LA FOI, L’ESPÉRANCE ET L’ÉTERNITÉ
(1953)

Cest à dessein, vous vous en doutez bien, que cette nouvelle clôt le volume. Dabord parce quelle est purement fantastique (elle fut publiée en décembre 1953 dans Fantastic) et ensuite parce quune parabole en guise de dessert nous a paru plus indiquée pour la digestion. Et puis, pour prendre la sortie, rien de tel quun petit tour en enfer. Et celui de Sheckley, pas dantesque pour un sou, mérite la visite.

 

 

 

 

 

— Veuillez me pardonner, dit Mr. Archer, retroussant ses lèvres en une grimace. Je sais que je ne devrais pas sourire.

Il rit bruyamment, sur un ton aigu.

— Mais cela va me passer, ajouta-t-il. Que voulez-vous, je ne m’y attendais pas, même sur mon lit de mort…

— C’est tout naturel, répondit l’homme assis derrière le bureau, en souriant de façon encourageante.

Dans l’immense salle se trouvait uniquement Mr. Archer, le bureau placé devant lui et l’homme qui était assis derrière. Le plafond de la pièce était constitué par une voûte s’élevant sans limite, et qui paraissait à Archer être aussi haute au-dessus de sa tête que le ciel le lui avait paru de son vivant. Les murs étaient brumeux, et lointains. Et il se trouvait au centre de tout cela, lui, Edward Moran Archer.

— C’est une réaction très courante, je vous l’assure, dit l’homme se trouvant derrière le bureau tout en examinant les revers de son costume pour donner à Archer le temps de prendre une expression de circonstance.

 

— Nous tenons compte du fait qu’à votre époque actuelle de sophistication, on se défie des anthropomorphismes tels que celui-ci. Les gens ne croyant plus au ciel et à l’enfer, ils estiment que ces choses ne sont que des mythes utiles seulement aux prédicateurs et aux écrivains. Naturellement, lorsqu’ils meurent et se trouvent catapultés dans l’un ou dans l’autre, leur réaction est hystérique. Certains pleurent, d’autres rient.

— Je vois, répondit Mr. Archer. Il avait à présent réussi à se contrôler, bien qu’un sourire trainât toujours aux coins de ses lèvres. Bien, je n’ai pas été un type particulièrement bon. J’ai enfreint un certain nombre de commandements, y compris les plus sérieux. Où sont les flammes et le soufre ? Il fit la moue, car son sourire menaçait de réapparaître à tout moment. Imaginez-vous ! Après tout, il allait brûler dans un bon vieil enfer démodé, semblable à celui que son grand-père lui avait décrit en détail. Mais il ne parvenait toujours pas à prendre la chose au sérieux. La situation était trop bizarre, trop comique.

— Désirez-vous vraiment les flammes et le soufre ? lui demanda l’homme assis derrière le bureau.

— Je n’y tiens pas particulièrement, répondit Mr. Archer. Avez-vous autre chose à me proposer ?

— Naturellement ! lui dit cet homme aux cheveux soigneusement peignés qui n’avait absolument rien de diabolique dans son costume gris. Le libre arbitre est de règle dans tout l’univers – et même ici. Vous avez un choix très vaste.

— Différentes punitions ? Allant des poucettes à la Vierge de Fer ? Du chevalet aux fers rouges ?

— Tout cela entre dans une seule catégorie. Permettez-moi de vous présenter notre choix.

Instantanément, Archer découvrit qu’il était devenu un esprit immatériel. Il se trouvait dans une petite cellule basse. La seule lumière était fournie par des torches fumantes, qui projetaient des rais mouvants de lueurs rouges et jaunes sur les murs de pierre.

Cest digne de Poe, pensa Archer, avant de se congratuler pour son sang-froid.

Au centre de la pièce, un homme, avec un simple haillon ceint autour de ses reins, était étendu sur une grande roue, le corps tendu comme la corde d’un arc. Ses bourreaux, immobiles, l’entouraient. L’un tenait un fer rouge à moins d’un centimètre de sa chair. L’autre serrait un brodequin à son pied, tandis qu’un autre encore avait la main posée sur le levier qui actionnait la roue. Tous avaient été pétrifiés en pleine action.

Les bourreaux portaient des cagoules noires. Le visage agonisant de l’homme était tourné vers le plafond, et tout ce qu’Archer put en voir fut la ligne blanche de sa mâchoire et les muscles raidis de son cou. Il s’efforça de percevoir un mouvement, mais durant de longues secondes il ne put en déceler aucun. Puis il vit qu’imperceptiblement le chevalet s’était encore tendu, que le brodequin avait été serré sur le pied, que le fer fumant s’était approché, marquant la chair avec tant de lenteur que sa progression avait été indécelable.

La scène disparut.

— Vous ne riez plus ? demanda sur un ton amical l’homme qui était assis derrière le bureau.

Archer secoua négativement la tête.

— Nous montrons toujours cette scène en premier. Rien ne vaut une bonne petite séance de torture à l’ancienne pour dégriser quelqu’un. Naturellement, certains affirment qu’aucun tourment physique n’est comparable à une douleur psychologique, et je pense que c’est vrai. Cependant, pour ceux qui ne peuvent supporter ces dernières, nous disposons de chambres de torture.

— N’avez-vous pas dit qu’il existait d’autres choix ? demanda Archer.

Il se surprit à frissonner. La torture physique l’avait toujours terrifié. Même depuis sa plus tendre enfance. La simple pensée d’être blessé, d’avoir un bras fracturé, une jambe arrachée, le plongeait dans la terreur.

— Naturellement. Et vous pourrez choisir ce qui vous convient le mieux. Permettez-moi de vous présenter notre sélection.

L’esprit d’Archer se retrouva immédiatement dans l’espace, se déplaçant près du flanc d’une montagne. Il s’en approcha et vit un point sur la paroi de pierre blanche. Le point devint un homme.

Se tenant mentalement à ses côtés, Archer l’observa alors qu’il escaladait la paroi. Il se déplaçait lentement, avec prudence, gravissant la façade abrupte de la falaise. Le rocher lisse n’offrait presque aucune prise, et seules quelques aspérités pouvaient servir de points d’appui. Comme une fourmi géante, l’homme s’efforçait de poursuivre son ascension.

Relevant le regard, Archer put voir que le sommet de la montagne était plongé dans la brume, puis il baissa les yeux pour constater qu’il en était de même à sa base. Entre les deux nappes de brouillard se dressait le roc nu, abrupt, que l’homme escaladait.

Le damné s’éleva, et Archer vit qu’il devait monter, ou tomber. Et une fois que sa chute aurait commencé, rien ne pourrait la stopper.

Tombera-t-il ? s’interrogea Archer en observant l’homme qui escaladait la paroi rocheuse, cherchant désespérément une prise. Ou parviendra-t-il jusquau sommet ? Archer ressentit de la sympathie pour cet inconnu.

— Tiens bon ! cria-t-il silencieusement. Tu y arriveras !

La scène disparut.

— C’est une variation sur le thème de Sisyphe, expliqua l’homme. Mais au lieu d’un rocher, l’homme se tire lui-même.

— Que se passera-t-il lorsqu’il atteindra le sommet ? demanda Archer.

Il se sentait déjà soulagé. La montagne constituait un choix préférable et de loin à la torture, estima-t-il tout en s’appuyant contre le bureau.

— Pour vous dire la vérité, nous ne savons même pas si cette montagne a un sommet : Bien que je suppose que ce soit le cas.

— Pas de sommet ? Archer se redressa brusquement. Vous voulez dire que cet homme va grimper, et grimper, à tout jamais ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai simplement dit que nous ignorons si cette montagne a un sommet. Il va grimper et grimper, certes. À moins qu’il ne préfère lâcher prise, auquel cas il tombera. L’éternité est un de vos concepts sophistiqués auquel je ne peux personnellement pas croire. Il n’existe aucune preuve d’une telle chose.

La scène suivante représentait un bateau flottant sur l’océan. L’eau était grise, tout comme les vagues sans écume. Au devant du petit bateau se dressait un mur de brume grisâtre, derrière lui et sur les côtés s’étendaient à perte de vue les flots gris.

Dans le petit bateau démâté un homme était, assis à la barre, scrutant le brouillard. Le navire se mouvait lentement sur les flots gris, avançant vers la brume qui reculait devant lui.

 

— Agréable, n’est-ce pas ? demanda l’homme assis derrière le bureau lorsque la scène eut disparu. C’est romantique, non ? Un navire voguant sur une mer mystérieuse.

— Je suppose que cet océan n’a pas de limite, dit Archer sur un ton ironique, sachant qu’il avait vu juste.

— Je ne sais pas. Cet océan a sans aucun doute des limites. Mais il est tout à fait possible que le bateau effectue de grands cercles.

— Et que cet homme n’atteigne jamais son but.

— Il s’y attend pourtant. S’il a la foi, il pense que juste au-delà du mur de brume se trouve le rivage. À un kilomètre, deux kilomètres, cent kilomètres. Ou seulement à quelques mètres.

— Montrez-moi d’autres choses. J’ai compris.

Il y avait une petite pièce bien éclairée, et dans un mur se trouvait une porte fermée. Un tapis roulant traversait la pièce, entrant et sortant par des ouvertures pratiquées dans des parois opposées. Un homme glissait des boulons dans des appareils qui défilaient devant lui sur le tapis roulant. Son travail était aisé : une pièce passait devant lui à chaque seconde, il devait y placer un boulon, puis attendre le passage de la pièce suivante.

— C’est dû à l’influence de l’âge de la machine. Cela convient fort bien à certaines personnes.

— Va-t-il retrouver sa liberté lorsque toutes les pièces auront reçu un boulon ?

— Exact.

— Mais le tapis roulant n’a pas de fin. Et quelqu’un, peut-être un autre damné, a pour tâche d’ôter chaque boulon qu’il met, à un autre point de la chaîne.

Archer se permit un sourire amer. Il avait compris la véritable nature de cet endroit, comme cela avait toujours été le cas durant toute sa vie, à l’exception de l’hôpital, ou aucune somme d’argent n’aurait pu lui donner un nouveau cœur.

— Pourquoi ne sort-il pas par cette porte ? demanda Archer. Est-elle verrouillée ?

— Non, il n’existe aucune porte fermée à clé, ici. Mais il ne doit pas abandonner son travail. Il pourra l’utiliser lorsqu’il aura terminé.

— Le vieux jeu de l’attente, dit Archer. Vous les laissez espérer, vous leur laissez croire que tout s’arrangera finalement. Vous êtes démoniaques.

— C’est possible, répondit l’homme. Il étudia les revers de son costume, attendant qu’Archer ait fini de sourire. Mais, personnellement, je l’ignore.

Archer vit bien d’autres choses ; des choses ingénieuses, stupéfiantes, terrifiantes. Il vit également le choix offert aux damnés des temps passés : une clairière dans une forêt, où un homme se tenait, l’épée à la main. Puis, à travers les arbres, un loup gigantesque bondissait vers lui. D’un moulinet – l’homme avait de toute évidence une grande pratique – il frappait la bête. Mortellement blessé, l’animal retournait dans la forêt en rampant. L’homme restait immobile, tenant l’épée, écoutant la forêt. Quelques sons à peine perceptibles – le bruissement d’une brindille, le battement d’un cœur – l’avertissaient, et il se tournait à l’instant où un autre loup bondissait hors des frondaisons, d’un point différent. Et il tuait la bête, puis en attendait une autre.

— Ce serait amusant, fit remarquer Archer, s’il s’agissait toujours du même loup.

— Mais ce n’est peut-être pas le cas, lui rappela l’homme. Il a peut-être un certain nombre d’adversaires à tuer – une centaine, un millier, un million. Il finira peut-être par tuer le dernier, et pourra alors poursuivre son chemin à travers la forêt, vers sa destinée.

— Ou peut-être pas, répliqua ironiquement Archer.

Surtout s’il s’agit toujours du même loup. Comme nous le savons tous deux.

L’homme haussa les épaules.

— Cela ne m’intéresse pas. La foi, ou le manque de celle-ci, n’est pas mon affaire. Vous avez vu – faites votre choix !

Archer pensa rêveusement à la torture psychologique. N’était-ce pas toujours le cas ? L’enfer n’était-il pas simplement une autre façon de faire espérer, attendre, une personne ? Mais puisqu’il en était ainsi, parfait.

Mais qui pouvait bien choisir la chambre de torture ? se demanda-t-il. Les masochistes, peut-être ? Les hommes comme lui, qui comprenaient quelle devait être la torture apportée par une attente éternelle ?

Oh, non !

La montagne ? C’était pour le moins éreintant, et tellement stupide. Comme le tapis roulant. Le sort de l’homme à l’épée était quelque peu préférable, mais qui pouvait désirer passer une éternité à estoquer des loups ? Avec la possibilité que l’on puisse manquer de prudence et être mordu.

Les autres choix ne valaient guère mieux.

— Je crois que je préfère encore le bateau, dit finalement Archer. Aussi, si vous n’avez aucun…

Il se retrouva instantanément dans une petite barque qui dérivait sur une mer grise, dans la brume.

Malédiction ! Il aurait voulu poser d’autres questions. Tant pis, cela n’avait pas d’importance ; il ferait mieux de s’installer pour passer le plus confortablement possible l’éternité.

Un instant plus tard, il regarda dans le bateau. Il n’y avait rien. Ni corde, ni gouvernail, ni provisions. Juste une coque de bois et lui-même. Il avait cependant suffisamment de place pour pouvoir s’y allonger, ce qu’il fit. Peut-être pourrait-il dormir ?

Dans le frêle esquif gris voguant sur une mer grise, avec un ciel gris uniforme au-dessus de lui, Archer s’endormit.

Il s’éveilla pour découvrir la même mer et le même ciel, le même bateau et la même brume.

Il n’avait ni faim ni soif. Se penchant par-dessus bord, il toucha les flots de la main. C’était de l’eau véritable. Il la goûta. Elle était salée. Un océan de pleurs ? Il s’installa pour attendre.

Le temps s’écoulait, et il étudia la situation. L’attente était la clé de la torture, il en était certain. Il était censé scruter le brouillard durant toute une éternité, attendant, espérant voir apparaître à chaque instant le rivage, une ligne sombre se détachant contre la grisaille des flots. Mais il résolut de ne pas y penser. Il eût été absurde de garder toute espérance en ce lieu.

Peut-être aurait-il dû choisir autre chose, pensa-t-il au bout d’un moment. Il était indéniable qu’un voyage en bateau était monotone. Au moins, en repoussant des loups ou en plaçant des boulons, il aurait eu quelque chose à faire.

Archer se remémora sa vie. Il l’examina dans ses moindres détails, revivant chaque instant, les faisant durer. Sombrement, il revit les choses qui l’avaient conduit là, tous les choix de sa vie. Il pensa à tout, au bien, au mal, et à ce qui se situait entre les deux.

Dans un certain sens il était heureux que de nombreuses actions l’eussent conduit en ce lieu. Cela lui donnait un plus grand nombre de sujets de réflexion.

Le temps s’écoulait imperceptiblement sur la mer, tandis que le bateau se déplaçait et que la brume reculait devant lui.

Les pensées d’Archer défilaient.

Le temps passait et il restait couché, assis, ou debout, dans le bateau. Il se sentait aussi humain qu’avant, bien qu’il n’eût jamais faim ni soif. Mais il s’ennuyait !

Tant de temps passa qu’il lui sembla qu’une éternité devait s’être écoulée, et qu’une autre recommençait. Archer avait épuisé chaque sujet de réflexion, chaque combinaison et permutation de pensée dont il était capable. Et rien ne changeait dans le bateau gris, ou sur la mer grise, ou dans la brume grise.

Le temps s’écoulait.

Lentement…

LE TEMPS PASSAIT !

— C’en est trop, dit Archer qui avait retrouvé l’habitude de parler à haute voix depuis un certain temps déjà.

— Je n’en peux plus, répéta-t-il.

Pour la dix-millionième fois, il se demanda ce qu’il pouvait y avoir dans les flots. Quels dangers ? Quelle horreur ?

Le temps passait.

— Mais je dois pouvoir me jeter par-dessus bord.

Après y avoir réfléchi pour la milliardième fois, Archer se laissa glisser par-dessus bord dans la mer grise. Il se demandait depuis longtemps ce qu’il ressentirait, quelles pensées apporteraient le clapotis des vagues, et les pensées que ces pensées engendreraient.

Durant un instant, ce fut merveilleux. Il barbota, se maintenant à la surface, observant le bateau qui continuait sans lui. Puis il se produisit quelque chose.

Devant lui, la brume se déchira. Le bateau glissa entre les deux nappes de brouillard et un rivage apparut à l’horizon, une ligne sombre et allongée. Archer put distinguer des arbres, une plage. Le bateau prit de la vitesse et s’échoua. Archer aperçut les silhouettes d’autres bateaux, et pensa entrevoir des personnes.

— Il y a une fin ! haleta-t-il. Le bateau ne tournait pas en rond !

Et Archer sut que l’homme qu’il avait vu escalader la montagne en avait atteint le sommet, s’il avait eu le courage de poursuivre suffisamment longtemps son ascension. Et que l’autre homme avait placé son dernier boulon, et que celui qui s’était trouvé dans la clairière avait occis son dernier loup.

Ce n’était qu’une épreuve. Une mise à l’épreuve de la foi ! De la foi en l’enfer !

Il s’efforça d’atteindre la rive, mais les flots étaient semblables à de la gelée épaisse, alourdissant ses bras et ses jambes, l’empêchant de garder sa tête au-dessus de la surface. Il jeta un dernier regard désespéré au rivage, et commença à s’enfoncer.

Naturellement, il ne se noierait pas. Il était déjà mort une fois. Tout ce qu’il pouvait faire était de s’enfoncer, s’enfoncer, s’enfoncer. Jusqu’où ? Jusqu’au fond.

Et qu’est-ce qui l’attendait au fond ? Qu’était-il réservé à ceux sans espoir et sans foi ?…

La chambre de torture, évidemment.

 

Traduit par Jean-Pierre Pugi.

What a Man Believes