UNE RACE DE GUERRIERS
(1952)
Troisième nouvelle publiée (dans Galaxy de novembre 1952), Une race de guerriers nous présente, sous leur proto-forme, ceux qui seront plus tard Arnold et Gregor :
Au reste, Une race de guerriers repose sur la première idée-gag typiquement sheckleyenne et son développement implacable suscite une joie trouble lorsque l’on songe que, trois années plus tard, les États-Unis allaient remplacer la France en Indochine. On notera à ce propos la réflexion d’un des Terriens, sublime dans sa désinvolture : « D’un autre côté, il hésitait à l’idée d’être responsable de la mort de trois milliards de personnes… »
Ils ne sauraient jamais qui avait commis l’erreur. Fannia fit remarquer que si Donnaught avait eu le cerveau d’un bœuf, en plus de sa corpulence, il aurait pensé à vérifier le niveau des réservoirs. Donnaught, bien que deux fois plus gros que lui, avait la répartie bien moins rapide. Il répondit, après un court instant de réflexion, que le nez de Fannia devait l’avoir empêché de lire correctement les indications de la jauge de carburant.
Cependant, ils se trouvaient à une vingtaine d’années-lumière de Thetis, avec l’équivalent d’une tasse de carburant dans les réservoirs de secours.
— D’accord, dit finalement Fannia. Ce qui est fait est fait. Avec le carburant qui nous reste nous pouvons encore parcourir trois années-lumière avant de devoir revenir en propulsion nucléaire. Passe-moi le Petit Guide du Pilote Galactique. À moins que tu ne l’aies également oublié.
Donnaught tira l’épais volume de microfilms hors de son caisson, et ils le feuilletèrent.
Le Petit Guide du Pilote Galactique leur apprit qu’ils se trouvaient dans une portion de l’espace peu dense, et rarement visitée, ce qu’ils savaient déjà. Le système planétaire le plus proche était celui d’Hatterfield, où n’existait aucune vie intelligente. Sersus avait une population autochtone, mais aucune réserve de carburant. Il en était de même pour Illed, Hung et Porderaï.
— Ah-ah ! dit Fannia. Lis-moi le reste, Donnaught. Si tu en es capable, bien sûr.
— Cascella, lut lentement Donnaught en articulant avec soin et en suivant la ligne de son index épais. Soleil de type M. Trois planètes ; vie de type humanoïde douée d’intelligence (AA3C) sur la seconde. Système respiratoire : oxygène. Civilisation non-mécanique. Religieuse. Amicale. Structure sociale unique, décrite dans le rapport 33877242 du Service de Surveillance Galactique. Population estimée à trois milliards d’individus. Vocabulaire de base de Cascella enregistré sous la référence Cas33b2. Nouvelle étude prévue pour 2375. Réserve de carburant laissée sur place, rayon de coord. 8741 kgl. Description du terrain : plat et désert.
— Du carburant, mon vieux ! s’exclama joyeusement Fannia. Je crois que nous allons pouvoir rejoindre Thetis, malgré tout.
Il programma la nouvelle destination de l’appareil.
— Si ce carburant se trouve toujours sur Cascella, bien sûr.
— Dois-je me renseigner sur cette structure sociale unique en son genre ? demanda Donnaught, toujours penché sur le Petit Guide du Pilote Galactique.
— Bien entendu. Fais un saut jusqu’à la principale base galactique de la Terre, et achète-moi un exemplaire de ce rapport.
— J’avais oublié, reconnut lentement Donnaught.
— Fais voir, dit Fannia, tirant la bibliothèque de langues du vaisseau. Cascella, Cascella… voilà. Reste tranquille pendant que j’apprends cette langue.
Il plaça la bande dans l’hypnophone et le mit en marche.
— Ça fera une langue inutile de plus dans mon crâne surchargé, murmura-t-il avant de passer sous hypnose.
*
* *
Ils coupèrent les moteurs à transmutation alors qu’il leur restait moins d’une goutte de carburant, et passèrent sur la propulsion nucléaire. Fannia dirigea le rayon chercheur vers la planète, localisant la fine spirale métallique désignant la réserve de carburant. Cependant, la plaine n’était plus désertique. Les Cascelliens avaient construit une cité autour de la spirale qui dominait de toute sa hauteur les grossiers bâtiments de bois et de pisé.
— Cramponne-toi, dit Fannia qui posa l’appareil dans les faubourgs de la ville, sur un champ de chaume.
« Maintenant, écoute, ajouta Fannia tout en décrochant sa ceinture de sécurité. Nous sommes venus ici uniquement pour faire le plein. Pas de souvenirs, pas d’excursions, pas de fraternisation avec les indigènes.
À travers le hublot ils purent voir un nuage de poussière venir de la ville. Comme il approchait, ils distinguèrent des silhouettes qui couraient en direction du vaisseau.
— D’après toi, quelle peut bien être cette structure sociale unique ? demanda Donnaught tout en vérifiant pensivement la charge d’un pistolet à aiguille.
— Je ne sais pas, et je m’en fiche, répondit Fannia en se glissant avec peine dans son armure spatiale. Habille-toi !
— L’air est respirable.
— Écoute, espèce de pachyderme, d’après ce que nous savons, les Cascelliens peuvent penser que la meilleure façon d’accueillir des visiteurs est de leur trancher la tête et de la farcir avec des pommes vertes. Si le Guide Galactique dit que leur civilisation est unique, c’est qu’elle l’est.
— Il est également indiqué qu’ils sont amicaux.
— Ce qui veut sans doute dire qu’ils ne disposent pas de la bombe atomique. Allez, habille-toi !
Donnaught posa son arme et s’efforça de pénétrer dans son armure spatiale démesurée. Les deux hommes se ceignirent de pistolets à aiguille, de paralyseurs et de quelques grenades.
— Je ne pense pas qu’il y ait des raisons de s’inquiéter, dit Fannia en fixant le dernier écrou à ailettes de son casque. Même s’ils deviennent agressifs, ils ne parviendront jamais à briser une armure spatiale. Et s’ils sont aimables nous n’aurons aucun problème. Peut-être que ces babioles pourront nous être utiles.
Il ramassa une boîte d’objets de troc – des miroirs, des jouets et autres articles semblables.
Revêtu de son casque et de son armure, Fannia se glissa à l’extérieur du sas et leva une main à l’attention des Cascelliens. Les mots cascelliens lui vinrent d’eux-mêmes aux lèvres.
— Nous sommes venus en amis et en frères. Conduisez-nous à votre chef.
Les autochtones se groupèrent autour d’eux, bouche bée devant leur vaisseau et leurs armures. Bien qu’ils eussent le même nombre d’yeux, d’oreilles et de membres que les humains, ils ne leur ressemblaient en aucune façon.
— S’ils sont amicaux, demanda Donnaught en s’extrayant du sas, pourquoi emporter toute cette quincaillerie ?
Les Cascelliens étaient principalement vêtus d’une collection de couteaux, d’épées et de dagues. Chaque homme en avait au moins cinq, et quelques-uns huit ou neuf.
— Le Guide galactique a peut-être confondu les signaux, répondit Fannia tandis que les indigènes formaient une escorte. À moins que le lancer de couteaux ne soit leur sport national.
*
* *
Cette ville était typique des cultures non-mécaniques. Des rues étroites et sales serpentaient entre les huttes délabrées. Quelques bâtiments de deux étages menaçaient de s’écrouler. L’air était empli d’une puanteur si forte que le filtre de Fannia ne pouvait la supprimer complètement. Les Cascelliens massés devant les Terriens lourdement chargés se bousculaient comme des chiots joueurs, tandis que leurs couteaux luisaient et s’entrechoquaient.
La maison du chef était l’unique construction de trois étages de la ville. La haute spire du dépôt de carburant se dressait juste derrière elle.
— Si vous êtes venus en paix, soyez les bienvenus, leur déclara le chef lorsqu’ils entrèrent.
C’était un Cascellien entre deux âges qui avait au moins quinze couteaux fixés à diverses parties de sa personne. Il était assis, jambes croisées, sous un dais élevé.
— Nous avons droit à un traitement de faveur, fit remarquer Fannia.
Il savait, grâce à l’assimilation de la langue, que le titre de chef, sur Cascella, avait une acception plus grande que sur Terre. Le chef était à la fois un roi, un grand prêtre, un Dieu, et le meilleur des guerriers.
— Nous vous avons apporté quelques présents, ajouta Fannia en déposant les colifichets aux pieds du roi. Votre majesté les accepte-t-elle ?
— Non. Nous n’acceptons pas de présents.
Fannia se demanda alors si ce n’était pas cela la structure sociale unique de Cascella. La réaction du chef n’était certainement pas humaine.
— Nous sommes une race de guerriers, ajouta le roi. Ce que nous voulons, nous le prenons.
Fannia s’assit sur le sol devant le dais et échangea quelques banalités avec le roi tandis que Donnaught s’amusait avec les colifichets que le roi avait refusés avec mépris. Essayant d’effacer la première impression défavorable, Fannia parla des étoiles et des autres mondes, sachant que les primitifs sont généralement friands de contes merveilleux. Il fit allusion au vaisseau, sans mentionner toutefois qu’il était à court de carburant. Il parla également de Cascella, et assura au chef que sa renommée était connue dans toute la galaxie.
— Il doit en être ainsi, répondit le chef avec fierté. Nous appartenons à la race des guerriers, les meilleurs qui aient jamais existé. Chacun d’entre nous meurt au combat.
— Vous avez souvent dû mener votre peuple à la victoire, répondit poliment Fannia qui se demandait quel pouvait bien être l’imbécile qui avait rédigé le rapport du Petit Guide du Pilote Galactique.
— Voici de nombreuses années que nous n’avons pas combattu. Nous formons à présent un peuple uni, et tous nos ennemis se sont joints à nous.
Petit à petit, Fannia amena la conversation sur le sujet du carburant.
— Qu’est-ce que du carburant ? demanda le chef en hésitant, ce terme n’ayant aucun équivalent dans la langue cascellienne.
— C’est ce qui fait mouvoir notre vaisseau.
— Et où se trouve-t-il ?
— Dans la spire de métal, dit Fannia. Si vous nous autorisez simplement à…
— Dans la chapelle sacrée ? s’exclama le chef, outré. Le grand temple de métal que les Dieux laissèrent sur notre monde il y a très longtemps ?
— Ouais, répondit tristement Fannia, sachant ce qui allait venir ensuite. Je suppose que oui.
— Il est sacrilège pour un étranger de s’en approcher. Je l’interdis !
— Nous avons besoin de ce carburant. Fannia était ankylosé de rester assis jambes croisées ; les armures spatiales n’étant pas conçues pour des positions compliquées. La spire a été laissée ici pour de tels cas d’urgence.
— Étrangers, sachez que je suis le Dieu de mon peuple, autant que son chef. Si vous osez approcher du temple sacré, ce sera la guerre.
— Je le craignais, répondit Fannia, en se levant.
— Et étant donné que nous sommes une race de guerriers, chaque homme en âge de combattre vous attaquera à mon commandement. Des multitudes descendront des collines et traverseront les rivières.
Brusquement, le chef tira un de ses couteaux. Ce devait être le signal, car tous les indigènes présents firent de même.
*
* *
Fannia éloigna Donnaught des présents qu’ils avaient apportés.
— Écoute, espèce de cornichon. Ces guerriers amicaux ne peuvent absolument rien contre nous. Leurs couteaux ne peuvent pas transpercer une armure spatiale, et je doute qu’ils disposent d’armes plus efficaces. Mais ce n’est pas une raison pour les laisser se jeter sur toi. Utilise d’abord le paralyseur, et s’ils sont trop nombreux, le pistolet à aiguille.
— D’accord.
Donnaught dégaina et arma son paralyseur d’un seul mouvement. Avec une arme, Donnaught était rapide et sûr, ce qui était une qualité suffisante pour que Fannia le gardât comme associé.
— Nous allons contourner ce bâtiment et prendre le carburant. Deux bidons devraient suffire. Puis nous filerons à toute vitesse.
Ils sortirent de la hutte royale, suivis par les Cascelliens. Quatre porteurs soulevèrent le chef, qui aboyait des ordres. La rue étroite fut soudainement emplie d’indigènes en armes. Et bien que personne n’essayât de les toucher, un millier de couteaux au moins brillaient au soleil.
Devant le dépôt se trouvait une solide phalange de Cascelliens. Ils s’étaient rangés derrière un réseau de cordes qui marquait probablement la limite entre le sol profane et le sol sacré.
— Tiens-toi prêt, dit Fannia qui sauta aussitôt par-dessus les cordes.
Immédiatement, le premier garde leva son couteau. Fannia dégaina son paralyseur, sans tirer, et avança.
L’indigène cria quelque chose et son couteau parcourut un arc de cercle. Le Cascellien gargouilla d’autres mots, vacilla, et tomba. Du sang s’écoulait de sa gorge.
— Je t’avais dit de n’utiliser le pistolet à aiguille qu’au dernier moment ! cria Fannia.
— Mais je n’ai rien fait ! protesta Donnaught.
Tournant la tête, Fannia vit que le pistolet à aiguille de Donnaught se trouvait toujours dans son étui.
— Alors, je n’y comprends plus rien, déclara Fannia, totalement déconcerté.
Trois autres indigènes bondirent en avant, brandissant leurs coutelas. Ils tombèrent à leur tour sur le sol. Fannia s’immobilisa et observa un groupe de Cascelliens qui venait vers eux.
Une fois qu’ils furent assez près des Terriens pour les atteindre, ils se tranchèrent la gorge à leur tour.
Fannia resta comme paralysé durant un bon moment, incapable d’en croire ses yeux. Donnaught s’immobilisa derrière lui.
À présent, les indigènes couraient vers eux par centaines, brandissant leurs coutelas, hurlant contre les Terriens, puis, lorsqu’ils arrivaient à portée, ils se tuaient, s’écroulant sur une pile de corps qui grandissait sans cesse. En quelques minutes, les Terriens furent entourés par des monceaux de cadavres ensanglantés.
— D’accord ! cria Fannia. Arrêtez !
Entraînant Donnaught, il retourna sur le sol profane.
— Trêve ! cria-t-il en cascellien.
La foule se sépara et le chef s’avança. Serrant un couteau dans chaque poing. Il haletait d’excitation.
— Nous avons gagné la première bataille ! dit-il avec fierté. La puissance de nos guerriers terrorise même des étrangers tels que vous. Vous ne profanerez pas notre temple tant qu’il restera un seul d’entre nous vivant sur Cascella !
Les indigènes hurlèrent leur approbation et leur triomphe.
Les deux Terriens hébétés retournèrent d’un pas mal assuré vers leur vaisseau.
*
* *
— Voilà donc ce que le Petit Guide Galactique veut dire par « structure sociale unique », dit Fannia avec morosité. Il ôta son armure et s’allongea sur sa couchette. Leur façon de faire la guerre est de se suicider pour obliger leurs ennemis à capituler.
— Ils doivent être dingues, marmonna Donnaught. Ce n’est pas une façon de se battre.
— Mais leur méthode est efficace, ne trouves-tu pas ?
Fannia se leva et observa l’extérieur à travers le hublot.
Le soleil se couchait, colorant la cité de son rougeoiement. Les rayons de lumière faisaient briller la spire du dépôt galactique. À travers la porte ouverte, ils purent entendre les grondements et les roulements des tambours.
— Un appel aux armes, commenta Fannia.
— Je continue à te dire que c’est une histoire de fous.
Donnaught, qui avait des idées bien précises sur ce que devait être un combat, ajouta pour conclure :
— C’est inhumain.
— Je suis d’accord. Ils doivent penser que si un assez grand nombre d’entre eux se suicide, leur ennemi abandonnera le combat, poussé par sa mauvaise conscience.
— Et si l’ennemi tient bon ?
— Avant que ces peuples s’unissent, ils ont dû se combattre tribu par tribu, se suicidant jusqu’à ce qu’un peuple se rende. Les perdants ont alors probablement rejoint les vainqueurs ; et ces derniers ont dû devenir de plus en plus nombreux jusqu’à pouvoir dominer toute la planète, simplement par le nombre. – Fannia observa attentivement Donnaught, essayant de voir s’il comprenait. – C’est une méthode anti-survie, naturellement. Si l’adversaire continue le combat, la peuplade la moins nombreuse doit s’éteindre. – Il secoua la tête. – Mais toutes les guerres sont suicidaires. Peut-être ont-ils des règles.
— Est-ce que nous ne pourrions pas débarquer, prendre rapidement le carburant, et filer loin d’ici avant qu’ils n’aient le temps de tous se trancher la gorge ? demanda Donnaught.
— Je ne pense pas. Ils peuvent continuer le massacre durant les dix années à venir, en s’imaginant qu’ils nous combattent toujours. – Il regarda pensivement la cité. – C’est à cause de leur chef. Il est leur Dieu, et il leur donnera l’ordre de se suicider jusqu’au dernier. Alors il dira : « Nous sommes de grands guerriers » et se tuera à son tour.
Donnaught haussa ses larges épaules de dégoût.
— Et pourquoi ne pas le liquider ?
— Ils éliraient un autre Dieu, répondit Fannia en constatant que le soleil était presque passé sous l’horizon. Mais j’ai une idée. – Il se gratta la tête. – Ça marchera peut-être. De toute façon, nous devons essayer.
*
* *
À minuit, les deux hommes se glissèrent furtivement hors du vaisseau, se dirigeant silencieusement vers la ville.
Ils étaient de nouveau revêtus de leurs armures spatiales. Donnaught portait deux jerrycans vides. Fannia avait dégainé son pistolet paralysant.
Les rues étaient sombres et silencieuses, et ils longeaient les murs et contournaient les postes de sentinelles, se tenant dans l’ombre. Un indigène surgit soudain à un coin de rue, mais Fannia le paralysa avant qu’il ait pu émettre le moindre son.
Ils s’accroupirent dans l’obscurité, à l’entrée d’une ruelle faisant face au dépôt.
— As-tu bien compris ? demanda Fannia. Je paralyse les gardes. Tu te précipites à l’intérieur et tu remplis ces jerrycans. Ensuite, nous filerons d’ici en vitesse. Lorsqu’ils vérifieront, ils verront que les bidons se trouvent toujours dans leur temple, et ils ne se suicideront peut-être pas.
Les deux hommes gravirent les marches plongées dans l’obscurité menant au dépôt. Trois Cascelliens montaient la garde devant l’entrée, leurs couteaux enfilés dans leurs pagnes. Fannia les mit hors de combat avec une décharge à mi-puissance, et Donnaught entra en courant à l’intérieur du sanctuaire.
Des torches s’allumèrent instantanément, et des indigènes surgirent de chaque ruelle en hurlant et en agitant leurs coutelas.
— Nous sommes tombés dans une embuscade ! cria Fannia. Donnaught, reviens !
Donnaught fit rapidement demi-tour. Les indigènes les avaient attendus. En hurlant, ils se précipitèrent vers les Terriens, se tranchant la gorge en arrivant à deux mètres d’eux. Des corps s’écroulaient devant Fannia, le faisant presque trébucher comme il fuyait. Donnaught le prit par le bras et le guida. Ils coururent hors de l’enceinte sacrée.
— Trêve, bordel ! cria Fannia. Laissez-moi parler à votre chef ! Arrêtez ! Je demande une trêve !
À contrecœur, les Cascelliens cessèrent de se massacrer.
— C’est la guerre, dit le chef en s’avançant. – Son visage presque humain était dur sous la lueur des torches. – Vous avez vu nos guerriers. Vous savez que vous ne pouvez rivaliser avec eux. Tout notre pays sait que nous sommes en guerre. Tout mon peuple est prêt à livrer bataille.
Il jeta un regard empli de fierté à ses sujets, avant de le reporter sur les Terriens.
— À présent, je vais moi-même guider mon peuple au combat. Nous ne nous arrêterons pas. Nous combattrons jusqu’à ce que vous vous rendiez et que vous nous remettiez vos armures.
— Attendez, chef, balbutia Fannia, rendu malade par la vue de tant de sang.
La place était une scène sortie tout droit de l’Enfer. Des centaines de cadavres étaient étalés autour d’eux. Les rues étaient poisseuses de sang.
— Laissez-moi m’entretenir avec mon associé, je vous donnerai notre réponse demain matin.
— Non, répondit le chef. C’est vous qui avez entamé les hostilités. Je dois aller jusqu’au bout. Des hommes braves veulent mourir au combat. Vous êtes les premiers ennemis que nous ayons depuis de nombreuses années, depuis que nous avons soumis les tribus des montagnes.
— D’accord, mais laissez-moi vous expliquer…
— Je vais vous combattre en personne, dit le chef, levant une dague. Je vais mourir pour mon peuple, comme doit le faire un guerrier !
— Attendez ! cria Fannia. Accordez nous une trêve. Il est interdit à notre peuple de combattre lorsque le soleil est couché.
Le chef réfléchit un long moment avant de répondre :
— Très bien. Nous attendrons jusqu’à l’aube.
Les Terriens vaincus revinrent lentement jusqu’à leur vaisseau sous les lazzis de la populace victorieuse.
*
* *
Le lendemain matin, Fannia n’avait toujours aucun plan. Il savait qu’ils devaient se réapprovisionner en carburant, car il ne comptait pas terminer ses jours sur Cascella, ou attendre que la Surveillance Galactique envoie un autre appareil, dans cinquante ans ou plus. D’un autre côté, il hésitait à l’idée d’être responsable de la mort de trois milliards de personnes. Cela pourrait lui être reproché, une fois sur Thetis, si la Surveillance Galactique devait découvrir ce qui s’était passé. De toute façon, il ne voulait pas prendre une telle responsabilité.
Il était dans une impasse.
Lentement, les deux hommes sortirent pour aller à la rencontre du chef. Fannia cherchait toujours désespérément une idée tout en écoutant le grondement des tambours.
— Si seulement nous avions quelqu’un à combattre, se plaignit Donnaught, regardant ses armes inutiles.
— Voilà le problème, dit Fannia. La mauvaise conscience nous transforme tous en pécheurs, ou quelque chose comme ça. Ils s’attendent à ce que nous nous rendions avant que le carnage prenne de trop grandes proportions. – Il réfléchit un instant. Ce n’est pas tellement insensé, tout compte fait. Sur Terre, les armées ne combattent pas jusqu’au dernier homme. Elles se rendent lorsqu’elles constatent que les choses tournent mal.
— Si seulement ils nous combattaient vraiment !
— Ouais, si seulement… Il s’interrompit. Nous allons combattre ! Si ces gens considèrent le suicide comme une guerre. Ne doivent-ils pas considérer la guerre – une véritable bataille – comme un suicide ?
— Et qu’est-ce que cela pourrait nous rapporter ?
Ils pénétraient à présent dans la ville, et les rues étaient bondées d’indigènes en armes. Un autre millier d’hommes encerclait la cité. Les autochtones emplissaient la plaine, aussi loin que pouvait porter le regard. De toute évidence, ils avaient répondu à l’appel des tambours et étaient venus pour combattre les étrangers d’un autre monde.
Ce qui annonçait, naturellement, un suicide en masse.
— Essaye de regarder les choses sous cet angle. Que faisons-nous sur Terre lorsqu’un type projette de se suicider ?
— Nous l’en empêchons ? demanda à son tour Donnaught.
— Pas immédiatement. Nous lui donnons d’abord ce qu’il désire, à condition qu’il renonce à son projet. Des gens offrent de l’argent, un travail, leur fille, n’importe quoi à condition que le candidat au suicide change d’avis. C’est une chose taboue, sur Terre.
— Et ?
— Peut-être que de combattre est tabou au même titre, sur ce monde, répondit Fannia. Peut-être nous offriront-ils du carburant, pour nous faire arrêter.
Donnaught semblait en douter, mais Fannia avait l’impression qu’il devait essayer.
*
* *
Ils se frayèrent un chemin, à travers la foule en direction de l’entrée du temple. Le chef les attendait, souriant à son peuple comme un Dieu de la guerre jovial.
— Êtes-vous prêts à livrer bataille, ou à vous rendre ? demanda-t-il.
— À nous battre, répondit Fannia. C’est le moment, Donnaught.
Il lança son poing et son gantelet de fer atteignit Donnaught dans les côtes. Ce dernier cilla des paupières.
— Vas-y, imbécile défends-toi.
Donnaught riposta et Fannia vacilla sous la puissance du coup. Une seconde plus tard, ils se battaient comme des chiffonniers. Leurs gantelets métalliques résonnaient en frappant les flancs de leurs armures.
— Un peu plus haut, haleta Fannia tout en se relevant. Tu es en train de me briser les côtes.
Il passa traîtreusement ses bras autour du casque de Donnaught.
— Arrêtez ! cria le chef. C’est répugnant !
— Ça marche, murmura Fannia. Maintenant, laisse-moi t’étrangler. Je crois que ça fera l’affaire.
Donnaught se laissa tomber sur le sol, et Fannia referma ses mains autour du col de l’armure de son associé.
— Fais semblant d’être à l’agonie, pauvre imbécile, dit-il.
Donnaught grogna et gémit de la façon la plus convaincante qu’il put.
— Arrêtez-vous ! cria le chef. Tuer son prochain est une chose horrible !
— Alors, donnez-moi un peu de carburant, dit Fannia, serrant encore sa prise sur la gorge de Donnaught.
Le chef réfléchit un court instant, puis hocha négativement la tête.
— Non.
— Quoi ?
— Vous n’appartenez pas à mon peuple, et si vous désirez commettre un acte aussi répugnant, cela ne me regarde pas. Mais vous ne profanerez pas notre sanctuaire sacré.
*
* *
Donnaught et Fannia se relevèrent avec peine. Fannia était épuisé par le combat en raison du poids de sa lourde armure spatiale, et il faillit ne pas y parvenir.
— À présent, dit le chef, rendez-vous. Ôtez vos armures ou combattez-nous.
Les milliers de guerriers – peut-être des millions, car la foule croissait à chaque instant – crièrent leur haine. Le cri fut repris dans les environs et se répercuta jusqu’aux collines, où d’autres combattants se déversaient dans la plaine déjà noire de monde.
Le visage de Fannia se tordit. Ils ne pouvaient se rendre aux Cascelliens. Ces derniers pourraient les dévorer lors d’un prochain banquet sacré. Durant un instant, il pensa à aller prendre le carburant et à laisser ces maudits débiles se suicider si tel était leur bon plaisir.
N’ayant plus aucune idée, plein de rage, Fannia s’avança et frappa le chef de son gantelet de fer.
Le chef recula, et les indigènes firent de même, horrifiés. Rapidement, le chef dégaina un couteau et le porta à sa gorge, mais les mains de Fannia se refermèrent sur ses poings.
— Écoutez-moi, grogna Fannia, s’adressant à la foule. Nous allons prendre notre carburant. Si l’un de vous fait le moindre geste, si quelqu’un se suicide, je tuerai votre chef.
Les indigènes s’agitèrent, indécis. Le chef se débattait désespérément, essayant de porter son couteau à sa gorge afin de pouvoir mourir avec honneur.
— Va chercher le carburant, cria Fannia à Donnaught, et grouille-toi !
Les autochtones ne savaient que faire. Ils tenaient leurs couteaux sur leurs cous, prêts à s’égorger s’ils avaient à se joindre à la bataille.
— Ne faites pas cela, les avertit Fannia. Je tuerai votre chef. Il ne mourra pas comme un guerrier.
Le chef essayait encore de se suicider, et Fannia maintenait désespérément sa prise, sachant que s’il parvenait à ses fins, rien ne pourrait empêcher son peuple de l’imiter.
— Écoutez, chef, dit Fannia, surveillant du coin de l’œil la foule hésitante. Je veux que vous me promettiez qu’il n’y aura plus de guerre entre nous. Ou vous acceptez, ou je vous tue !
— Guerriers, rugit leur captif. Choisissez-vous un nouveau chef. Ne pensez pas à moi et tuez-vous !
Les Cascelliens étaient encore rongés par l’incertitude, mais des couteaux commencèrent à se lever.
— Arrêtez ! cria Fannia avec désespoir. Si l’un de vous se tranche la gorge je tuerai votre chef, et ensuite j’en ferai autant pour chacun de vous !
Cela fut suffisant pour les arrêter.
— Je dispose dans mon vaisseau d’une immense puissance qui peut vous anéantir jusqu’au dernier, et alors vous ne connaîtrez pas la mort d’un guerrier.
Le chef essaya de se dégager d’un mouvement puissant, et faillit libérer son bras. Mais Fannia tint bon, bloquant ses deux bras derrière son dos.
— Très bien, reconnut le chef, avec des pleurs dans les yeux. Un guerrier doit mourir de sa propre main. Vous nous avez vaincus, étrangers.
La foule cria des malédictions comme les Terriens emmenaient le chef et les jerrycans jusqu’à leur vaisseau. Ils agitaient leurs couteaux et sautaient sur place dans un accès de haine frénétique.
— Décolle vite, dit Fannia après que Donnaught eut réapprovisionné l’appareil en carburant.
Il donna une poussée au chef et bondit à l’intérieur de l’appareil. Une seconde plus tard, ils se trouvaient dans les airs, se dirigeant vers Thetis et le bar le plus proche à la vitesse maximale.
Les indigènes voulaient du sang – le leur. Chaque homme désirait s’ôter la vie pour effacer l’insulte faite à son chef et Dieu, et au temple sacré.
Mais les étrangers étaient partis. Ils n’avaient plus personne à combattre.
Traduit par Jean-Pierre Pugi.
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