. Deux gardes l’accompagnaient, voyant déjà qu’une tempête s’annonçait.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Cam ? lui demanda Roberta. Dis-moi. Trouve les mots.

Il effleura du bout des doigts son visage, composé d’étranges textures, mais n’osa pas le toucher par peur de le déchirer sous le coup de la colère.

Trouve les mots…

— Alice ! s’écria-t-il. Carol ! Alice !

Ces termes, inexacts, étaient pourtant ceux qui se rapprochaient le plus de son idée. Il tournait autour du sujet encore et encore, perdu en orbite autour de son propre cerveau.

— Alice ! répéta-t-il en tendant le bras vers la salle de bains. Carol !

L’un des gardes sourit d’un air entendu, alors qu’il n’y entendait rien.

— Il se souvient peut-être de ses anciennes petites copines.

— Taisez-vous ! le rabroua sèchement Roberta. Continue, Cam.

Il ferma les yeux et essaya de forcer son idée à prendre forme. Mais tout ce qui lui vint fut la silhouette ridicule d’un…

 Morse !

Ses réflexions étaient inutiles. Vaines. Il se détestait.

Alors, Roberta ajouta :

— … et le Charpentier ?

Il la regarda en clignant des yeux.

— Oui ! Oui !

Quelque part, bien que ces deux éléments paraissent totalement incohérents, ils lui parlaient parfaitement.

— « Le Morse et le Charpentier », dit Roberta. Un poème absurde, encore plus incompréhensible que toi !

Il attendit qu’elle établisse au moins quelques liens logiques à sa place.

— Ce poème a été écrit par Lewis Carroll. Qui a également écrit…

— Alice !

— Oui, Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du

 Miroir !

Cam tendit de nouveau le bras vers la salle de bains.

 De l’autre côté du miroir !

Mais il savait qu’il existait un autre mot. Ce mot était…

— Glace ! s’écria-t-il. Mon visage ! Dans la glace ! Mon visage !

Il n’y avait pas un miroir dans toute la demeure, ou en tout cas pas dans les pièces auxquelles il avait accès. Pas une seule surface réfléchissante. Ça ne pouvait pas être par hasard.

— Glace ! hurla-t-il d’une voix triomphante. Je veux regarder dans une glace. Je veux regarder maintenant ! Montre-moi !

C’était la déclaration la plus claire et le plus haut niveau de communication qu’il avait atteint jusqu’ici. Roberta allait sans aucun doute l’en récompenser !

— Montre-moi maintenant ! Ahora ! Maintenant ! Ima !

— Assez ! le rabroua Roberta, la voix chargée d’une force calculée. Pas aujourd’hui. Tu n’es pas prêt !

— Non !

Il porta ses doigts à son visage, le touchant cette fois suffisamment fort pour ressentir de la douleur.

— C’est Dauger sous le masque de fer, pas Narcisse à la source ! Voir allégera le poids, pas faire déborder le vase !

Les gardes observaient Roberta, prêts à bondir pour le maîtriser et l’attacher une fois de plus à son lit, où il ne pourrait pas se blesser. Mais Roberta n’en donna pas l’ordre. Elle hésitait.

— Viens avec moi, lâcha-t-elle finalement.

Elle se retourna et sortit de la chambre d’un pas décidé, laissant Cam et ses gardes la suivre.

Ils quittèrent l’aile de la demeure qui avait été spécifiquement conçue pour sa protection et atterrirent dans des lieux bien moins aseptisés. Des pièces au sol recouvert d’un chaleureux parquet en bois au lieu du linoléum froid. Des tableaux encadrés à la place des murs blancs et nus.

Roberta demanda aux gardes d’attendre devant une porte, puis fit entrer Cam dans un salon. Des personnes se trouvaient dans la pièce : Kenny et d’autres kinésithérapeutes, mais aussi des visages inconnus ; divers professionnels travaillant dans les coulisses de sa vie. Dès qu’ils le virent, ils se levèrent, inquiets de sa présence.

— Tout va bien, les rassura Roberta. Laissez-nous seuls quelques minutes.

Abandonnant leurs activités, ils sortirent à la hâte. Cam aurait demandé à Roberta qui étaient ces personnes s’il ne le savait pas déjà. Comme les gardes devant sa porte et sur les rochers, comme l’homme qui nettoyait derrière lui et la femme qui appliquait de la lotion sur ses cicatrices, tous étaient là pour le servir.

Roberta le conduisit devant un long miroir posé contre un mur. Pour la première fois, il se vit de la tête aux pieds. Ôtant sa chemise d’hôpital, il resta là, en caleçon, à s’observer. Ses formes étaient superbes : un corps parfaitement proportionné, musclé et svelte. L’espace d’un instant, il douta finalement ressembler à Narcisse, absorbé par la vanité, jusqu’à ce qu’il se rapproche du miroir et découvre les cicatrices. Il savait qu’elles se trouvaient là, mais les voir toutes à la fois l’accabla. Hideuses, elles envahissaient son corps tout entier. Toutefois, nulle part elles n’étaient aussi prononcées que sur son visage.

Ce visage était un cauchemar.

Des bandes de chair, toutes d’une nuance différente, tel un dessus-de-lit en patchwork qu’on aurait étendu sur ses os, ses muscles et ses cartilages. Même son crâne – rasé à son réveil et sur lequel poussait à présent un duvet de cheveux – arborait différentes couleurs et textures qui germaient comme des champs irréguliers de cultures disparates. Se regarder lui écorchait les yeux, et il sentit les larmes monter.

— Pourquoi ? fut tout ce qu’il parvint à dire.

Se soustrayant à son reflet, il tenta de disparaître dans le creux de son épaule, mais Roberta y posa une main réconfortante.

— Ne détourne pas les yeux, dit-elle. Aie la force de voir ce que moi, je vois.

Il s’obligea à s’affronter de nouveau, mais se révéla bien incapable de distinguer autre chose que les cicatrices.

— Monstre ! s’exclama-t-il.

Ce mot provenait de tant de souvenirs différents qu’il n’avait pas eu besoin d’aide pour le trouver.

— Frankenstein ! ajouta-t-il.

— Non, le contredit sévèrement Roberta. Ne pense jamais ça ! Ce monstre avait été créé à partir de chairs mortes, tu es un produit de la vie ! Cette créature était une violation des lois de la nature, tandis que toi, Cam, tu es une nouvelle merveille du monde !

Regardant avec lui dans le miroir, elle lui montra toutes ses miraculeuses parties.

— Tes jambes appartenaient à un excellent coureur et ton cœur à un garçon qui aurait pu devenir nageur olympique s’il n’avait pas été fragmenté. Tes bras et tes épaules proviennent du meilleur joueur de base-ball jamais vu dans les camps de collecte. Et tes mains ? Elles jouaient de la guitare avec un immense talent !

Elle sourit et accrocha son regard dans le miroir.

— Quant à tes yeux, ils viennent d’un garçon capable de faire fondre le cœur d’une fille d’un seul regard.

Elle parlait de lui avec une fierté évidente. Une fierté qu’il ne pouvait pour le moment pas ressentir.

Roberta posa un doigt sur sa tempe.

— Mais le meilleur se trouve là-dedans !

Elle passa son doigt sur les touffes de cheveux aux textures multiples, s’arrêtant sur différents endroits de son crâne comme s’il s’agissait de destinations de voyages sur un globe terrestre.

— Ton lobe frontal gauche contient les connaissances analytiques et informatiques de sept jeunes génies des sciences. Ton lobe frontal droit regroupe l’essence créative d’une dizaine de poètes, artistes et musiciens. Ton lobe occipital contient des faisceaux de neurones d’un nombre incalculable de fragmentés, chargés de souvenirs visuels, et ton centre du langage est une plaque tournante internationale de neuf langues, qui attendent d’être réveillées.

Posant la main sur son menton, elle fit pivoter sa tête vers elle. Les yeux de Roberta, qui paraissaient si loin dans le miroir, ne se trouvaient plus qu’à quelques centimètres des siens. Ils étaient hypnotiques, intimidants.

 Anata wa randamu de wa nai, Cam, dit-elle. Anata wa interijento ni sekkei sa rete imasu.

Et Cam comprit : « Tu n’es pas un hasard, Cam. Tu es intelligemment conçu. » Il ne savait absolument pas quelle langue elle avait parlé, pourtant elle lui était familière.

— Chacune des parties qui te composent a été sélectionnée parmi les meilleurs éléments, lui révéla Roberta, et j’étais présente à chacune des fragmentations pour que tu me voies, m’entendes et me connaisses une fois toutes tes parties assemblées.

Elle prit un moment de réflexion, puis secoua tristement la tête.

— Ces pauvres enfants avaient trop de problèmes pour se servir des dons qui leur avaient été offerts ; mais maintenant, même divisés, ils peuvent enfin s’accomplir à travers toi !

Comme elle parlait de fragmentation, des bribes de souvenirs le submergèrent.

Oui, il l’avait vue !

Debout, à côté de la table d’opération, sans même un masque chirurgical sur le visage, car son but, comprenait-il à présent, était qu’on se souvienne d’elle. Mais il n’y avait pas eu qu’une salle d’opération ?

Un souvenir identique

lié à des dizaines de lieux différents dans son esprit.

Mais était-ce son esprit ?

C’étaient leurs esprits.

À tous.

Qui criaient.

Pitié, pitié, arrêtez ça,

jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de voix pour supplier,

plus d’esprit pour hurler.

À ce moment singulier

Quand « je suis » devient « je ne suis pas… »

Il prit une profonde inspiration et frissonna. Ces derniers souvenirs faisaient désormais partie de lui, tissés ensemble comme la peau sur son visage. Ils étaient insoutenables, et pourtant il les supportait. Il prit alors conscience de la force qui devait l’habiter pour conserver la mémoire d’une centaine de fragmentations sans s’effriter de toutes parts.

Roberta l’invita à observer les avantages luxueux que lui offraient la demeure à flanc de falaise.

— Comme tu peux le voir en observant ton environnement, nous avons des soutiens très puissants grâce à qui tu pourras continuer à évoluer et à prospérer.

— Des soutiens ? Qui ?

— Peu importent leurs noms. Ce sont des amis. Pas seulement les nôtres, mais ceux d’un monde dans lequel nous désirons tous vivre.

Même si tout commençait à prendre forme, que sa vie commençait à faire sens, une chose toutefois ne cessait de le tourmenter.

— Mon visage… Il est affreux…

— Ne t’inquiète pas, le rassura Roberta. Les cicatrices vont disparaître ; en fait, les agents cicatrisants ont déjà commencé à agir. Très vite, on ne verra plus rien. Seules des lignes très fines demeureront aux endroits où les greffes se touchent. Crois-moi : j’ai vu la projection de ton futur visage, Cam, et c’est spectaculaire !

Il fit glisser ses doigts le long des cicatrices. Elles n’étaient pas aussi aléatoires qu’il l’avait pensé. Elles étaient symétriques, les différentes nuances de couleur de peau formant un dessin. Un motif.

— Nous avons délibérément choisi de te donner un peu de chaque origine ethnique. Du plus pâle des Sienne-naturelles au plus foncé des Sienne-brûlées d’Afrique profonde, en passant par toutes les nuances qui existent entre les deux. Hispanique, asiatique, insulaire, indigène, australoïde, indien, sémite : une splendide mosaïque de l’humanité ! Tu es chaque homme, Cam, et cela se lit sur ton visage. Je te promets qu’une fois ces cicatrices estompées, tu incarneras la nouvelle définition du beau ! Tu seras un modèle parfait, le plus grand espoir de la race humaine. Tu le leur montreras, Cam. En vertu de ta simple existence, tu leur montreras !

Les battements de son cœur s’accélérèrent, cognant avec force dans sa poitrine. Il imagina toutes les courses que ce cœur avait gagnées et, bien qu’il n’ait aucun souvenir d’avoir été champion de natation, son cœur savait ce que son esprit ignorait. Il rêvait de plonger de nouveau dans un bassin, tout comme ses jambes rêvaient de fouler une piste.

À ce moment-là, cependant, ces jambes se dérobèrent sous lui et il se retrouva par terre.

— Trop de stimulation pour un seul jour, observa Roberta.

Les gardes, qui étaient restés en alerte sur le pas de la porte, accoururent pour le relever.

— Vous allez bien, monsieur ? Faut-il appeler les secours ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Je vais m’occuper de lui, assura Roberta.

Alors qu’ils le guidaient jusqu’au canapé, Cam se mit à trembler. Il n’avait pas froid, mais cette révélation l’avait bouleversé. Roberta attrapa une couverture et l’en couvrit. Ordonnant qu’on monte le chauffage, elle s’assit à côté de lui comme une mère qui réconforterait un enfant fiévreux.

— Nous avons de grands projets pour toi, Cam. Mais tu n’as pas à t’en inquiéter pour le moment. Ton travail consiste juste à développer cet incroyable potentiel, à mettre à contribution toutes ces facettes de ton esprit encore égarées, à apprendre à chacune des parties de ton corps à travailler de concert. Tu es le chef d’un orchestre vivant, et la musique que tu vas produire sera unique !

— Et si ce n’est pas le cas ? demanda-t-il.

Roberta se pencha et déposa un léger baiser sur son front.

— C’est tout simplement impossible.

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« Quand j’ai perdu mon emploi, les factures et les dettes ont commencé à s’accumuler. Je ne savais plus comment faire. Je ne voyais aucune solution pour subvenir aux besoins de ma famille. J’ai même pensé à me rendre à l’étranger dans un centre de collecte pour être divisé volontairement, mais le marché noir me faisait peur. Enfin, un référendum va avoir lieu pour légaliser la fragmentation volontaire des adultes, une loi qui permettrait à ma famille de percevoir assez d’argent pour survivre. Imaginez un peu ! Je pourrais entrer dans un état divisé, l’esprit en paix, sachant ma famille à l’abri du besoin. De plus, les revendeurs du marché noir feraient immanquablement faillite. Votez en faveur de la Proposition de loi 58 ! Aidez des familles comme la mienne et mettez un terme au braconnage. »

Subventionnée par l’Alliance nationale des Défenseurs des Donneurs

 

Lorsqu’il rêvait, Cam était toujours lucide. Il savait toujours qu’il dormait, et, jusqu’à présent, ses songes s’étaient révélés une source d’intense frustration. Ils ne suivaient pas la logique des rêves – ni aucune logique, d’ailleurs : ils étaient incohérents, décousus, confus. Des fragments aléatoires reliés par la toile de son inconscient. Ses rêves étaient comme des chaînes que son esprit zappait si vite qu’il lui était impossible de saisir le concept d’une seule de ses émissions mentales. C’était exaspérant ! Cependant, maintenant qu’il avait conscience de la nature de son être, Cam découvrit qu’il était capable de prendre un programme en cours.

Ce soir-là, il rêva qu’il se trouvait dans une grande demeure. Pas celle qui dominait l’océan, mais une perdue dans les nuages. Alors qu’il se déplaçait de pièce en pièce, le décor changeait, mais le monde aussi – ou plutôt, la vie qu’il menait dans ce monde. Dans une cuisine, il reconnut des frères et sœurs qui attendaient que le repas soit servi. Dans un salon, un père lui posa une question dans une langue que son cerveau ne parvint pas à comprendre, l’empêchant de répondre.

Et puis il y avait les couloirs : de longues allées flanquées de pièces renfermant des personnes qu’il connaissait, mais peu. Il y avait des pièces dans lesquelles il n’entrerait jamais, et les personnes derrière ces portes ne demeureraient que de simples images. D’elles, peu de souvenirs avaient survécu, en tout cas dans le tissu cortical de Cam.

Dans chaque pièce et couloir qu’il traversait, un profond sentiment de vide l’accablait, mais la perspective des nombreuses pièces restant à visiter le rassérénait.

À la fin de son rêve, il tomba sur une ultime porte qui s’ouvrait sur un balcon dépourvu de balustrade. Il marcha jusqu’au bord et observa les volutes de nuages se déchirer et se reformer au gré du vent. En son for intérieur, des centaines de voix lui parlaient, si nombreuses qu’elles se confondaient en un inintelligible grondement. Malgré tout, il savait ce qu’elles cherchaient à lui dire. « Saute, Cam, saute ! l’incitaient-elles. Saute, nous savons que tu peux voler ! »

 

Le matin suivant, l’esprit encore troublé par ce rêve, Cam se surpassa lors des exercices de rééducation physique. Il sentait désormais plus ses muscles s’échauffer que ses cicatrices le tirer.

— Tu es au top de ta forme, aujourd’hui, commenta Kenny, tandis qu’il soignait les articulations de Cam en alternant régulièrement des compresses glacées et chaudes pour accélérer leur consolidation.

Autrefois entraîneur de haut niveau pour la Ligue nationale de football américain, Kenny s’était vu offrir une somme rondelette par les « amis » de Roberta pour s’occuper exclusivement de Cam.

— L’argent convainc facilement, avait avoué Kenny. Et puis, ce n’est pas tous les jours qu’on vous propose de participer à l’écriture d’une nouvelle page de l’histoire.

Est-ce ce que je suis ? se demanda Cam. L’histoire future ? Il essaya d’imaginer les élèves dans quelques années qui apprendraient le nom de Camus Composite-Prime, mais quelque chose clochait. Ce nom avait une résonance trop clinique, il lui donnait l’impression d’être le sujet d’une expérience plutôt que son résultat. Il devrait le raccourcir. Camus ComPri. Des images de voitures de course fonçant dans un virage affluèrent dans son esprit. Le Grand Prix. C’était ça ! Camus Comprix. « S » muet, « x » muet : un nom qui comportait autant de secrets que lui !

Il grimaça tandis que Kenny appliquait de la glace sur son épaule ; cependant, ce jour-là, même cette douleur était agréable.

— Bonjour-marathon, plus de machine à linge ! dit-il.

Il s’éclaircit la gorge, laissa ses pensées se fixer et rassembla les mots appropriés.

— Ce marathon que je cours…, maintenant, c’est simple comme bonjour. Me sens pas lessivé du tout.

Kenny se mit à rire.

— Je ne t’avais pas dit que ça deviendrait de plus en plus facile ?

À l’heure du déjeuner, Cam prit place sur le balcon en compagnie de Roberta, et on leur apporta leur repas sur des plateaux d’argent. Chaque jour, les plats étaient d’une grande variété, mais servis en petites portions. Cocktail de crevettes. Salade de betteraves. Poulet au curry et semoule. Tous représentaient de savoureuses épreuves pour ses papilles gustatives, suscitant des micro-souvenirs et forçant des connexions neuronales à accompagner ses sens aigus du goût et de l’odorat.

— Tout joue un rôle dans ta guérison, déclara Roberta pendant qu’ils mangeaient. Chaque expérience accompagne ton développement.

Après le déjeuner, ils s’assirent devant la table digitale, respectant leur rituel quotidien, et observèrent des images destinés à stimuler sa mémoire visuelle. Cet exercice devenait de plus en plus compliqué. Rien de simple comme la tour Eiffel ou un camion de pompiers. Cam devait reconnaître d’obscures œuvres d’art et, s’il ne parvenait pas à les identifier, alors au moins devait-il nommer l’artiste. Il lui arrivait aussi de tomber sur des scènes extraites de pièces de théâtre.

— Qui est ce personnage ?

— Lady Macbeth.

— Que fait-elle ?

— Je ne sais pas.

— Alors improvise. Fais marcher ton imagination.

Roberta lui montrait aussi des photos de personnes et lui demandait de leur inventer une identité. Des pensées. Elle ne l’autorisait pas à parler tant qu’il n’avait pas pris le temps de chercher les mots correspondant.

— Homme dans un train. Songe au repas de ce soir. Probablement du poulet, encore. Il en a marre du poulet.

Soudain, parmi les photos éparpillées sur l’ordinateur, l’image d’une fille attira son attention. Roberta suivit son regard et tenta immédiatement de l’effacer, mais Cam saisit sa main, l’en empêchant.

— Non. Laisse-moi voir.

Roberta ôta sa main, l’air réticent. Cam approcha de lui le cliché, le fit pivoter et l’agrandit. La photo avait certainement été prise à l’insu de la jeune fille. Elle était bizarrement cadrée. Un souvenir jaillit. Cette fille. Dans un bus.

— Cette photo n’était pas censée se trouver là, dit Roberta. On peut passer à autre chose, maintenant ?

— Pas encore.

Cam ne parvenait pas à déterminer le lieu de la photo. À l’extérieur. Dans la poussière. La fille jouait du piano à l’ombre d’un objet sombre et métallique. Elle était belle.

— Ailes coupées. Paradis brisé.

Cam ferma les yeux, se rappelant la consigne de Roberta : trouver ses mots avant de parler.

— Elle ressemble à… un ange blessé tombant sur terre. Elle joue de la musique pour guérir, mais rien ne peut guérir sa souffrance.

— Très joli, commenta Roberta, peu convaincue. Passons à la suivante.

Elle tendit le bras et essaya de nouveau de faire disparaître l’image, mais Cam la fit glisser vers lui, hors de portée de Roberta.

— Non. Reste là.

Le visage inquiet de Roberta attisait encore plus la curiosité de Cam.

— Qui est-ce ?

— Personne, répondit rapidement Roberta avec une expression qui disait tout le contraire.

— Je la rencontrerai.

— Impossible, répliqua Roberta en étouffant un ricanement.

— Nous verrons bien.

Ils se remirent aux exercices mentaux, mais l’esprit de Cam resta fixé sur la fille. Un jour, il connaîtrait son identité et la rencontrerait. D’ici là, il apprendrait tout ce qu’il devait savoir, ou plutôt il unifierait et organiserait les pensées déjà ancrées dans son cerveau fragmenté. Ainsi, il pourrait parler à cette fille avec assurance. Et alors, avec ses propres mots et dans la langue appropriée, il lui demanderait pourquoi elle avait l’air si triste et quel malheureux coup du sort l’avait immobilisée dans un fauteuil roulant.

1. En français dans le texte.