TELS QUE NOUS SOMMES
(1956)

Ingrate mission que celle du Contacteur. Sur Durell IV, par exemple, les indigènes sont amorphes, livides, idiots. Quelle somme de bonne volonté et de pacifisme ne faut-il pas pour délivrer le message dharmonie de la Terre. Oui, décidément, les envoyés de notre belle planète renvoient Savorgnan de Brazza au rang de barbare sanguinaire. En tout cas, les autochtones, eux, les considèrent plutôt comme autant de Béranger. Ces primitifs, vraiment, sont incapables de voir la beauté là où elle réside : au plus profond de l’homme

 

 

 

 

 

Il existe des règles que les missions spatiales chargées des « premiers contacts » doivent respecter. Des règles édictées en désespoir de cause et suivies faute de disposer d’autre chose, car il est impossible de prévoir quelle sera la réaction d’un peuple à la mentalité totalement étrangère face à telle ou telle action.

Jan Maarten réfléchissait sombrement à cela tandis que le vaisseau pénétrait dans l’atmosphère de Durell IV. C’était un homme corpulent, entre deux âges, aux cheveux blond cendré et au visage rond reflétant une perpétuelle inquiétude. Longtemps auparavant, il avait conclu que n’importe quelle règle, ou presque, était préférable à aucune. En conséquence, il les suivait méticuleusement, mais avec un sentiment constant d’incertitude et sans jamais oublier que les humains ne sont pas infaillibles.

C’étaient les qualités idéales pour effectuer le travail de « Premier Contacteur ».

Il fit faire au vaisseau le tour de la planète, assez bas pour pouvoir l’observer, mais en le maintenant cependant à une altitude suffisante pour ne pas effrayer les habitants. Il remarqua les traces d’une civilisation pastorale primitive, et essaya de se remémorer tout ce qu’il avait appris dans le quatrième volume des Différentes Techniques à utiliser pour un premier contact sur un monde de type pastoral-primitif publié par le Service de Psychologie Extraterrestre. Puis il fit descendre l’appareil vers une plaine rocailleuse et herbue, ni trop près ni trop loin d’un village typique, de taille moyenne, et le fit se poser silencieusement.

— Du beau travail, commenta Croswell, son assistant, qui était trop jeune pour être tourmenté par l’incertitude.

Chedka, le linguiste eborien, ne dit rien. Il dormait, comme à son habitude.

Maarten grommela quelque chose et se rendit à l’arrière du vaisseau pour effectuer des analyses tandis que Croswell prenait place à son poste derrière le hublot d’observation.

*
*     *

— Ça y est, ils arrivent, leur apprit Croswell, une demi-heure plus tard. Ils sont environ une douzaine, et de type humanoïde sans erreur possible.

Après un examen plus détaillé, Croswell vit que les indigènes de Durell étaient des êtres amorphes au teint livide et au visage inexpressif. Il hésita un instant avant d’ajouter :

— Ils ne sont pas tellement beaux.

— Que font-ils ? demanda Maarten.

— Ils se contentent de regarder dans notre direction.

Croswell était un jeune homme élancé dont la moustache, inhabituellement fournie et lustrée, avait poussé durant le long voyage qui les avait éloignés de la Terre. Il la tapotait avec la fierté que connaît tout homme qui a réussi à obtenir une moustache vraiment magnifique.

— Ils sont à présent à environ vingt mètres de l’appareil, commenta Croswell.

Il se pencha en avant, écrasant son nez contre le hublot qui était en verre à vision directionnelle.

Croswell pouvait voir l’extérieur, mais personne ne pouvait distinguer l’intérieur de l’appareil. Le Service de Psychologie Extraterrestre avait rendu ce type de hublot obligatoire l’année précédente, après qu’une équipe du Service eut raté un premier contact sur Carcella II. Les Carcelliens avaient regardé à l’intérieur de l’appareil, avaient été effrayés à la vue de quelque chose, et avaient fui. Le Service ignorait toujours ce qui les avait alarmés, car un second contact n’avait pu être établi avec succès.

Pareille erreur ne serait plus jamais commise.

— Et maintenant ? demanda Maarten.

— L’un d’eux vient vers nous. C’est peut-être leur chef, ou une victime offerte en sacrifice.

— Que porte-t-il ?

— Il a mis une… une sorte de… je préférerais que tu viennes voir par toi-même.

Maarten avait, grâce à ses appareils, obtenu un certain nombre de renseignements sur Durell. Cette planète possédait une atmosphère respirable, un climat agréable, et une gravité comparable à celle de la Terre. Ce monde renfermait des minerais radioactifs et des métaux rares. Et, chose importante, il était exempt des micro-organismes virulents et des vapeurs empoisonnées qui tendaient à rendre la vie d’un contacteur exagérément courte.

Durell allait être un voisin précieux pour la Terre, à condition que les natifs fussent amicaux – et les contacteurs habiles.

*
*     *

Maarten alla jusqu’au hublot et étudia les autochtones.

— Ils portent des vêtements pastel. Nous porterons des vêtements pastel.

— Noté, répondit Croswell.

— Ils sont désarmés. Nous serons donc désarmés.

— Compris.

— Ils ont des sandales. Nous mettrons des sandales nous aussi.

— Entendre, c’est obéir.

— Je note qu’ils sont tous imberbes, dit Maarten avec un sourire presque imperceptible. Désolé, Ed, mais cette moustache…

— Pas elle ! cria Corswell sur un ton aigu tout en protégeant de la main son attribut pileux.

— Je crains que ce ne soit indispensable.

— Mais, Jan, il m’a fallu six mois pour la faire pousser !

— Elle doit disparaître. Cela devrait te sembler évident.

— Je ne vois pas pourquoi, répondit Croswell, indigné.

— Parce que la première impression est la plus importante. Lorsqu’elle est défavorable, les contacts suivants deviennent difficiles, parfois impossibles. Étant donné que nous ne savons rien sur ces êtres, notre seule ligne de conduite doit être la conformité. Nous devons essayer de leur ressembler, nous vêtir de couleurs qui leur plaisent, ou du moins qu’ils puissent accepter ; copier leurs gestes et leurs actes ; faire tout notre possible en ce sens, dans le cadre de ce qu’ils acceptent.

— D’accord, d’accord. Je suppose que je pourrai m’en laisser pousser une autre sur le chemin du retour.

Ils se regardèrent, puis se mirent à rire. C’était la troisième moustache que Croswell faisait disparaître pour la même raison.

Tandis qu’il se rasait, Maarten alla éveiller le linguiste. Chedka était un humanoïde lémurien d’Eboria IV, une des rares planètes entretenant des relations fructueuses avec la Terre. Les Eboriens étaient des linguistes nés, aidés par une sorte d’habileté associative au niveau des intonations qui remplacent certains mots dans une conversation ; seuls les Eboriens ne se trompaient jamais. Ils avaient visité une partie considérable de la Galaxie et auraient pu s’y tailler la part du lion s’ils n’avaient pas éprouvé un besoin irrésistible de dormir vingt heures sur vingt-quatre.

Croswell acheva de se raser, enfila un survêtement vert pâle et chaussa des sandales. Tous trois passèrent par le stérilisateur. Maarten respira profondément, récita une prière silencieuse et ouvrit le sas.

Un léger soupir s’éleva de la foule des Durelliens, mais leur chef – ou victime – resta silencieux. Ils étaient vraiment semblables aux humains, si l’on faisait abstraction de leur pâleur et du manque d’expression de leurs visages, sur lesquels Maarten ne put lire la moindre émotion.

— Surtout, ne fais aucune grimace, conseilla Maarten à Croswell.

Ils s’avancèrent lentement. À dix mètres du Durellien, Maarten déclara d’une voix basse :

— Nous venons en paix.

Chedka traduisit sa phrase, puis écouta la réponse, qui fut prononcée d’une voix si douce qu’elle en était presque inaudible.

— Le chef nous souhaite la bienvenue, expliqua Chedka.

— Bien, dit Maarten.

Il s’avança encore de quelques pas et commença à parler, s’interrompant par instants pour permettre à Chedka de traduire ses paroles. Avec zèle et conviction, il récita le Discours Primaire BB-32 (destiné aux humanoïdes primitifs, et pastoraux, classés à première vue parmi les extraterrestres non-agressifs).

Même Croswell, qui ne se laissait impressionner que par très peu de choses, dût admettre que c’était un beau discours. Maarten déclara qu’ils étaient des voyageurs venant de loin, du Grand Néant, afin d’ouvrir un dialogue amical avec le doux peuple de Durell. Il parla de la Terre verte et lointaine, si semblable à cette planète, et de son peuple noble et humble qui tendait les mains vers les Durelliens. Il parla du grand esprit de paix et de coopération qui émanait de la Terre, et de l’amitié universelle, ainsi que d’un tas d’autres belles choses.

Il termina finalement son discours, et il y eut un long silence.

— A-t-il tout compris ? murmura Maarten à Chedka.

L’Eborien hocha affirmativement la tête, attendant toujours la réponse du chef. Maarten transpirait et Croswell ne pouvait s’empêcher de passer nerveusement ses doigts au-dessus de sa lèvre supérieure, à l’emplacement de sa moustache sacrifiée.

Le chef ouvrit la bouche, hoqueta, fit un petit demi-tour sur lui-même et s’effondra sur le sol.

Ce fut un moment embarrassant, les manuels ne prévoyant rien pour une situation semblable.

Le chef ne se relevait pas. Apparemment, il ne s’agissait pas d’une chute rituelle. Il respirait avec difficulté, comme un homme plongé dans le coma.

Étant donné les circonstances, l’équipe de contact n’eut d’autre choix que de se retirer dans le vaisseau pour attendre la suite des événements.

Une demi-heure plus tard, un indigène s’approcha de l’appareil et dit quelques mots à Chedka tout en regardant avec crainte en direction des Terriens. Il repartit aussitôt.

— Qu’a-t-il raconté ? demanda Croswell.

— Le chef Moréri vous prie de l’excuser pour son évanouissement, expliqua Chedka. Il a dit qu’il avait fait preuve d’un manque de savoir-vivre inexcusable.

— Ah ! s’exclama Maarten. Cet incident nous sera peut-être utile, après tout. Il va être désireux de réparer son impolitesse. Étant donné que c’était fortuit et sans le moindre rapport avec nous…

— Non, l’interrompit Chedka.

— Quoi, non ?

— Pas sans rapport, dit l’Eborien, qui se roula en boule et s’endormit.

*
*     *

Maarten secoua le linguiste pour le réveiller.

— Qu’a-t-il dit d’autre ? Comment son évanouissement peut-il avoir un rapport avec nous ?

Chedka bâilla.

— Le chef était très embarrassé. Il a supporté les émanations provenant de votre bouche le plus longtemps possible, mais l’odeur fétide…

— Ma respiration ? demanda Maarten. Ce serait ma respiration qui lui aurait fait perdre connaissance ?

Chedka hocha la tête, gloussa de façon inattendue, et s’endormit.

Le soir vint et le long crépuscule de Durell devint imperceptiblement la nuit. À travers la forêt qui entourait le village, les Terriens virent étinceler des feux, qui s’éteignirent bientôt un à un. Mais le vaisseau spatial resta illuminé jusqu’à l’aube. Lorsque le soleil se leva, Chedka se glissa hors de l’appareil pour se rendre au village. Croswell réfléchissait sombrement à la situation, tout en prenant son café matinal, tandis que Maarten fouillait dans l’armoire à pharmacie.

— Ce n’est qu’un contretemps, disait Croswell avec espoir, des petits accrocs sont inévitables. Rappelle-toi ce qui s’est passé sur Dingoforeaba VI…

— C’est ce genre de petites choses qui nous interdisent à tout jamais l’accès d’une planète, lui répondit Maarten.

— Mais comment aurait-on pu prévoir…

— J’aurais dû envisager cette possibilité, grommela Maarten avec colère. Simplement parce que cela ne s’était encore jamais produit.

Il montra triomphalement un flacon contenant des cachets roses.

— Ce produit est absolument garanti pour neutraliser n’importe quelle haleine, même celle d’une hyène. Prends-en deux pilules.

Croswell les accepta.

— Et maintenant ? demanda-t-il.

— Nous allons attendre que… Ah ! qu’a-t-il dit ?

Chedka se glissa dans le sas d’entrée, se frottant les yeux.

— Le chef vous prie d’accepter ses excuses pour son évanouissement.

— Nous le savions déjà. Quoi d’autre ?

— Il vous accueillera au village de Lannit lorsque cela vous conviendra. Il comprend que cet incident ne doit pas altérer l’amitié entre deux peuples pacifiques et courtois.

Maarten soupira de soulagement. Il se racla la gorge et demanda en hésitant :

— Lui avez-vous parlé de l’amélioration de notre haleine ?

— Je lui ai affirmé que vous alliez y remédier, bien qu’elle ne m’ait personnellement jamais incommodé.

— Très bien. Nous allons immédiatement nous rendre au village. Vous pourriez peut-être prendre une de ces pilules ?

— Ils n’ont rien à reprocher à « mon » haleine, répondit l’Eborien avec suffisance.

Ils partirent sur-le-champ en direction du village de Lannit.

*
*     *

Lorsque l’on aborde des êtres de type « primitif-pastoral », on doit rechercher des paroles simples mais symboliques, étant donné que c’est ce qu’ils comprennent le mieux. Des figures de rhétorique ! Des comparaisons très nettes et décisives ! Peu de mots mais de nombreux symboles ! Telles sont les règles, lorsque l’on a affaire à des primitifs pastoraux.

Comme Maarten approchait des habitations, il trouva l’occasion rêvée de mettre ces règles en pratique. Les autochtones l’attendaient dans leur village, qui avait été érigé dans une clairière. Séparant la forêt du village, il y avait le lit asséché d’une rivière qu’enjambait un petit pont de pierre.

Maarten s’avança jusqu’au centre du pont et s’immobilisa, souriant avec bienveillance aux Durelliens. Lorsqu’il en vit plusieurs hausser les épaules et s’éloigner, il fit disparaître toute expression de son visage, se souvenant de ses propres ordres à ce sujet. Il resta immobile un long moment.

— Que se passe-t-il ? demanda Croswell, s’arrêtant devant le pont.

D’une voix forte, Maarten cria :

— Que ce pont symbolise le lien, à présent éternel, qui unit cette planète magnifique à la…

Croswell lui cria un avertissement, mais Maarten ignorait ce qui n’allait pas. Il regarda les villageois, constatant qu’ils n’avaient effectué aucun mouvement.

— Tire-toi du pont ! hurla Croswell. Mais avant que Maarten pût agir, la construction s’écroula, et il tomba avec elle dans le lit asséché de la rivière.

— C’est absolument incroyable, lui dit Croswell, en l’aidant à se relever. Dès que tu as élevé la voix, les pierres ont commencé à se désagréger. Sans doute une question de résonance.

À présent, Maarten comprenait pourquoi les Durelliens parlaient à voix basse. Il parvint à se relever, puis gémit et se rassit de nouveau.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Croswell.

— On dirait que je me suis foulé la cheville.

Le chef Moréri arriva, suivi par une vingtaine de villageois. Il fit un court discours et tendit à Maarten une canne de bois noir, polie et sculptée.

— Merci, murmura Maarten, tout en se relevant et en s’appuyant avec précaution sur la canne.

— Que dit-il ? demanda-t-il ensuite à Chedka.

— Le chef a déclaré que le pont n’avait que cent ans et qu’il était en bon état, traduisait Chedka. Il vous prie de bien vouloir pardonner à ses ancêtres de ne pas avoir construit un ouvrage plus solide.

— Mmmm, répondit Maarten.

— Le chef a ajouté que vous semblez être quelqu’un de malchanceux.

Maarten pensa qu’il avait peut-être raison. Ou encore que les Terriens étaient simplement des maladroits. Malgré leurs bonnes intentions, une race après l’autre les craignait, les haïssait, les enviait, principalement sur la base d’une première impression défavorable.

Cependant, ils semblaient avoir une chance en ce lieu. Après tout ce qui s’était passé, comment les choses auraient-elles pu empirer ?

S’obligeant à sourire, puis reprenant rapidement une expression neutre, Maarten pénétra en boitant dans le village, aux côtés de Moréri.

*
*     *

Sur le plan technologique, le niveau de la civilisation durellienne était fort bas. Une application limitée avait été faite de la roue et du levier, mais la mécanique en était restée à ce stade. Certaines choses prouvaient qu’ils connaissaient des rudiments de géométrie plane et avaient une vague notion d’astronomie.

Cependant, les Durelliens étaient experts et raffinés de façon surprenante sur le plan artistique, spécialement dans le domaine de la sculpture sur bois. Même les huttes les plus simples étaient ornées de bas-reliefs d’une conception et d’une exécution exceptionnelles.

— Crois-tu que je puisse prendre quelques photos ? demanda Croswell.

— Je ne vois aucune raison de ne pas le faire, répondit Maarten.

Il fit courir amoureusement ses doigts sur un grand panneau fait du même bois noir aux fibres droites que la canne. Au toucher, il put se rendre compte que le polissage final l’avait rendu presque aussi lisse que de la peau.

Le chef donna son approbation et Croswell prit des photographies et fit des plans de maisons durelliennes, du marché, et des décorations du temple.

Maarten se promena, caressant doucement les bas-reliefs, parlant avec quelques indigènes par l’entremise de Chedka, ce qui renforçait généralement son impression sur les Durelliens.

Pour Maarten, les Durelliens étaient des êtres très intelligents, ayant un potentiel comparable à celui de l’homo sapiens. Leur manque de technologie était plus l’expression d’une coopération avec la nature que d’une lacune dans leur culture. Ils semblaient fondamentalement pacifiques et non-agressifs : ils seraient des voisins appréciables pour une Terre qui, après des siècles de désordre, luttait pour atteindre un but similaire.

Cela allait être la base de son rapport destiné à la seconde équipe de Contact, auquel il espérait pouvoir ajouter : Il semble que nous ayons laissé une impression favorable de la Terre. Aucune difficulté particulière nest à attendre.

Chedka discuta longuement avec le chef, Moréri. Il semblait plus éveillé qu’à l’accoutumée lorsqu’il vint vers Maarten et lui parla en chuchotant. Maarten hocha la tête, gardant un visage inexpressif, puis alla vers Croswell qui prenait ses dernières photographies.

— Es-tu prêt pour le grand spectacle ? demanda-t-il.

— Quel spectacle ?

— Moréri a organisé une fête à notre intention. Elle est prévue pour ce soir. Une fête très, très importante. Une démonstration finale de bonne volonté et tout et tout…

Bien que son ton fût détaché, ses yeux brillaient de satisfaction.

La réaction de Croswell fut plus spontanée.

— Alors, nous avons réussi ! Le contact a été établi avec succès !

Derrière lui, deux Durelliens furent ébranlés par la puissance de sa voix, et s’éloignèrent d’un pas chancelant.

— Nous ne réussirons que si nous sommes prudents, murmura Maarten. Ces êtres sont intelligents et compréhensifs… Mais nous semblons les agacer un peu.

*
*     *

Lorsque vint le soir, Maarten et Croswell terminèrent une analyse chimique de la nourriture durellienne. N’ayant rien découvert de nocif pour les humains, ils absorbèrent plusieurs pilules roses, changèrent de survêtements et de sandales, prirent un bain dans le stérilisateur, puis partirent pour assister à la fête.

Le premier plat était un légume orange et vert à la saveur de courge. Puis le chef Moréri fit un court discours traitant de l’importance des relations interculturelles. Une viande qui rappelait le lapin fut servie ensuite et l’on demanda à Croswell de prendre la parole.

— N’oubliez pas de murmurer ! chuchota Maarten.

Croswell se leva et commença à parler. Sans élever la voix, gardant un visage impassible, il énuméra les nombreux points communs existant entre la Terre et Durell, comptant principalement sur des symboles pour transmettre son message.

Chedka le traduisit et Maarten hocha la tête en signe d’approbation. Le chef l’imita, ainsi que le reste de l’assistance.

Croswell apporta encore quelques précisions et s’assit. Maarten lui tapa sur l’épaule.

— Du beau travail, Ed. Tu as un don inné pour… qu’est-ce qui se passe ?

Croswell fixait l’assistance d’un regard stupéfait et incrédule.

— Regarde !

Maarten se tourna. Le chef et les convives, les yeux grands ouverts, fixant les Terriens, hochaient toujours la tête.

— Chedka ! murmura Maarten. Dis-leur quelque chose !

L’Eborien posa une question au chef. Il ne reçut aucune réponse. Moréri continuait de hocher la tête, rythmiquement.

— Tes gestes ! dit Maarten. Tu les as sûrement hypnotisés !

Il se gratta la tête, puis toussa, bruyamment. Les Durelliens cessèrent de hocher la tête, clignèrent des paupières, puis commencèrent à parler entre eux rapidement, nerveusement.

— Ils disent que vous êtes très puissants, traduisit Chedka, choisissant des bribes de phrases au hasard. Ils ajoutent que vous êtes des êtres étranges et se demandent s’ils doivent vous faire confiance.

— Et que dit le chef ? demanda Maarten.

— Il pense que vous ne leur voulez aucun mal.

— Je préfère ça. Mais mieux vaut les quitter avant qu’un autre incident ne se produise.

Il se leva, imité par Croswell et Chedka.

— Nous allons partir, dit-il au chef à voix basse, mais nous vous prions de bien vouloir autoriser d’autres personnes de notre peuple à vous rendre visite, et de nous pardonner nos erreurs qui étaient dues à notre ignorance de vos coutumes.

*
*     *

Chedka traduisit, et Maarten continua de murmurer, le visage inexpressif, les mains sur les flancs. Il parla de l’unité galactique, des joies de la coopération, de la paix, du commerce, des arts et de la solidarité devant exister entre tous les humains.

Moréri, bien qu’encore un peu hébété à la suite de son hypnose, répondit que les Terriens seraient toujours les bienvenus.

Impulsivement, Croswell lui tendit sa main. Le chef la regarda un moment, troublé, puis la prit, se demandant visiblement ce qu’il devait en faire.

Moréri émit un hoquet. Il semblait soudain à l’agonie. Il retira vivement sa main. Ils purent voir sa peau se couvrir de brûlures profondes et rougeâtres.

— Qu’est-ce qui…

— La transpiration ! répondit Maarten. C’est un acide, et il doit attaquer immédiatement leur épiderme. Mieux vaut partir tout de suite.

Les autochtones se regroupaient autour d’eux ; ils avaient ramassé des pierres et des bâtons. Leur chef, bien que souffrant toujours, s’adressait à eux. Mais les Terriens n’attendirent pas la fin de leurs palabres et s’éloignèrent en direction de leur vaisseau aussi rapidement que la jambe blessée de Maarten le leur permettait.

Derrière eux, la forêt était noire et emplie de mouvements suspects. À bout de souffle, ils atteignirent le vaisseau spatial. Croswell, qui se trouvait en tête, se prit les pieds dans un enchevêtrement d’herbes et tomba tête la première contre la porte du sas qui résonna avec bruit.

— Aïe ! hurla-t-il.

Le sol gronda sous leurs pieds, puis commença à trembler et à s’affaisser.

— À l’intérieur ! ordonna Maarten.

Ils parvinrent à décoller avant que le sol ne s’effondrât complètement.

*
*     *

— Il s’agit sans doute d’un autre phénomène de résonance, expliqua Croswell, plusieurs heures plus tard, alors que l’appareil se trouvait dans l’espace. Mais nous avons vraiment joué de malchance. Il a fallu que nous nous posions sur une faille rocheuse !

Maarten soupira et hocha la tête.

— Je ne sais vraiment pas quoi faire. J’aimerais revenir sur ce monde et leur expliquer, mais…

— Nous avons survécu, malgré tout.

— Apparemment. Des gaffes, rien que des gaffes. Nous avons mal commencé, et tout ce que nous avons essayé ensuite n’a réussi qu’à faire empirer les choses.

— Ce n’est pas ce que « Vous » avez fait, expliqua Chedka d’une voix compatissante. Ce n’est pas de votre faute. C’est ce que vous êtes.

Maarten réfléchit un moment à cette remarque.

— Oui, vous avez raison. Nos voix ébranlent leur sol ; nos expressions les dégoûtent ; nos gestes les hypnotisent ; notre haleine les asphyxie et notre transpiration les brûle. Oh, Bon Dieu !

— Bon Dieu ! approuva sombrement Croswell. Pour eux, nous sommes des usines chimiques vivantes qui ne rejettent que des gaz empoisonnés et corrosifs.

— Mais vous n’êtes pas que cela, dit Chedka, regardez. Il leur tendit la canne de Maarten. Sur la partie supérieure, là où il l’avait tenue, des bourgeons morts avaient éclos, donnant naissance à des fleurs roses et blanches dont la senteur emplissait la cabine.

— Vous voyez ? Vous êtes également cela.

— C’était du bois mort, dit rêveusement Croswell. Ce phénomène doit sans doute être dû à une substance contenue dans notre épiderme.

Maarten haussa les épaules.

— Crois-tu que toutes les sculptures que nous avons touchées… sur les huttes, le temple…

— Tout le laisse supposer, répondit Croswell.

Maarten ferma les yeux et s’imagina la scène, il vit toutes les plaques de bois mort se mettant à bourgeonner, à fleurir.

— Je crois qu’ils comprendront, dit-il, essayant désespérément de se convaincre. Le symbole est magnifique et c’est un peuple très compréhensif. Je crois qu’ils nous accepteront tels que nous sommes… en partie tout au moins…

 

Traduit par Jean-Pierre Pugi.

All the Things You Are