LES SPÉCIALISÉS
(1953)

En relisant cette nouvelle, mest revenue la réflexion dun savant britannique à qui l’on posait, il y a quelque temps, la question à mille francs : Et pensez-vous que les soucoupes volantes, si elles existent, soient des vaisseaux extraterrestres ? Il répondit simplement : Extraterrestres, oui Mais vaisseaux, pourquoi ?

En 1953, l’idée du vaisseau vivant provoquait un certain vertige. Et Sheckley réussit à nous émouvoir sur ce thème, et ce, sans mysticisme, performance quil faut saluer.

Donc, nous savons maintenant ce quil va advenir des Terriens embarqués à l’issue de Rencontres du troisième type. Ils vont « pousser ».

 

 

 

 

 

Sans avertissement, l’ouragan de photons surgit de derrière un amas d’étoiles géantes rouges et fondit sur le Vaisseau. L’Œil eut à peine le temps de lancer à la Voix un signal d’alarme, à la dernière seconde, l’ouragan les enveloppait déjà.

C’était le troisième voyage de la Voix dans l’espace profond, mais sa première tornade de lumière à haute pression. Elle éprouva une soudaine angoisse lorsque le Vaisseau embarda violemment sous l’impact de la vague frontale et fit un tête-à-queue. Puis l’angoisse disparut, pour faire place à un puissant sentiment d’excitation.

Pourquoi s’effrayer ? se demanda-t-elle. Ne l’avait-on pas spécialement entraînée pour cette sorte de situation critique ?

Elle parlait à la Nourrice lorsque l’ouragan frappa, et elle interrompit brusquement la conversation. Elle espérait que la Nourrice supporterait bien l’épreuve. C’était le plus jeune membre de l’équipage, et son premier voyage dans l’espace profond.

Les filaments à l’aspect métallique qui constituaient la majeure partie du corps de la Voix s’étiraient d’un bout à l’autre du Vaisseau. Elle les rétracta rapidement, à l’exception de ceux qui la reliaient à l’Œil, à la Machine et aux Parois. Eux seuls avaient à travailler maintenant. Le reste de l’Équipage devrait se débrouiller par ses propres moyens jusqu’à la fin de la tempête.

L’Œil avait aplati son corps en forme de disque contre une Paroi et avait projeté un organe de vision à l’extérieur du Vaisseau. Pour mieux se concentrer, il avait ramené et plaqué contre son corps ses autres organes visuels.

À travers l’organe de vision de l’Œil, la Voix observait la tempête. Elle traduisit l’image purement visuelle de l’Œil et la transmit à la Machine, qui redressa le Vaisseau de manière qu’il fît face aux vagues. Sensiblement au même instant, la Voix traduisit l’image en termes de vélocité à l’intention des Parois, qui se renforcèrent afin de pouvoir résister aux chocs.

La coordination était rapide et sûre – l’Œil mesurant la force des vagues, la Voix relayant les messages visuels vers la Machine et les Parois, la Machine guidant le Vaisseau perpendiculairement aux vagues, et les Parois se tendant pour mieux supporter leurs assauts.

Au milieu de ce travail d’équipe rapide et efficace, la Voix avait oublié toute peur qu’elle pouvait avoir éprouvé. Elle n’avait pas le temps de penser. En tant que système de communication du Vaisseau, il lui fallait traduire et transmettre ses messages à grande vitesse, coordonner les informations et diriger l’action.

Au bout de quelques minutes, l’ouragan disparut, aussi soudainement qu’il avait surgi.

 

— Parfait, dit la Voix. Voyons s’il y a des dommages.

Ses filaments s’étaient emmêlés pendant la tempête, mais elle les désentortilla et les étendit à travers tout le Vaisseau, remettant tout le monde en circuit.

— La Machine ?

— Ça va, répondit la Machine. Cette vieille copine était sensationnelle. Elle avait incurvé ses plaques pendant l’assaut, se débarrassant des explosions atomiques en les digérant dans son estomac. Aucune tempête n’était capable de prendre en défaut un voyageur spatial aussi expérimenté que la Machine.

— Les Parois ?

Les Parois répondirent l’une après l’autre, et cela prit du temps. Elles étaient près d’un millier – êtres minces et rectangulaires qui constituaient tout l’assemblage épidermique du Vaisseau. Naturellement, elles avaient renforcé leurs bords durant la tempête, conférant ainsi une certaine élasticité à tout l’ensemble. Mais une ou deux d’entre elles avaient été durement entaillées.

Le Docteur fit savoir qu’il était très bien. Il débrancha de sa tête le filament qui l’unissait à la Voix, quittant ainsi le circuit, et partit se mettre au travail sur les Parois endommagées. Constitué principalement de mains, le Docteur s’était accroché à un Accumulateur pendant la tempête.

— Avançons un peu plus vite maintenant, dit la Voix, se rappelant que le problème demeurait de déterminer où ils se trouvaient. Elle ouvrit le circuit qui la reliait aux quatre Accumulateurs. – Comment allez-vous ? demanda-t-elle.

Il n’y eut pas de réponse. Les Accumulateurs étaient endormis. Leurs récepteurs étaient demeurés ouverts pendant l’ouragan et ils étaient gorgés d’énergie. La Voix agita ses filaments autour d’eux, mais ils n’eurent aucune réaction.

— Laissez-moi faire, dit la Nourrice. La Nourrice avait été durement secouée avant de pouvoir appliquer ses ventouses contre une Paroi, mais son effronterie demeurait intacte. Elle était le seul membre de l’Équipage à n’avoir jamais besoin des soins du Docteur ; son corps était parfaitement capable de s’autoréparer.

Elle se déplaça rapidement à travers la salle sur une douzaine de tentacules et donna un coup de pied à l’Accumulateur le plus proche. La grande unité cormique d’emmagasinage ouvrit un œil puis le referma. La Nourrice le frappa de nouveau, sans obtenir la moindre réponse. Elle tendit un tentacule vers la soupape de sûreté de l’Accumulateur et le vida d’une partie de son énergie.

— Arrêtez ! dit l’Accumulateur.

— Alors, réveillez-vous et faites votre rapport, dit la Voix.

Irrités, les Accumulateurs répondirent qu’ils allaient parfaitement bien, comme n’importe quelle imbécile pouvait le voir. Durant toute la durée de l’ouragan, ils étaient demeurés solidement ancrés au plancher.

 

Le reste de l’inspection s’acheva rapidement. Le Cerveau était en excellent état, et l’Œil s’extasiait encore sur la beauté de l’ouragan. Il n’y avait qu’une seule perte à déplorer. Le Poussoir était mort. Bipède, il ne possédait pas la stabilité des autres membres de l’Équipage. L’ouragan l’avait surpris alors qu’il se tenait au milieu de la salle, et l’avait projeté contre une Paroi raidie, brisant certains de ses os les plus importants. Le Docteur, malgré toute sa science, était incapable de le réparer.

Tous demeurèrent silencieux durant un moment. C’était toujours grave quand une partie du Vaisseau mourait. Le Vaisseau était une unité coopérative, constituée par l’ensemble des membres de l’Équipage. La perte de l’un ou l’autre d’entre eux était un coup dur pour tous les autres.

Et c’était particulièrement grave en l’occurrence. Ils venaient juste de décharger une partie de leur cargaison à plusieurs milliers d’années-lumière du Centre Galactique. Ils n’avaient aucune possibilité de déterminer l’endroit où ils se trouvaient.

L’Œil rampa jusqu’à une Paroi et développa un organe de vision jusqu’à l’extérieur du Vaisseau.

Les Parois le laissèrent passer puis se scellèrent hermétiquement autour de lui. L’organe de l’Œil s’étira suffisamment à l’extérieur du Vaisseau pour pouvoir observer la totalité de la sphère étoilée qui l’entourait. L’image voyagea jusqu’à la Voix, qui la retransmit au Cerveau.

Le Cerveau gisait dans un coin de la salle, grosse masse de protoplasme informe, vaguement sphérique. Il recélait en lui tous les souvenirs de ses ancêtres sillonneurs d’espace. Il étudia l’image transmise, la compara rapidement à d’autres stockées dans ses cellules, et dit :

— Il n’y a pas de planètes galactiques à proximité.

Automatiquement, la Voix retransmit le message à chacun. C’était bien ce qu’ils craignaient.

L’Œil, avec l’aide du Cerveau, procéda à certains calculs. Ils découvrirent qu’ils se trouvaient à des centaines d’années-lumière hors de leur trajectoire, à la périphérie de la Galaxie.

Chaque membre de l’Équipage savait ce que cela signifiait. Sans Poussoir pour propulser le Vaisseau à une vitesse qui soit un multiple de celle de la lumière, il leur serait impossible de rentrer chez eux. Sans Poussoir, la durée du voyage de retour serait supérieure au temps qu’il leur restait à vivre.

— Que suggérez-vous ? demanda la Voix, s’adressant au Cerveau.

C’était une question trop vague pour la pensée sans imagination du Cerveau. Il demanda que la question fût rephrasée.

— Quelle serait notre meilleure ligne d’action pour atteindre une planète galactique ? dit la Voix.

Il fallut au Cerveau plusieurs minutes pour explorer toutes les possibilités enregistrées dans ses cellules. Entre-temps, le Docteur avait raccommodé les Parois et réclamait quelque chose à manger.

— Dans un moment, nous mangerons tous, dit la Voix en tordant nerveusement ses filaments. Bien qu’elle fût l’un des deux plus jeunes membres de l’Équipage – seule la Nourrice était plus jeune qu’elle – la responsabilité reposait principalement sur elle. La situation était toujours critique : il lui fallait coordonner les informations et diriger l’action.

 

Une des Parois suggéra que l’on commence par manger et boire. Cette solution peu réaliste se vit opposer immédiatement un veto. Cependant, c’était une des attitudes typiques des Parois. Elles étaient de bons travailleurs et d’agréables compagnons de bord, mais en priorité intéressées par les côtés agréables de l’existence. Lorsqu’elles regagneraient leurs planètes d’origine, elles dépenseraient probablement tout leur prêt à faire une noce à tout casser.

— La perte de notre Poussoir empêche le Vaisseau de soutenir longtemps une vitesse supérieure à celle de la lumière, commença le Cerveau sans autre préambule. Or, La Voix transmit instantanément l’information tout au long des ondulations de ses filaments.

— Il existe deux possibilités d’action. Tout d’abord, le Vaisseau peut se rendre sur la planète galactique la plus proche en utilisant l’énergie atomique de la Machine. Ceci demanderait environ deux cents ans. La Machine vivrait sans doute encore en atteignant le but, mais il est certain que tous les autres seraient morts à ce moment-là. La seconde solution consiste à localiser dans la zone où nous nous trouvons une planète primitive peuplée de Poussoirs latents, à nous emparer de l’un d’entre eux et à le former. Il pourrait après cela Pousser le Vaisseau jusqu’au territoire galactique.

Le Cerveau se tut, ayant exposé toutes les possibilités qu’il avait pu découvrir dans les souvenirs de ses ancêtres.

Ils procédèrent rapidement à un vote et optèrent pour la seconde proposition du Cerveau. En fait, ils n’avaient pas le choix. C’était la seule qui leur offrait l’espoir de rentrer un jour chez eux.

— Parfait, dit la Voix. Maintenant, nous allons manger. Je pense que nous en avons tous besoin.

Le corps du défunt Poussoir fut jeté dans la gueule de la Machine, qui le consuma instantanément, en brisant ses atomes pour les transformer en énergie. La Machine était le seul membre de l’Équipage qui vécût d’énergie atomique.

Afin de pouvoir nourrir les autres, la Nourrice se précipita vers l’Accumulateur le plus proche et se remplit d’énergie, qu’elle transforma ensuite dans son corps en différentes substances. La chimie de son corps les modifia, les altéra et les adapta, de manière que chacun des membres de l’Équipage reçût la nourriture qui lui convenait.

L’Œil se nourrissait exclusivement d’un complexe dérivé de la chaîne chlorophyllienne. La Nourrice en fabriqua pour lui, puis alla administrer à la Voix ses hydrocarbones, et aux Parois leurs composés chlorés. À l’intention du Docteur, elle créa un succédané d’un fruit silicaté qui poussait sur sa planète natale.

Finalement, le repas s’acheva, et le Vaisseau se remit en ordre de marche. Les Accumulateurs, de nouveau plongés dans un sommeil plein de béatitude, furent empilés dans un coin. L’Œil étendit sa vision aussi loin qu’il le put, modifiant son organe visuel essentiel de manière à obtenir une image télescopique à l’agrandissement maximum. Même en cette période critique, l’Œil ne pouvait résister au besoin de faire des vers. Il annonça qu’il travaillait à un nouveau poème qu’il avait intitulé l’Embrasement périphérique. Nul ne manifestant l’intention de l’entendre, l’Œil le transmit au Cerveau qui emmagasinait tout, que ce fût bon ou mauvais, juste ou erroné.

La Machine ne dormait jamais. Remplie jusqu’à la gueule des restes du Poussoir, elle continuait à propulser le Vaisseau à une vitesse multiple de celle de la lumière.

Les Parois discutaient entre elles afin de savoir laquelle s’était le plus saoulée au cours de leur dernière permission.

La Voix décida de s’installer confortablement. Elle relâcha sa prise sur les Parois et se balança en l’air, son petit corps rond suspendu par le réseau entrecroisé de ses filaments.

Elle eut une brève pensée pour le Poussoir mort. C’était étrange. Le Poussoir avait été l’ami de chacun, et maintenant chacun l’avait oublié. Ce n’était pas par indifférence : c’était parce que le Vaisseau constituait une Unité. La perte d’un membre de l’Équipage était regrettée, mais l’important était que l’unité demeurât sans faille.

Le Vaisseau fonçait à travers les soleils de la périphérie.

Le Cerveau entreprit une recherche en spirale, évaluant à quatre contre une leurs chances de découvrir une planète à Poussoirs. Au bout d’une semaine, ils arrivèrent à proximité d’une planète de Parois primitives. Volant très bas, ils purent distinguer les êtres rectangulaires, paraissant faits de cuir, qui se chauffaient au soleil, rampaient sur les rochers ou s’étiraient afin d’obtenir une minceur extrême pour pouvoir flotter au gré de la brise.

Toutes les Parois du Vaisseau poussèrent un soupir de nostalgie. C’était exactement comme chez eux.

Ces Parois, sur la planète qu’ils survolaient, n’avaient encore jamais été contactées par une équipe galactique, et elles n’avaient aucune conscience de leur grande destinée – se joindre à la vaste Coopération de la Galaxie.

Leur quête en spirale leur fit découvrir nombre de mondes morts, et aussi beaucoup de mondes trop jeunes pour porter la vie. Ils trouvèrent une planète peuplée de Voix. Les Voix avaient étendu leur toile d’araignée de communications à travers la moitié d’un continent.

La Voix les contempla intensément, par le truchement de l’Œil. Une vague de nostalgie l’envahit alors qu’elle se représentait sa maison, sa famille, ses amis. Elle pensa à l’arbre qu’elle avait l’intention d’acheter lorsqu’elle serait de retour chez elle.

Pendant un instant, la Voix se demanda ce qu’elle faisait là, élément d’un Vaisseau dans un coin perdu de la Galaxie.

Elle chassa ces pensées moroses. Ils finiraient bien par trouver une planète à Poussoirs, s’ils la cherchaient suffisamment longtemps.

Du moins, elle l’espérait.

 

Une longue série de mondes arides se succédèrent tandis que le Vaisseau fonçait à travers la périphérie inexplorée. Puis apparut une planète surpeuplée de Machines primitives, nageant dans un océan radioactif.

— C’est un riche territoire, dit la Nourrice à la Voix. L’Union Galactique devrait dépêcher un Groupe de Contact jusqu’ici.

— Ils le feront probablement après notre retour, répondit la Voix.

Elles étaient de bonnes amies, d’une amitié supérieure à celle qui unissait les membres de l’Équipage. Ce n’était pas seulement dû au fait qu’elles étaient les deux membres les plus jeunes, bien que cela comptât aussi. Elles avaient des fonctions du même genre et cela y contribuait également. La Voix traduisait les langages ; la Nourrice transformait la nourriture. En outre, elles se ressemblaient quelque peu. La Voix était faite d’un noyau central d’où irradiaient des filaments ; la Nourrice, d’un noyau central d’où rayonnaient des tentacules.

La Voix estimait que la Nourrice était, en dehors d’elle, l’être le plus averti du Vaisseau. Elle n’avait jamais été vraiment capable de comprendre le processus de la pensée consciente de la plupart des autres.

D’autres soleils. D’autres planètes. La Machine se mit à surchauffer. Habituellement, on ne s’en servait qu’au décollage et à l’atterrissage, ou pour des manœuvres délicates à travers un groupe planétaire. Mais il y avait des semaines qu’elle fonctionnait sans interruption, tantôt en deçà, tantôt au-delà de la vitesse de la lumière. L’épuisement commençait à la gagner.

La Nourrice, avec l’aide du Docteur, lui bricola un système de refroidissement de fortune. Il était rudimentaire, mais devrait suffire. La Nourrice restructura des atomes d’azote, d’oxygène et d’hydrogène afin de créer un réfrigérant pour le système. Le Docteur recommanda d’autre part un long repos. Il affirma que cette vaillante camarade ne pourrait pas soutenir ce régime démentiel pendant plus d’une semaine encore.

La recherche continua, tandis que l’espoir baissait graduellement parmi l’Équipage. Tous réalisaient que les Poussoirs étaient plutôt rares dans la Galaxie, comparés aux prolifiques Parois et Machines.

La poussière interstellaire commençait à corroder les Parois. Elles affirmaient qu’un traitement de beauté complet leur serait nécessaire à leur retour sur leur planète. La Voix promit que la Compagnie se ferait un devoir de le leur payer.

L’Œil lui-même commençait à s’injecter de sang à force de scruter continuellement les profondeurs de l’espace.

Ils plongèrent vers une autre planète. Ses caractéristiques furent transmises au Cerveau, qui les étudia intensément.

De plus près, ils y distinguèrent des formes.

Des Poussoirs ! Des Poussoirs primitifs !

Virant sec, ils remontèrent comme une flèche à la verticale pour tirer des plans dans l’espace. La Nourrice créa vingt-trois sortes différentes d’alcools afin que chacun pût célébrer dignement l’événement.

Durant trois jours, toute fonction cessa à bord du Vaisseau.

— Tout le monde est prêt maintenant ? demanda la Voix, un tantinet empâtée. Elle avait une gueule de bois dont les effets se faisaient sentir jusqu’à l’extrémité de ses prolongements nerveux. Quelle cuite, Seigneur ! Elle se rappelait vaguement avoir étreint la Machine et l’avoir invitée à venir partager son arbre à leur retour.

Cette idée la faisait frissonner rétrospectivement.

Les autres membres de l’Équipage n’étaient pas non plus dans une forme bien brillante. Les Parois laissaient de l’air s’échapper dans le vide ; elles étaient trop titubantes pour que leurs bords s’ajustent correctement. Quant au Docteur, il était toujours ivre mort.

Mais celle qui était dans le plus piteux état, c’était la Nourrice. Comme son système était capable de s’adapter à n’importe quel type de carburant – à condition qu’il ne fût pas atomique – elle avait goûté à tout ce qu’elle avait créé, que ce fût de l’iode instable, de l’oxygène pur ou de l’éther à la concentration maximum. Elle était vraiment lamentable. Ses tentacules habituellement incolores étaient striés de traînées orange. Son système faisait des efforts furieux pour se purger de tous les poisons qu’il avait emmagasinés, et la Nourrice souffrait terriblement des effets de cette purge.

Les seuls qui fussent demeurés sobres étaient le Cerveau et la Machine. Le Cerveau ne buvait pas, ce qui était inhabituel chez un voyageur spatial mais une des caractéristiques des Cerveaux. La Machine, elle, ne le pouvait pas.

Ils écoutèrent le Cerveau tandis qu’il leur relatait quelques faits surprenants. D’après les images de la surface de la planète que l’Œil lui transmettait, le Cerveau avait détecté la présence de constructions métalliques. Il émit l’hypothèse alarmante que ces Poussoirs avaient atteint un stade de civilisation mécanique.

— C’est impossible, rétorquèrent nettement trois des Parois, et la plupart des membres de l’Équipage se rangèrent à cet avis. Tout le métal qu’ils eussent jamais vu était enfoui dans le sol, où gisait, inutilisable, en morceaux oxydés répandus un peu partout.

— Voulez-vous dire qu’ils fabriquent des objets en métal ? demanda la Voix. Avec du métal complètement mort ? Que pourraient-ils bien en faire ?

— Ils ne pourraient rien en faire du tout, déclara la Nourrice d’un ton catégorique. Il se romprait sans cesse. Je veux dire que le métal ne sait pas à quel moment il faiblit.

Cela semblait pourtant vrai. L’Œil agrandit les images, et chacun put constater que les Poussoirs avaient construit, à l’aide de matériaux inanimés, de vastes abris, des véhicules et des tas d’autres objets.

La raison n’en était pas évidente, mais ce n’était pas bon signe. Toutefois, le plus dur était fait. Une planète de Poussoirs avait été découverte. Il ne restait plus que la tâche relativement aisée de convaincre un des Poussoirs indigènes.

Ce serait facile car la Voix savait que la Coopération était la pierre angulaire de la Galaxie, même parmi les peuples les plus primitifs.

L’Équipage décida de ne pas se poser dans une région habitée. Bien entendu, il n’y avait pas de raison de s’attendre à autre chose qu’à un accueil amical, mais c’était le rôle d’un Groupe de Contact d’entrer en relation avec les Poussoirs sur le plan racial. Tout ce qu’eux-mêmes désiraient, c’était un unique individu.

En conséquence, ils choisirent une étendue de territoire peu peuplée et s’y posèrent alors que ce côté de la planète était encore dans l’ombre.

Ils eurent la chance de pouvoir localiser presque aussitôt un Poussoir solitaire.

 

L’Œil adapta sa vision de manière à pouvoir percer l’obscurité, et ils suivirent les mouvements du Poussoir. Après un moment, il s’allongea sur le sol auprès d’un petit feu. Le Cerveau leur expliqua que c’était une habitude bien connue chez les Poussoirs qui voulaient se reposer.

Juste avant l’aube, les Parois s’écartèrent afin de livrer passage à la Nourrice, à la Voix et au Docteur.

La Nourrice bondit en avant et frappa la créature sur l’épaule. La Voix fit de même avec un de ses filaments de communication.

Le Poussoir ouvrit ses organes de vision, les cligna et fit un mouvement avec son organe nourrisseur. Puis il sauta sur ses pieds et se mit à courir.

Les trois membres de l’Équipage en demeurèrent stupéfaits. Le Poussoir n’avait même pas attendu qu’ils lui expliquent ce qu’ils voulaient !

La Voix étendit vivement un filament et attrapa le Poussoir par un de ses membres, à quinze mètres de distance. Le Poussoir tomba.

— Traitez-le gentiment, dit la Nourrice. Il est possible que notre apparence l’ait surpris.

Elle agita ses tentacules à l’idée qu’un Poussoir – une des formes les plus étranges de la Galaxie, avec ses multiples organes – ait pu être étonné par l’aspect de quelqu’un d’autre.

La Nourrice et le Docteur coururent vers le Poussoir tombé, le relevèrent et l’emmenèrent jusqu’au Vaisseau.

Les Parois se refermèrent. Ils relâchèrent le Poussoir et se préparèrent à lui parler.

Dès qu’il se sentit libre, le Poussoir bondit vers l’endroit où les Parois s’étaient refermées. Il les frappa frénétiquement tandis que son organe nourrisseur s’ouvrait et se mettait à vibrer.

— Assez, dit la Paroi qui se bomba, faisant tomber le Poussoir sur le sol. Il se releva immédiatement et bondit de nouveau en avant.

— Arrêtez-le, dit la Voix. Il pourrait se blesser.

Un des Accumulateurs s’éveilla suffisamment pour rouler et se placer sur le chemin du Poussoir. Ce dernier tomba, se releva une nouvelle fois et se mit à courir.

La Voix avait également des filaments reliés à l’avant du Vaisseau, et elle captura le Poussoir à proximité de l’étrave. Le Poussoir s’efforça d’arracher ses filaments, et la Voix lâcha prise vivement.

— Branchez-le sur le réseau de communication ! cria la Nourrice. Peut-être pourrons-nous le raisonner ?

La Voix allongea un filament vers la tête du Poussoir, l’agitant selon le code universel de communication. Mais le Poussoir ne modifia pas son étrange comportement, et fit un brusque écart. Il tenait un morceau de métal à la main et l’agitait frénétiquement.

— Que croyez-vous qu’il veuille faire de ça ? demanda la Nourrice. Le Poussoir s’attaqua au flanc du Vaisseau, cognant sur une des Parois. La Paroi se raidit instinctivement et le morceau de métal se rompit avec un bruit sec.

— Laissons-le seul, dit la Voix. Il faut qu’il ait le temps de se calmer.

 

La Voix consulta le Cerveau, mais ils ne parvinrent pas à prendre une décision à l’égard du Poussoir. Celui-ci se refusait à toute communication. Chaque fois que la Voix étendait un filament, le Poussoir montrait tous les signes d’une violente panique. Pour l’instant, ils se trouvaient dans une impasse.

Le Cerveau s’opposa à l’idée de chercher un autre Poussoir sur la planète. Il jugeait le comportement de celui-ci parfaitement typique ; il n’y avait rien à gagner à essayer avec un autre. En outre, seul un Groupe de Contact était supposé établir des rapports avec une planète.

S’ils n’arrivaient pas à entrer en communication avec le Poussoir qu’ils avaient capturé, ils n’auraient pas plus de succès avec un autre.

— Je crois savoir d’où vient la difficulté, dit l’Œil, en se hissant sur un Accumulateur. Ces Poussoirs ont développé une civilisation mécanique. Réfléchissez un instant aux moyens qu’ils ont dû employer. Ils ont habitué leurs doigts, comme le Docteur dans un autre domaine, à façonner le métal. Ils ont utilisé, comme moi-même, leurs organes de vision. Et sans doute aussi une grande quantité d’autres organes. – Il marqua une pause, afin que ses paroles produisent l’effet maximum. – Ces Poussoirs sont devenus non spécialisés !

Ils discutèrent de cela durant des heures.

Les Parois soutenaient qu’aucune créature intelligente ne pouvait être non spécialisée. C’était inconnu dans la Galaxie. Pourtant, la preuve se trouvait là, devant eux – les villes des Poussoirs, leurs véhicules… Ce Poussoir, comme sans doute tous ses congénères, semblait capable de faire une multitude de choses.

Il était capable de faire n’importe quoi sauf Pousser !

Le Cerveau fournit une explication partielle.

— Ceci n’est pas une planète primitive. Elle est relativement vieille et aurait dû s’intégrer à la Coopération il y a des milliers d’années. Puisque ce n’est pas le cas, ces Poussoirs ont donc été dépouillés de leur héritage. Leur Spécialité, leur capacité, c’est de Pousser, mais il n’y a rien à Pousser. Et en conséquence, il en est résulté une déviation de la culture.

« Nous ne pouvons qu’imaginer ce que peut être cette culture. Mais si l’on se base sur l’évidence, il y a de bonnes raisons de penser que ces Poussoirs sont non-coopératifs.

Le Cerveau avait l’habitude de proférer sur le ton le plus calme les déclarations les plus démoralisantes.

— Il est tout à fait possible, poursuivit-il inexorablement, que nous ne puissions absolument rien tirer de ces Poussoirs. En ce cas, nos chances de découvrir une autre planète à Poussoirs seraient approximativement d’une sur 280.

— Nous ne pourrons vraiment nous assurer qu’ils refusent de coopérer que lorsque nous aurons pu entrer en communication, dit la Voix. Elle n’arrivait pas à admettre qu’une créature intelligente pût de son plein gré se refuser à coopérer.

— Mais comment faire ? demanda la Nourrice. Ils établirent un plan d’action. Le Docteur s’approcha lentement du Poussoir, qui se mit à reculer. En même temps, la Voix fit sortir un de ses filaments du Vaisseau et l’y fit rentrer à un autre endroit, derrière le Poussoir.

Le Poussoir s’adossa à une Paroi, et la Voix lui enfonça l’extrémité de son filament dans la tête, à l’intérieur de la prise de communication située au centre de son cerveau.

Le Poussoir s’évanouit.

 

Quand il revint à lui, la Nourrice et le Docteur durent lui maintenir les membres pour l’empêcher d’arracher la ligne de communication. La Voix mit en œuvre toute son habileté afin d’apprendre le langage du Poussoir.

Cela n’offrit pas de grandes difficultés. Tous les langages des Poussoirs appartenaient à la même famille, et celui-ci ne constituait pas une exception. La Voix saisit suffisamment de pensées superficielles pour pouvoir former une trame.

Elle essaya de communiquer avec le Poussoir.

Le Poussoir demeura silencieux.

— Je pense qu’il a besoin de nourriture, dit la Nourrice. Ils se rappelèrent qu’il y avait près de deux jours qu’ils retenaient le Poussoir à bord. La Nourrice créa un aliment standard de Poussoir et le lui offrit.

— Mon dieu ! Un steak ! dit le Poussoir.

L’Équipage applaudit par le truchement des circuits de communication de la Voix. Le Poussoir avait prononcé ses premières paroles !

La Voix étudia les mots et fouilla dans sa mémoire. Elle connaissait environ deux cents langues de Poussoirs et de nombreuses variations plus simples. Elle découvrit que ce Poussoir parlait un mélange de deux dialectes.

Quand le Poussoir eut mangé, il regarda autour de lui. La Voix saisit ses pensées et les retransmit à l’Équipage.

Le Poussoir étudiait l’intérieur du Vaisseau qui, à ses yeux, était quelque chose d’étrange. Il le voyait comme une débauche de couleurs. Les parois ondulaient. En face de lui, il y avait quelque chose qui ressemblait à une gigantesque araignée noire et verte, dont la toile se développait d’un bout à l’autre du Vaisseau et qui était reliée aux têtes de toutes les créatures : Il voyait l’Œil sous la forme d’un petit animal, étrange et nu, à mi-chemin entre un lapin écorché et un jaune d’œuf.

La Voix fut fascinée par cette nouvelle perspective que lui découvrait l’esprit du Poussoir. Jamais encore elle n’avait vu les choses sous cet angle. Mais maintenant que le Poussoir le remarquait ainsi, il lui fallait bien constater que l’Œil était une créature à l’aspect vraiment comique.

Ils se mirent en communication.

— Quelle sorte de choses pouvez-vous bien être ? demanda le Poussoir, beaucoup plus calme qu’au cours des deux journées écoulées. Pourquoi vous êtes-vous emparés de moi ? Est-ce que je suis devenu dingue ?

— Non, vous n’êtes pas fou, dit la Voix. Nous sommes un vaisseau commercial galactique. Nous avons été déroutés par une tempête et notre Poussoir a été tué.

— Et alors ? Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

— Nous aimerions que vous vous engagiez dans notre Équipage, dit la Voix. Vous seriez notre nouveau Poussoir.

Lorsqu’il fut au courant de la situation, le Poussoir se mit à réfléchir. La Voix avait conscience du conflit qui se livrait dans ses pensées. Le Poussoir n’avait pas encore décidé s’il acceptait cette situation comme réelle ou imaginaire. Finalement, il décida qu’il n’était pas fou.

— Écoutez, les gars, dit-il. Je ne sais pas ce que vous êtes ni ce que tout ceci signifie. Il faut que je sorte d’ici. Je suis en permission, et si je ne rentre pas en vitesse, l’Armée Américaine va drôlement s’intéresser à mon cas.

La Voix demanda au Poussoir quelques informations sur le mot « Armée » et les transmit au Cerveau.

— Ces Poussoirs s’engagent dans des combats personnels, fut la conclusion du Cerveau.

— Mais pourquoi ? demanda la Voix. Elle reconnut avec tristesse que le Cerveau pouvait avoir raison : le Poussoir ne manifestait aucun signe montrant son désir de coopérer.

— Je voudrais bien vous aider, les gars, dit le Poussoir, mais je fais la guerre. En outre, je ne sais pas où vous êtes allés chercher l’idée que je pourrais pousser un truc de cette taille. Il faudrait une division blindée rien que pour le faire bouger.

— Approuvez-vous la guerre que vous faites ? demanda la Voix sur la suggestion du Cerveau.

— Personne n’aime la guerre – en tout cas pas ceux qui sont appelés à y mourir.

— Alors, pourquoi la faites-vous ?

Le Poussoir fit un geste avec son organe nourrisseur, que l’Œil enregistra et transmit au Cerveau.

— Il s’agit de tuer ou de se faire tuer. Vous savez ce qu’est la guerre, non ?

— Nous n’avons jamais de guerres, dit la Voix.

— Vous avez de la chance, dit amèrement le Poussoir. Nous, nous en avons. Beaucoup.

— Naturellement, dit la Voix. Le Cerveau lui avait maintenant fourni une explication complète. – Aimeriez-vous y mettre fin ?

— Bien sûr.

— Alors, venez avec nous. Soyez notre Poussoir.

Le Poussoir se leva et marcha jusqu’à l’un des Accumulateurs, sur lequel il s’assit. Il croisa les extrémités de ses membres supérieurs.

— Comment diable pourrais-je arrêter toutes les guerres ? demanda-t-il. Je ne suis que le deuxième classe Dave Martinson. Même si j’allais voir les gros pontes pour leur dire…

— Vous n’auriez pas à le faire, dit la Voix. Tout ce que vous avez à faire, c’est venir avec nous, et nous Pousser jusqu’à notre base. La Coopération Galactique enverra un Groupe de Contact sur votre planète, et toutes vos guerres cesseront.

— Ah oui ? répliqua le Poussoir. Vous êtes coincés ici, pas vrai ? Au poil. Nous ne laisserons pas des monstres envahir la Terre.

 

Profondément étonnée, la Voix s’efforça de comprendre le raisonnement. S’était-elle mal exprimée ? Se pouvait-il que le Poussoir ne l’eût pas comprise ?

— Je pensais que vous désiriez en finir avec les guerres, dit la Voix.

— Naturellement, je le veux. Mais je ne veux pas que quelqu’un nous oblige à le faire. Je ne suis pas un traître. Je préfère me battre.

— Personne ne vous obligera à quoi que ce soit. Vous cesserez de vous combattre tout simplement parce que vous n’aurez plus besoin de le faire.

— Savez-vous pourquoi nous nous battons ?

— C’est évident.

— Ah oui ? Quelle est votre explication ?

— Vous, les Poussoirs, êtes demeurés séparés du courant principal de la Galaxie, expliqua la Voix. Vous avez une spécialité – Pousser – mais vous n’avez rien à Pousser. En conséquence, vous n’avez pas d’emploi réel. Vous vous amusez avec les choses – le métal, les objets inanimés – mais vous ne trouvez pas dans ces occupations de satisfaction réelle. Vous êtes frustrés de votre véritable vocation, et c’est ce sentiment de frustration qui vous pousse à vous battre.

« Lorsque vous aurez trouvé votre place dans la Coopération Galactique – et je vous assure que cette place est importante – vos combats cesseront. Pourquoi vous battriez-vous – ce qui est une occupation antinaturelle – alors que vous pouvez Pousser ? De plus, votre civilisation mécanique prendra fin, étant donné qu’elle sera devenue inutile.

Le Poussoir secoua la tête, et la Voix interpréta cette réaction comme la manifestation d’une certaine confusion.

— En quoi consiste cette poussée ?

La Voix le lui expliqua du mieux qu’elle put. Ce travail étant hors de son propre domaine de compétence, elle ne pouvait avoir qu’une idée générale du rôle d’un Poussoir.

— Vous voulez dire que c’est cela que chaque homme de la Terre devrait faire ?

— Naturellement, dit la Voix. C’est votre grande spécialité.

Le Poussoir réfléchit pendant plusieurs minutes.

— Je crois que ce que vous voulez, c’est un physicien, ou un psychologue, ou quelque chose de ce genre. Je ne serais jamais capable de faire ça. Je suis élève architecte. Et de plus… eh bien, c’est difficile à expliquer.

Mais la Voix avait déjà saisi l’objection du Poussoir. Elle avait vu dans ses pensées un Poussoir femelle. Non, pas un… deux, trois. Et elle saisit également un sentiment de solitude, d’étrangeté. Le Poussoir était rempli de doutes. Il avait peur.

— Quand nous atteindrons notre zone galactique, dit la Voix, en espérant qu’elle exprimait bien l’idée voulue, vous rencontrerez d’autres Poussoirs. Des mâles, et aussi des femelles. Vous autres Poussoirs, vous vous ressemblez tous, et vous deviendrez vite des amis. Quant à la solitude à bord du Vaisseau – elle n’existe pas. Vous ne pouvez pas encore comprendre la Coopération, mais je vous assure que personne ne se sent seul en son sein.

 

Le Poussoir continuait à réfléchir sur le fait qu’il existait d’autres Poussoirs. La Voix ne réussissait pas à comprendre pourquoi cela le surprenait à ce point. La Galaxie était remplie de Poussoirs, de Nourrices, de Voix et de nombreuses autres espèces, qui se multipliaient à l’infini.

— Je n’arrive pas à croire que quelqu’un puisse arriver à faire cesser toutes les guerres, dit le Poussoir. Qu’est-ce qui me prouve que vous ne mentez pas ? Je ne partirai pas.

Cela fit à la Voix la même impression qu’un coup en plein visage. Le Cerveau avait eu raison d’affirmer que ces Poussoirs refuseraient de coopérer. Était-ce la fin de sa carrière ? Elle et le reste de l’Équipage allaient-ils être condamnés à passer le reste de leur vie dans l’espace à cause de la stupidité d’un groupe de Poussoirs ?

Ces pensées n’empêchaient pas la Voix d’éprouver un sentiment de compassion à l’égard du Poussoir. Ce doit être atroce, pensa-t-elle. Le doute, l’incertitude, le manque de confiance à l’égard de tous. Si ces Poussoirs ne réussissaient pas à trouver leur place au sein de la Galaxie, ils s’extermineraient eux-mêmes. Il y avait trop longtemps que leur place dans la Coopération était vacante.

— Que pourrais-je faire pour vous convaincre ? demanda la Voix.

En désespoir de cause, elle ouvrit tous ses circuits à l’intention du Poussoir. Elle lui laissa voir la bonhomie bourrue de la Machine, l’humeur insouciante des Parois ; elle lui montra les essais poétiques de l’Œil et le bon naturel effronté de la Nourrice. Elle entrouvrit son propre esprit et montra au Poussoir l’image de sa planète natale, de sa famille, de l’arbre qu’elle avait l’intention d’acheter lorsqu’elle serait de retour chez elle.

D’autres images lui apprirent l’histoire de chacun des membres de l’Équipage, provenant de planètes différentes, représentants des éthiques différentes, mais unis par un lien commun – la Coopération Galactique.

Le Poussoir observa tout cela en silence.

Au bout d’un moment, il secoua la tête. La pensée qui accompagnait le geste était incertaine, floue – mais négative.

La Voix demanda aux Parois de s’ouvrir. Elles obéirent, et le Poussoir regarda sa propre planète avec stupéfaction.

— Vous pouvez vous en aller, dit la Voix. Laissez-moi débrancher la ligne de communication. Vous êtes libre.

— Que comptez-vous faire ?

— Nous allons nous mettre à la recherche d’une autre planète à Poussoirs.

— Laquelle ? Mars ? Vénus ?

— Nous ne savons pas. Tout ce que nous pouvons faire, c’est espérer qu’il y en ait une autre dans cette région.

Le Poussoir regarda l’ouverture créée par les Parois, puis ramena son regard sur l’Équipage. Il hésita et son visage eut une grimace d’indécision.

— Tout ce que vous m’avez montré est vrai ?

Il n’était pas nécessaire de lui répondre.

 

— D’accord, dit soudain le Poussoir. Je pars avec vous. Je sais que je suis un fichu imbécile, mais je pars. Si ce que vous m’avez dit est vrai… il faut que ça soit vrai !

La Voix comprit que le déchirement que lui avait causé sa décision avait fait perdre au Poussoir tout contact avec la réalité. Il croyait être de nouveau en train de rêver, et dans un rêve les décisions sont faciles à prendre et sans importance.

— Il y a quand même une petite difficulté, reprit le Poussoir avec de la nervosité dans la voix. Les gars, que je sois pendu si je sais comment Pousser ! Je crois que vous avez dit quelque chose sur les vitesses supérieures à celle de la lumière. Je ne suis même pas capable de couvrir un mille dans l’heure.

— Naturellement, vous pouvez Pousser ! affirma la Voix, en espérant que c’était vrai. Elle connaissait les capacités d’un Poussoir, mais celui-ci… – Essayez toujours.

— D’accord, dit le Poussoir. Je vais sortir bientôt de ce mauvais rêve, de toute façon.

Ils refermèrent hermétiquement le Vaisseau pour le décollage, tandis que le Poussoir se parlait à lui-même.

— C’est quand même marrant, dit-il. Je croyais que camper serait une excellente façon de passer ma permission, et tout ce que j’y ai gagné, ce sont des cauchemars.

La Machine propulsa le Vaisseau à la verticale. Les Parois s’adaptèrent et l’Œil guida l’ensemble vers les espaces interstellaires.

— Nous avons atteint le vide de l’espace, dit la Voix.

Elle sonda le cerveau du Poussoir avec l’espoir que son esprit n’avait pas craqué. – L’Œil et le Cerveau vont donner un cap. Je vous transmettrai tous les éléments et vous Pousserez dans cette direction.

— Vous êtes cinglés, murmura le Poussoir. Vous vous êtes trompés de planète en venant sur la Terre. Allez-vous-en, êtres de cauchemar !

— Vous appartenez maintenant à la Coopération, dit désespérément la Voix. Voici les coordonnées. Poussez !

Le Poussoir ne fit rien durant un moment. Il émergeait lentement de ses fantasmes, réalisant qu’après tout, il n’était pas plongé dans un rêve. Il éprouvait le sens de la Coopération. L’Œil au Cerveau, le Cerveau à la Voix, la Voix au Poussoir, tous intercoordonnés aux Parois et reliés entre eux.

— Qu’est-ce qui m’arrive ? demanda le Poussoir. Il ressentait l’unité du Vaisseau, la grande chaleur amicale, la plénitude qui n’existaient nulle part ailleurs que dans la Coopération.

Il Poussa.

Rien ne se passa.

— Essayez encore, supplia la Voix.

 

Le Poussoir fouilla dans son esprit. Il découvrit un puits profond de doute et de peur. En s’y penchant, il vit son propre visage torturé.

Le Cerveau traduisait l’image pour lui.

Pendant des siècles, les Poussoirs avaient vécu avec leurs doutes et leurs craintes. Ils s’étaient battus sous l’emprise de la peur, le doute les avait fait s’entretuer.

C’était là que se trouvait l’Organe Pousseur !

Martinson – un spécialiste, un Poussoir – s’intégra totalement à l’Équipage, se fondit en lui, jeta des bras mentaux autour des épaules du Cerveau et de la Voix.

Soudain, le Vaisseau bondit en avant à huit fois la vitesse de la lumière. Puis il continua d’accélérer.

 

Traduit par Marcel Battin.
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