LE MODE D’EMPLOI
(1953)

Après lhomme et lanimal, lhomme et la machine, voici lhomme-machine. Ou plutôt, le mutant considéré comme un appareil bien utile lorsque lon sait sen servir.

Le Mode d’emploi, publié en 1953 dans Astounding, est marqué par lesprit de cette revue. Le comportement des humains dans locéan du vide, que ce soit dans les récits de space opera ou les œuvres plus psychologiques, était, dans les années 50, abordé selon tous les angles possibles. Ici, la clé dont se sert Sheckley ne provient pas dun tiroir à malices. Lauteur, une fois encore, sy montre presque grave, utilisant avec une sobriété surprenante le thème des pouvoirs psi appliqués au vol interplanétaire.

 

 

 

 

 

Étant donné l’importance de ce qu’il avait à dire à ses hommes, le capitaine Powell pénétra dans la cabine principale en arborant un air désinvolte, insouciant. Il avait envisagé de siffler, mais y avait renoncé. Les astronautes avaient un don pour déceler ce qui n’était pas sincère.

— Salut ! dit-il, se laissant tomber dans un fauteuil rembourré.

Danton, le navigateur, bâilla avec soin et hocha la tête. Arriglio, l’ingénieur-mécanicien, jeta un coup d’œil à sa montre.

— Nous allons encore pouvoir décoller à l’heure, Sam ?

— Bien sûr, répondit Powell. Dans deux heures.

Les deux hommes hochèrent la tête, comme si des vaisseaux spatiaux décollaient chaque jour à destination de Mars. Powell fit une pause, puis déclara avec désinvolture :

— Notre équipage va avoir un membre supplémentaire.

— Pour quoi faire ? demanda aussitôt Danton reflétant de la suspicion sur chaque méplat de son visage halé.

La bouche d’Arriglio se serra de façon inquiétante.

— Ordre de dernière minute du poste de Commandement numéro trois, répondit négligemment Powell.

Les deux hommes ne se déplacèrent pas, mais semblèrent cependant se rapprocher l’un de l’autre. Powell se demanda ce qui pouvait bien rendre les hommes de l’espace aussi sectaires.

— Quelle est la spécialité de ce type ? demanda Arriglio.

C’était un homme petit, à la peau sombre, aux cheveux noirs bouclés et aux dents pointues. Il ressemblait à un terrier à poils durs inhabituellement intelligent, toujours prêt à aboyer contre un chien qu’il ne connaissait pas, avant même de l’avoir aperçu.

— Vous connaissez les psi, n’est-ce pas ? demanda Powell avec un manque de logique étudié.

— Bien sûr, répondit aussitôt Arriglio. Tout le monde connaît ces dingues.

— Non, ils ne sont pas fous, l’interrompit Danton, le visage pensif.

— Vous devez savoir également qu’un type nommé Waverley s’occupe des psi, et essaye de leur trouver du travail, précisa Powell. Il dispose de télépathes, de calculateurs éclairs, et de bien d’autres prodiges.

— J’ai lu ça dans les journaux, dit Danton. Il haussa un de ses sourcils blonds et épais. C’est bien cette salade extra-sensorielle, pas vrai ?

— Exact. Bon, Waverley veut faire sortir les psi de la catégorie des monstres de foire et leur trouver des emplois réguliers. Il pense qu’il y a, dans la vie normale, une place pour leurs talents.

— Donc, notre nouveau collègue est un psi, dit Danton.

— C’est exact, répondit Powell.

Il observa attentivement Arriglio et Danton. Les hommes de l’espace étaient bizarres. La plupart d’entre eux s’adaptaient à leur travail solitaire et dangereux en devenant asociaux à l’extrême. Tous étaient également fort conservateurs, dans le plus jeune métier du monde. Naturellement, ce conservatisme avait pour base la survie. Si une chose éprouvée faisait l’affaire, pourquoi essayer une nouveauté qui pouvait leur coûter la vie ?

Tout cela tendait à rendre l’acceptation d’un psi très difficile.

— Nous n’avons pas besoin de lui, dit Arriglio avec colère. Il lui semblait que son autorité, dans la salle des machines, risquait d’être remise en cause. Nous n’avons pas besoin d’un lecteur de pensées à bord de ce vaisseau.

— Ce n’est pas un télépathe, répondit Powell. L’homme qui va se joindre à nous aura un rôle très important.

— Qu’est-il censé savoir faire ? demande Danton.

Powell hésita un instant avant de répondre :

— Il va nous aider au décollage.

— Comment ?

— Il est expert en télékinésie, répondit rapidement Powell. Il va ajouter sa poussée à celle des propulseurs.

Danton ne répondit rien. Arriglio le fixa un instant puis éclata de rire.

— Veux-tu dire qu’il va courir derrière le vaisseau pour le pousser ?

— Il va peut-être porter le Venture sur son dos !

— Sam, est-ce que tu es devenu dingue ?

Powell sourit en entendant les plaisanteries de ses coéquipiers, se félicitant de la façon dont il avait présenté les choses. Il préférait qu’ils rient de lui, plutôt que de les voir se rebiffer.

Il tapota sa moustache avant de préciser :

— Il va bientôt arriver.

— Tu es sérieux ? demanda Danton.

— Absolument.

— Mais, Sam…

— Laissez-moi vous expliquer, dit Powell. La télékinésie – c’est le don que possède cet homme – est une puissance encore inexpliquée. Elle permet de déplacer des masses, souvent très importantes, sans aucun contact physique. Et ça marche.

Les deux hommes l’écoutaient avec attention, bien que visiblement sceptiques. Powell jeta un coup d’œil à sa montre et ajouta :

— Le commandement s’imagine que si cet homme peut exercer une partie de cette force lors du décollage, nous économiserons une quantité appréciable de comburant. Ce qui nous donnera une bonne marge de sécurité.

Les deux hommes hochèrent la tête. Ils étaient tous désireux d’économiser le comburant. C’était le plus grand – et l’unique – problème se posant en vol spatial. Seule la quantité strictement nécessaire pouvait être embarquée, et il suffisait d’une petite erreur de calcul, d’une consommation légèrement supérieure à celle prévue, pour que ce fût la catastrophe. Des cinq vaisseaux perdus à ce jour, deux avaient disparu pour cette raison.

— Je vous assure qu’il ne vous gênera pas dans votre travail, précisa Powell. Tout ce qu’il doit faire, c’est d’essayer de donner une poussée supplémentaire au Venture.

Il sourit, s’apprêtant à leur communiquer la suite des nouvelles déplaisantes.

— Tant qu’il me fichera la paix, dit Danton, et que je n’aurai pas à le fréquenter…

— Désolé, mais tu devras le fréquenter.

— Quoi ?

Powell avait les nombreuses qualités que requérait son poste. La plus importante de toutes ne pouvait s’apprendre. Powell savait comment manier ses hommes. Ce fut à ce don qu’il fit alors appel.

— Les psi ne sont pas des gens normaux. Ils sont inadaptés et malheureux. Il semble qu’il y ait une corrélation entre cet état et leurs pouvoirs. Si nous voulons que le psi nous soit utile, nous devrons bien le traiter.

— Je n’avais pas l’intention de lui cracher à la figure, précisa Arriglio.

— C’est un peu insuffisant comme bonnes intentions. J’ai longuement discuté ce problème avec Waverley. Il m’a donné une sorte de mode d’emploi…

Powell tira une feuille de papier de sa poche de poitrine.

— Il t’a donné un mode d’emploi ?

— Oui, pour le psi. Écoutez-moi. Il défroissa la feuille et commença à la lire : « Les facultés psi existent depuis peut-être l’origine de l’homme. Mais leur mise en pratique est toute nouvelle. Il a déjà été prouvé qu’une partie de ce pouvoir n’est qu’une extension de la volonté humaine. Mais il faudra encore beaucoup de temps avant que nous puissions comprendre le pourquoi et le comment de ces phénomènes.

« En conséquence, les règles suivantes doivent être impérieusement suivies par ceux qui travaillent avec des psi. Nous avons découvert que les meilleurs résultats – et souvent les seuls résultats – ne peuvent être obtenus qu’en les suivant scrupuleusement.

« Sur un plan pratique, le psi doit être considéré comme une machine puissante, mais délicate et non-fiable. Comme pour toute machine, certaines règles d’entretien et d’emploi doivent être observées.

« Pour fonctionner normalement, toute machine doit être :

1. Installée convenablement.

2. Alimentée.

3. Lubrifiée.

4. Réglée.

« En transposant dans le même ordre, ces quelques règles de base, nous obtenons :

1. Afin de pouvoir être utilisé, un psi doit se sentir chez lui, en sécurité et aimé.

2. Il faut complimenter un psi à intervalles réguliers. Étant donné quun psi est instable, il a besoin de reprendre périodiquement confiance en lui.

3. Toute personne travaillant avec un psi doit faire constamment preuve de compréhension et de sympathie.

4. Un psi doit travailler à son propre rythme. Toute pression excessive peut lui faire perdre ses pouvoirs.

Powell releva le regard et sourit.

— Tout est là.

— Sam, demanda doucement Danton. Est-ce que piloter un vaisseau interplanétaire ne pose pas suffisamment de problèmes comme ça, sans devoir en plus jouer à la nounou pour un névrosé ?

— Bien sûr que si, mais imagine ce que cela signifierait pour nous, pour les voyages de l’espace, si nous pouvions quitter la Terre sans toucher à la majeure partie de notre carburant ?

— C’est vrai, reconnut Arriglio, se souvenant des occasions qu’il avait eues de suer sang et eau au-dessus des jauges de comburant.

— Voilà une copie du mode d’emploi pour chacun de vous, dit Powell, tirant les feuilles de sa poche. Je veux que vous connaissiez mieux ces instructions que vos propres noms.

— Magnifique, dit Arriglio en fronçant les sourcils devant la feuille dactylographiée. Es-tu sûr qu’il peut nous propulser dans l’espace ?

— Non, reconnut Powell. Personne ne peut en être certain. Son pouvoir n’est efficace que dans soixante-cinq pour cent des cas.

— Oh, non ! s’exclama Danton.

— Je vais aller le chercher, alors, cachez ces documents dès que vous nous entendrez arriver. Il sourit, découvrant ses dents. Et gardez le moral.

Il quitta la pièce et se mit à siffler en descendant la coursive. Dans l’ensemble, ils avaient très bien pris la chose.

*
*     *

Dix minutes plus tard, il était de retour.

— Je vous présente Billy Walker, les gars. Walker, Steve Danton, Phil Arriglio.

— Salut ! dit Walker.

Il était grand – plus d’un mètre quatre-vingt-dix, estimait Powell – et incroyablement maigre. Un fin nuage de cheveux jaune pâle flottait au-dessus de son crâne ossu et dégarni. Il avait un long nez, un visage quelconque à l’air malheureux et, pour l’instant, il se mordait la lèvre inférieure.

Un compagnon agréable pour les mois à venir, songea Powell.

— Asseyez-vous, Walker, dit Arriglio, serrant la main du nouveau venu avec enthousiasme.

— Bien sûr. Comment va, mon gars ? demanda Danton.

Powell retint un sourire. Afin de pouvoir être utilisé, un psi doit se sentir chez lui, en sécurité et aimé. Ses hommes faisaient de leur mieux. Ils savaient ce que cette poussée supplémentaire au décollage pouvait signifier.

Walker s’assit, les regardant d’un air soupçonneux.

— Comment trouvez-vous notre vaisseau ? demanda Arriglio.

— Pas mal, répondit Walker sur un ton qui laissait entendre qu’il en avait vu de plus grands et de plus beaux, en dépit du fait que le Venture fût l’unique vaisseau spatial opérationnel des États-Unis.

— Vous sentez-vous d’attaque pour le voyage ? demanda Danton.

— Je n’en suis plus à un vol près, vous savez…, répondit Walker en s’étirant dans le fauteuil. Celui-là ne devrait pas être trop pénible.

— Désirez-vous visiter le reste de l’appareil ? demanda rapidement Powell. Il pouvait voir qu’Arriglio commençait à bouillir intérieurement, et que Danton ne semblait guère joyeux.

— Non. J’en aurai bien l’occasion par la suite.

Un silence maladroit régna dans la cabine, ce qui ne sembla pas troubler Walker le moins du monde. Powell l’observa du coin de l’œil comme il allumait une cigarette. Il s’était attendu à ce que Walker fût névrosé, mais il faisait un complexe de supériorité.

Walker grogna et mis ses mains dans les poches. Powell prit conscience que l’homme serrait et desserrait ses poings.

Il pensa que leur nouveau coéquipier devait se sentir nerveux, et il essaya de trouver des mots gentils à lui dire.

— À quelle vitesse pensez-vous pouvoir propulser le vaisseau ? demanda Arriglio.

Walker le regarda avec mépris.

— Aussi vite qu’il pourra le supporter, dit-il avant d’avaler convulsivement sa salive.

Non, il n’était pas nerveux, estima Powell. Il était tout bonnement effrayé, mort de peur, et il essayait de le cacher.

— Eh bien, je suis sûr que vous trouverez cet appareil très agréable, dit bêtement Danton.

— Très agréable, répéta Arriglio.

— Je veux un sucre d’orge, déclara Walker.

— Vous ne préféreriez pas une cigarette ? demanda Powell, lui tendant son paquet.

— Je vais aller m’en acheter un. Il doit bien y avoir un marchand ambulant sur le terrain d’atterrissage.

— Nous allons bientôt décoller, fit remarquer Powell. J’aimerais faire le briefing…

— J’en ai rien à foutre, dit succinctement Walker.

Il sortit.

— J’étranglerai ce type avant la fin du voyage, murmura Arriglio lorsque Walker eut quitté la pièce. Danton avait un air sinistre.

— Il va falloir le supporter, dit Powell. Il finira par s’adapter.

— L’ennui, c’est qu’il est insupportable, fit remarquer Danton.

Ils s’assirent et fixèrent la porte avec colère tandis que Powell commençait à s’apitoyer sur son sort. Pourquoi s’était-il laissé convaincre par ses supérieurs ?

— J’ai changé d’avis, je ne veux plus de sucre d’orge, déclara Walker en revenant dans la cabine. Il fixa les membres de l’équipage : Vous parliez de moi ?

— Nous n’avions aucune raison de le faire, répondit brusquement Arriglio.

— Vous vous imaginez que je ne pourrai pas propulser ce vieux tas de ferraille !

— Écoutez, dit sèchement Powell. Ce n’est pas ce que nous pensons. Chacun de nous fera son travail, un point c’est tout.

Walker se contenta de le regarder.

— Passons au briefing, dit Powell. Venez avec moi, Walker.

Il le conduisit dans la salle des commandes, lui montrant les diagrammes des lignes de force, puis il lui expliqua les séquences d’ordres, avant de lui dire ce qu’il était censé faire. Walker l’écouta attentivement, mâchonnant toujours sa lèvre inférieure.

— Je ferai de mon mieux, capitaine, dit-il.

— Très bien, répondit Powell en enroulant ses cartes et en les mettant de côté.

— Mais ne comptez pas trop sur moi, déclara le psi avant de sortir précipitamment de la salle.

Powell secoua la tête et vérifia ses appareils.

*
*     *

Powell boucla sa ceinture et aboya dans 1’intercom :

— Danton, paré ?

— Paré, capitaine.

— Arriglio ?

— Un instant… paré, capitaine.

— Walker ?

— Ouais.

— Très bien.

La tour donna à Powell la permission de décoller. Il s’appuya contre son dossier.

— Dix secondes. Mise à feu du propulseur principal.

— Mise à feu effectuée, répondit Arriglio.

Un rugissement secoua le vaisseau comme les moteurs entraient brutalement en action.

— Augmente la puissance, ordonna Powell en lisant les indications des cadrans de contrôle. Bien. Reste comme ça, Danton. Passe sur auxiliaires.

— C’est fait.

— Six secondes, Walker, préparez-vous.

— Oui, capitaine.

— Quatre secondes.

Une demi-douzaine de réglages plus précis, l’oxygène.

— Deux secondes. Une seconde.

— Départ ! Allez-y, Walker !

L’appareil commença à s’élever, oscillant sur la poussée de ses propulseurs. Puis il fut saisi par une grande force. Powell fut projeté en arrière dans son siège, sachant que la poussée télékinétique de Walker était à l’œuvre. Il lut les indications de l’altimètre. Dès qu’ils eurent atteint cent cinquante mètres d’altitude, il coupa le contact.

— Propulseur principal coupé ! Mettez le paquet, Walker !

Le rugissement se tut, mais le vaisseau continuait d’accélérer. Il y eut une secousse incroyable. Powell se demanda ce que c’était. Certainement pas l’accélération…

Le vaisseau fut à nouveau secoué. Powell hoqueta et perdit conscience.

*
*     *

Lorsqu’il recouvra ses esprits, l’appareil était entouré par la noirceur de l’espace. L’accélération écrasait toujours sa poitrine, mais il parvint à s’avancer et à regarder à travers le hublot.

Des étoiles, naturellement.

Powell sourit faiblement et décida d’offrir un verre à Walker à leur retour. Leur dynamo psi, instable et puissante, avait fonctionné – en se vengeant. Il se demandait à quelle distance de la Terre ils se trouvaient.

Il actionna des touches du panneau de contrôle, et un écran vidéo apparut. Il le scruta du regard en quête du globe bleu-vert de la Terre.

Mais la Terre ne se trouvait nulle part.

Modifiant les réglages, il découvrit rapidement le Soleil. Mais pourquoi était-il si petit ? Il avait la grosseur d’un pois.

Où se trouvaient-ils ?

Powell déboucla sa ceinture. Il pouvait sentir que l’appareil commençait à perdre son accélération. Il lut les données des cadrans de contrôle, et calcula leur vitesse.

C’était fantastique !

— Danton ! cria-t-il dans l’intercom.

— Ouch, répondit le navigateur.

— Monte ici et vérifie notre position. Arriglio ?

— Oui, Sam ?

— Va voir comment se porte Walker.

Powell regarda de nouveau les étoiles, puis le Soleil. Finalement, il fronça les sourcils et revérifia les chiffres. Il fallait qu’il se fût trompé.

*
*     *

Une demi-heure plus tard, Danton monta le rejoindre.

— D’après mes calculs, dit-il, nous sommes quelque part entre Saturne et Jupiter. Probablement plus près de Saturne.

— C’est impossible, répondit Powell avec assurance.

— D’accord, essaye toi-même.

Powell vérifia les calculs du navigateur, mais ne put y découvrir la moindre erreur. Ils se trouvaient à huit cent millions de kilomètres de Mars, avec une marge d’erreur de quinze millions de kilomètres.

Ces chiffres ne lui disaient pas grand-chose. Personne ne peut appréhender la signification réelle de huit cent millions de kilomètres. Il réduisit la distance à une échelle compréhensible.

Ce qui était préférable étant donné les circonstances.

— Voilà donc où nous nous trouvons, dit-il, s’en tenant aux faits. Bon, où en sommes-nous sur le plan comburant ? demanda-t-il ensuite à Arriglio qui venait d’entrer.

— Ce décollage psycho-assisté nous a permis d’en économiser pas mal, naturellement. Mais malgré tout, il ne nous en reste pas suffisamment pour le retour.

— Évidemment, reconnut Powell.

Il était inutile de demander à un appareil, dont le plein avait été prévu pour le trajet Terre-Mars, où il devait être réapprovisionné, de les ramener de Saturne.

Saturne ! Il essaya de calculer leur accélération en termes de géométrie plane, mais il y renonça. Le vaisseau propulsé télékinétiquement devait avoir sauté une portion de l’espace, d’une manière ou d’une autre.

Walker pénétra dans la cabine. Ses lèvres étaient pâles et secouées par des tics nerveux.

— Avez-vous bien dit que nous nous trouvons près de Saturne ? demanda-t-il.

— Près de son orbite, corrigea Powell, s’obligeant à sourire. Saturne se trouve actuellement de l’autre côté du Soleil.

Il élargit son sourire et se souvint de la règle numéro deux du manuel d’instructions : Il faut complimenter un psi à intervalles réguliers.

— Mon garçon, vous avez réussi là une chose fantastique.

— Ouais… ouais…

Walker les regarda, le visage boudeur. Puis il éclata en sanglots.

— Calmez-vous, lui dit Powell, se sentant très mal à l’aise. Sa machine semblait à présent ne plus pouvoir être contrôlée.

— Je savais que j’allais tout bousiller ! pleurnicha la dynamo psi. Je le savais avant notre départ.

— Rien n’est perdu, lui dit Powell, obligeant sa voix à garder un ton agréable et détendu. Vous ne connaissez pas l’étendue de vos forces, c’est tout. Vous allez nous ramener sur Terre.

— Je ne peux pas, répondit Walker, cachant son visage de ses deux grandes mains. Je ne peux plus.

— Quoi ? cria Danton.

— Je ne peux plus le faire. J’ai perdu mes pouvoirs ! J’ai senti qu’ils m’abandonnaient ! Je ne peux plus le faire !

Il leur hurla ces paroles, mi-assis, mi-allongé sur le pont Le visage contre ses genoux, il éclata de nouveau en sanglots sans pouvoir se contrôler.

— Viens, dit Powell à Danton.

Ensemble, ils soulevèrent Walker et le portèrent sur sa couchette. Danton lui administra un sédatif et ils surveillèrent le psi jusqu’à ce qu’il eût sombré dans un sommeil sans repos. Puis ils retournèrent dans la cabine principale.

— Bon, dit Arriglio.

Ils ne lui répondirent pas, et les trois hommes s’assirent pour fixer l’extérieur par un hublot.

Un moment plus tard, Danton déclara :

— S’il ne peut vraiment plus rien faire…

— Tu crois qu’il ne sert qu’une fois ? demanda Arriglio en murmurant.

Powell se détourna du hublot.

— Je ne le pense pas. On ne perd pas aussi facilement ses pouvoirs paranormaux, d’après ce que j’ai entendu dire.

Il ne l’avait jamais entendu dire, mais il devait maintenir le moral de ses hommes.

— La seule chose qui compte, c’est qu’il n’ait pas réellement perdu ses pouvoirs, dit Danton. S’il le croit simplement…

— Nous parviendrons à le convaincre du contraire. Il faut penser à lui comme à une machine. Une machine non-fiable… Mais dont nous avons le mode d’emploi.

— J’espère seulement que les pièces détachées ne sont pas restées sur Terre, fit remarquer Danton.

Ils restèrent silencieux un moment.

— Nous ferions mieux de remettre les propulseurs en marche, dit Powell. Nous devons faire effectuer un demi-tour à notre appareil, sinon nous allons bientôt sortir du système solaire.

— Ça va nous faire perdre pas mal de comburant, fit remarquer Arriglio.

— Nous n’avons pas le choix. Calcule la courbe, Danton. La plus serrée possible.

— Entendu, répondit le navigateur.

— Ensuite, nous prendrons notre repas.

*
*     *

Tandis que le vaisseau effectuait un lent demi-tour, ils mangèrent. Puis ils tinrent une conférence.

— C’est à nous de jouer, dit Powell. Son arrogance, avant le décollage, n’était qu’une attitude pour nous bluffer. À présent ses nerfs ont lâché, et nous devons restaurer sa confiance en lui.

— C’est facile, répondit Arriglio. Prends un rendez-vous pour lui avec un psychiatre.

— C’est vraiment très drôle, fit remarquer Danton.

— Pas tellement, leur dit Powell. Un psychiatre pourrait convenir parfaitement à la situation actuelle. Mais en l’absence d’un spécialiste, nous disposons du manuel d’instructions.

Danton et Arriglio sortirent leur exemplaire et le parcoururent du regard.

— Nous devons penser à Walker comme à une machine, dit Powell. S’il nous a amenés ici, il peut nous ramener en arrière. À présent, avez-vous des suggestions à faire pour le remettre en état ?

— J’ai une idée, dit en hésitant Danton.

Ils discutèrent plusieurs minutes, puis décidèrent que cela valait la peine d’essayer. Arriglio alla chercher Walker.

Lorsqu’il entra, Powell et Danton mélangeaient un paquet de cartes.

— Seriez-vous tenté par un petit poker ? demanda Powell sur un ton désinvolte. Nous n’aurons rien à faire tant que nous n’aurons pas terminé notre demi-tour.

— Vous voulez que je joue avec vous ? demanda Walker en un murmure.

— Bien sûr. Asseyez-vous.

Le psi prit machinalement une chaise et ramassa ses cartes. Le jeu commença.

Étant donné quun psi est instable, il a besoin de reprendre périodiquement confiance en lui.

C’était la partie la plus saugrenue à laquelle Powell eût jamais assisté. Ils avaient décidé de laisser gagner Walker, dans l’espoir de restaurer sa confiance en lui. Mais Walker était un homme avec qui il était difficile de perdre. Il jetait un coup d’œil timide à ses cartes et renonçait, donne après donne. Ses cartes étaient incroyablement basses, malgré les donnes adroites d’Arriglio. Walker n’ouvrit pas un seul jeu.

Mais les autres étaient tenaces. Ils travaillaient en silence, rejetant leurs bonnes cartes dans l’espoir d’en toucher des mauvaises. Ils essayèrent de prendre Walker de vitesse en renonçant avant lui. Petit à petit, Walker prit de l’avance.

Powell observait le jeu du psi. Le visage triste et banal de l’homme était tendu par l’effort. Il prenait chaque carte comme si sa vie en dépendait.

Powell n’avait jamais vu un homme jouer aussi sérieusement, et aussi mal.

Finalement, le pot fut important. Walker, qui n’avait pas demandé de carte, sembla un peu plus confiant. Il misa. Powell avait tiré une carte, après avoir dépareillé une paire. Il poussa. Danton et Arriglio firent de même. Walker hésita, puis suivit.

Après plusieurs tours, Walker demanda à voir.

Powell avait un dix. Arriglio, un huit, et Danton une reine. Walker avait suivi avec un as.

— Vous savez bluffer, dit Powell.

Walker se leva, le visage crispé.

— Je n’arrive pas à perdre, dit-il d’une voix étrange.

— Ne vous en faites pas pour ça, répondit Danton.

— Je vous ai mis dans le pétrin, et maintenant je ramasse votre argent, dit Walker.

Il quitta la pièce en courant.

Ce ne fut qu’alors que Powell comprit que Walker avait tout fait pour perdre. Il avait voulu se punir, pensa-t-il, mais il ne prit pas la peine de l’expliquer à Danton et à Arriglio. Il courut après Walker.

*
*     *

Walker était assis sur sa couchette, fixant ses mains. Powell s’installa à côté de lui, et lui offrit une cigarette. Il n’hésita pas à le faire, étant donné que leurs réserves de nourriture et d’eau seraient épuisées bien avant celles d’oxygène.

— Non, merci, répondit tristement Walker.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Oh, c’est à cause de moi. J’ai encore recommencé.

— Recommencé quoi ?

— J’ai tout gâché, comme d’habitude. C’est la seule chose pour laquelle on puisse compter sur moi.

Toute personne travaillant avec un psi doit faire constamment preuve de compréhension et de sympathie.

— Vous n’avez aucune raison de vous faire des reproches, dit Powell d’une voix apaisante et paternelle. Vous avez fait une chose dont personne d’autre ne serait capable. Cette poussée que vous avez donnée au vaisseau…

— C’était formidable, n’est-ce pas ? répondit amèrement Walker. Je vous ai propulsés tout droit là où nous ne voulions pas aller.

— C’est malgré tout la chose la plus formidable à laquelle j’ai jamais assisté.

— Mais, et maintenant ? demanda Walker, s’entrelaçant les doigts comme au supplice. Je ne peux pas nous ramener à notre point de départ. Je vous ai tous condamnés à mort !

— Vous n’avez rien à vous reprocher…, commença Powell avant d’être interrompu par Walker.

— Oh, si ! Tout est de ma faute !

Il recommença à pleurer, et s’essuya le nez du revers de sa manche.

— Tout ce que vous avez à faire, c’est de nous pousser sur le chemin du retour.

— Je vous ai déjà dit que j’ai perdu mon pouvoir. Je ne peux plus rien faire.

Il commençait à crier.

— Écoutez-moi, dit sèchement Powell. Vous n’avez pas perdu votre don. Vous ne devez pas partir perdant.

Il commença son discours le mieux inspiré, réservé aux moments très graves. Il était valable, il devait l’admettre. Il parla des étoiles et de la Terre, de la science et de la mission de l’homme sur les planètes. Il parla des pouvoirs psi non développés et de leur importance dans l’ordre des choses.

Walker cessa de pleurer. Il écoutait Powell, les yeux rivés sur le visage de son interlocuteur.

Powell lui parla aussi de l’avenir des pouvoirs extra-sensoriels, mettant à contribution toute son imagination. Il expliqua comment les pouvoirs psi permettraient un jour d’atteindre les étoiles, ajoutant qu’en attendent ce jour, c’était aux hommes comme Walker de défricher la voie.

Et il expliqua encore de nombreuses choses.

— Allons, Walker, l’exhorta-t-il après avoir constaté que son interlocuteur mordait à l’hameçon. Vous n’avez pas perdu votre pouvoir. Essayez à nouveau !

— D’accord.

Walker s’essuya une fois de plus le nez à l’aide de sa manche. Les veines de son cou saillaient. Powell resta assis sur la couchette, observant sa précieuse dynamo qui se mettait en marche.

De l’autre côté de la pièce une porte s’ouvrit, puis se referma en claquant. Le visage de Walker rougit.

Fasciné, Powell regardait le visage du psi qui se concentrait. Son long nez luisait de sueur, ses larges lèvres étaient retroussées. Walker semblait à l’agonie.

Puis il se détendit, et s’affaissa sur la couchette.

— Je n’y arrive pas, dit-il. Je ne peux pas.

Powell aurait voulu lui dire de recommencer, mais il se remémora la règle numéro quatre : Un psi doit travailler à son propre rythme. Toute pression excessive peut lui faire perdre ses pouvoirs.

— Reposez-vous, dit-il, résistant à la tentation de l’étrangler.

Powell se leva, prenant bien soin à ne pas laisser apparaître la moindre trace d’émotion sur son visage.

— Je vous ai tous condamnés à mort, répéta Walker.

Powell quitta la cabine.

*
*     *

Le vaisseau acheva de parcourir la courbe et commença sa longue chute en direction du Soleil. Arriglio coupa les moteurs, regrettant la perte de comburant. C’était à Danton que revenait le soin de calculer ce qui leur restait.

En chute libre, avec tout mouvement apparent suspendu, l’appareil semblait être accroché dans l’espace. Le Soleil grossissait, mais lentement. Bien trop lentement.

Walker resta sur sa couchette, refusant toute autre conversation. Powell savait que l’homme se jugeait lui-même – et se condamnait. Il aurait voulu pouvoir tenter quelque chose, mais ne savait quoi faire. Il se rendit dans la cabine principale où l’attendait Danton.

— J’ai fait le point, dit-il, montrant un graphique à Powell. Voilà notre route et notre vitesse, et voici notre destination. Il désigna les lignes. Nous serons à court de nourriture ici… La ligne s’interrompait bien avant d’arriver à destination. Et nous n’aurons plus d’eau ici. Cette dernière ligne était encore plus courte.

— Et si nous accélérions ? demanda Powell.

— Le parcours est trop long. J’ai envisagé le problème sous tous ses angles, et rien n’est satisfaisant. Nous n’y arriverions pas même si nous nous dévorions les uns les autres et si nous buvions notre sang.

— C’est une pensée agréable, espèce de tueur sanguinaire, lui répondit Arriglio qui se trouvait à l’autre extrémité de la cabine.

— Tu n’aimes pas ma suggestion ? demanda Danton.

— Pas du tout.

Arriglio donna une poussée contre le mur et flotta en avant, se déplaçant aisément en apesanteur.

— Alors, trouve une solution, dit Danton, se poussant lui aussi pour aller à la rencontre d’Arriglio.

— Hé, arrêtez ! cria Powell. Arrêtez !

Les deux hommes se séparèrent brusquement.

— Celui que j’aimerais tenir c’est ce…

— Ça suffit, ordonna Powell sur un ton autoritaire.

Il entendit un bruit. Walker flottait vers eux, et le capitaine espéra qu’il n’avait pas entendu leur conversation.

— Entrez, dit Powell.

— Bien sûr, prenez une chaise, compléta Danton, faisant un effort pour se montrer amical.

Powell savait qu’ils auraient aimé pouvoir transformer Walker en chair à pâté, mais les exigences de la situation les obligeaient à se montrer aimables envers lui. C’était une tension supplémentaire que de devoir être aux petits soins pour l’homme qui les avait mis dans ce mauvais pas.

— Je voulais vous dire… commença Walker.

— Allez-y, l’encouragea Arriglio, décidé à ne pas se laisser supplanter par Danton. Allez-y, mon gars.

Son ton était amical mais ses yeux froids prouvaient qu’il le haïssait.

— Je voulais vous dire que je suis désolé. Je n’aurais jamais dû accepter de faire ce voyage, mais Mr. Waverley pensait que je devais le faire.

— Nous comprenons, dit Danton, serrant les poings.

— Bien sûr, vous avez bien fait, surenchérit Arriglio.

— Vous me haïssez tous, déclara Walker avant de flotter hors de la pièce.

— Vous n’arrivez donc pas à vous contrôler ? demanda Powell lorsque Walker fut parti. Vous ne vous souvenez pas de la règle numéro trois ? Toute personne travaillant avec un psi doit faire constamment preuve de compréhension et de sympathie.

— J’ai été compréhensif, répondit avec colère Arriglio.

Danton hocha la tête pour l’approuver.

— Compréhensif ! Ouais, surtout à la façon dont tu l’as regardé.

— Désolé, capitaine, mais je ne suis pas un acteur. Si je n’aime pas un type, je ne l’aime pas, un point c’est tout.

Il regarda méchamment Danton, qui lui retourna son regard.

— Je vous ai déjà dit de penser à lui comme à une machine. Arriglio, je t’ai vu dorloter tes moteurs.

— C’est vrai, mais je peux également les insulter, et leur donner des coups de pied si j’en ai envie.

C’était là que résidait le problème, pensa Powell. Lorsque l’on travaillait avec une machine humaine, on ne pouvait lui exprimer sa frustration.

— Bon, ne faites rien, vous deux.

Arriglio se poussa jusqu’à la paroi opposée de la cabine, trouva les cartes et commença à faire une partie de solitaire.

Powell se rendit dans la salle de contrôle pour faire le point.

*
*     *

À l’extérieur du hublot, les étoiles scintillaient. C’était l’espace mort, leur tombe de huit cent millions de kilomètres de long.

Il y avait une solution. Recommencer de zéro.

Leur dynamo psi avait fonctionné sur le chemin du départ, pensa Powell. Pourquoi ne marchait-elle plus à présent ?

Il prit les instructions que Waverley lui avait données et les étudia.

Ces règles empiriques sont données

Le mode d’emploi était loin d’être complet et Waverley avait encore beaucoup de choses à apprendre, estima Powell.

Certaines règles dentretien et demploi doivent être observées

Ils les avaient suivies scrupuleusement, de leur mieux. Théoriquement, ils n’auraient dû avoir aucun problème avec le psi. Mais, cependant, la dynamo délicate et compliquée que contenait l’esprit de Walker refusait de fonctionner. Powell frappa sa cuisse de son poing. Il se sentait tellement frustré de savoir qu’une telle puissance était emprisonnée dans l’esprit de Walker. Une puissance suffisante pour les ramener facilement sur Terre – suffisante, probablement, pour les propulser jusqu’à Alpha du Centaure ou au centre de la galaxie. Et ils ne pouvaient pas la libérer.

Parce qu’ils ignoraient comment mettre en route la machine.

Un mode d’emploi. Il n’était pas un psychiatre. Il ne pouvait espérer guérir Walker de ses névroses. Tout ce qu’il pouvait faire était de le soulager suffisamment pour lui permettre de travailler.

Qu’avait-il oublié ?

Il relut les instructions et une idée commença à naître dans son esprit. Il y avait autre chose… Oui, il y était presque…

— Capitaine !

— Que veux-tu ? demanda Powell, en colère pour la première fois durant ce voyage. Il avait été si près de la solution ! Il fixa Danton avec des yeux durs.

— C’est Walker, Sam. Il s’est enfermé dans une des cabines. Je crois qu’il veut se suicider !

Powell donna une poussée contre un mur et se propulsa dans la coursive, suivi par Danton. Arriglio se trouvait devant la porte, la frappant de ses poings et appelant Walker. Powell le poussa de côté et s’éleva en flottant.

— Walker. M’entendez-vous ?

Silence.

— Allez chercher quelque chose pour ouvrir cette porte, murmura Powell. Walker ! cria-t-il de nouveau. Ne faites rien que vous pourriez regretter.

— Trop tard, capitaine !

— En tant que capitaine de ce vaisseau, je vous ordonne de…

Le gargouillement de Walker le fit taire.

Arriglio revenait rapidement avec un chalumeau. Ils firent fondre la serrure, et Powell jura qu’il ne commanderait plus jamais un autre appareil ayant tant de portes intérieures. S’il devait jamais commander un autre vaisseau.

Ils ouvrirent la porte et flottèrent à l’intérieur de la cabine. Puis Arriglio éclata de rire.

Leur dynamo malheureuse et surchargée flottait au centre de la pièce, ses bras et ses jambes gigotant grotesquement. Une corde était passée autour de son cou, l’autre extrémité liée à une poutrelle du plafond. Cet imbécile avait essayé de se pendre en état d’apesanteur.

Mais, brusquement, la scène perdit son caractère comique. Walker s’étranglait, et ils ne parvenaient pas à desserrer le nœud coulant.

Ils s’affairèrent frénétiquement, essayant de trouver des points d’appui. Finalement, Danton eut l’idée de brûler le nœud avec le chalumeau.

Walker avait attaché la corde au plafond, nouant l’autre extrémité autour de son cou. Mais, pour ne pas se rater, il avait tout particulièrement soigné le nœud coulant, qui s’était facilement serré, et était resté tendu. Il ne pouvait être défait que d’une certaine façon. Mais Walker en avait lié les extrémités autour de sa nuque par un nœud plat, hors de son atteinte. Il s’était appuyé contre le plafond, avait donné un violent coup de pied. Le nœud s’était serré…

Son acte reflétait à quel point Walker était désespéré.

— Soulevez-le, dit Powell.

Il fixa, irrité, le visage rouge et haletant de Walker et essaya de réfléchir.

Il l’avait cajolé et lui avait raconté des histoires ; il avait suivi les instructions et ajouté sans compter l’onguent de la sympathie à l’encens des éloges. Et qu’avait-il obtenu ?

Sa précieuse machine avait pratiquement réussi à se détruire.

Agir selon ces règles équivalait à renoncer à toute autorité, pensa-t-il. Si l’on voulait mettre un appareil en marche, on le mettait en marche. Il ne pouvait plus supporter de le dorloter. Au diable les instructions !

— Nous avons perdu assez de temps comme ça ! déclara Powell s’adressant à tout son équipage. Chacun à son poste. Nous rentrons.

Il fit taire leurs questions d’un regard et se propulsa hors de la cabine.

*
*     *

Dans la salle de contrôle, il murmura une prière silencieuse. Puis il enclencha l’intercom.

— Danton ?

— Paré, capitaine.

— Arriglio ?

— Paré.

— Walker ?

— Prêt, capitaine.

— Dix secondes. Mise à feu du propulseur principal – Les moteurs s’éveillèrent. – Augmente la puissance. Au maximum.

— Bien, capitaine.

— Six secondes. Walker, préparez-vous.

— Oui, capitaine, répondit une voix terrorisée.

— Quatre secondes, dit Powell, espérant que Walker n’aurait pas le temps de se persuader qu’il échouerait.

— Deux secondes.

Allons-y, se dit-il. Il vaudrait mieux que je ne me sois pas trompé. Les dés sont jetés.

— Une seconde.

— Départ ! À vous, Walker !

Le vaisseau bondit en avant, mais il ne put sentir aucune réaction de la part de Walker. L’appareil était propulsé uniquement par ses moteurs.

— Bien, Walker, dit froidement Powell. Accélérez encore un peu.

La poussée de Walker ne se faisait toujours pas sentir.

— Du bon travail, Walker, ajouta Powell. Arriglio, coupe les moteurs. Prenez la relève, Walker.

Durant une seconde d’angoisse, rien ne se passa, puis le vaisseau fut propulsé en avant.

Il y eut une secousse moins forte que lors du décollage, et les étoiles commencèrent à s’estomper.

— Prenez votre cap auprès de Danton, dit-il à Walker. Vous avez fait du bon travail.

Il avait trouvé la solution, pensa-t-il. Ces règles que Waverley lui avait données étaient peut-être efficaces sur Terre. Mais dans une situation d’urgence… Eh bien, il aurait quelques renseignements intéressants à lui communiquer à son retour.

Le blocage mental de Walker avait disparu lorsqu’il avait reçu ses ordres, lorsqu’il avait cru à ce que Powell lui avait dit. Naturellement, le capitaine rédigea mentalement de nouvelles instructions : Un psi est un être humain, et doit être traité en tant que tel. Les pouvoirs des psi doivent être acceptés et utilisés comme des habiletés particulières et non comme des talents de phénomènes de foire.

— Capitaine ?

— Oui ? répondit Powell en reconnaissant la voix de Walker.

— Dois-je faire accélérer le vaisseau ?

— Faites. Mr. Walker, répondit avec sérieux Powell, sur un ton de commandement.

 

Traduit par Jean-Pierre Pugi.

Operating Instructions