LA FIN D’UN PEUPLE
(1956)
Cette fois, le supplice est très raffiné. Il s’agit de mettre un Terrien (un mauvais Terrien, remarquons-le, inadapté, marginal, même pas doué pour le Jeu du Métro) en situation de primitivité. De faire de lui un indigène, un bon sauvage, un insulaire ignorant. Et de lui envoyer un Cook, un La Pérouse à bord d’un Mayflower spatial lesté de bibles. Terrifiante odyssée ! Et bouleversante nouvelle ethnologique qui devrait, c’est le vœu que je forme, vous faire hurler de rire lorsque vous entendrez de nouveau parler de « traditions populaires », de « coutumes régionales » et autres chants profonds des ethnies redécouvertes… Ah ! L’Occitanie galactique !…
Edward Danton était un inadapté. Tout enfant, il avait déjà montré des tendances asociales, et ses parents auraient dû alors le conduire immédiatement auprès d’un psychopédiatre compétent. Un tel spécialiste aurait pu découvrir ce qui était à l’origine de ces tendances asociales. Mais les parents de Danton, accordant sans doute trop d’importance à leurs propres problèmes, avaient dû penser que cela passerait avec l’âge.
Ce qui n’avait pas été le cas.
À l’école, Danton obtint avec peine ses diplômes d’Adaptation Culturelle de groupe ; d’Entente Fraternelle ; de Reconnaissance des Principes Sociaux ; de Conformité aux Us et Coutumes ; et autres matières que tout un chacun se doit de connaître afin de pouvoir vivre sereinement au sein du monde moderne. En raison de ce manque de compréhension, Danton ne pourrait évidemment jamais y parvenir.
Un certain temps s’écoula avant qu’il s’en rendît compte.
À le voir, nul n’aurait jamais deviné son inadaptation fondamentale. C’était un grand jeune homme athlétique aux yeux verts et à l’aspect calme et décontracté. Quelque chose en lui intriguait considérablement les filles de son entourage immédiat. En fait, plusieurs d’entre elles lui faisaient le plus grand des compliments, en le considérant comme un mari possible.
Mais même la fille la plus frivole ne pouvait ignorer les tares de Danton. Il avait tendance à ressentir de la fatigue après seulement quelques heures de Danse Collective, alors que l’amusement ne faisait que commencer. Au bridge à douze, son attention s’égarait fréquemment et il fallait souvent lui rappeler que c’était son tour, au grand dégoût des onze autres joueurs. De plus, il était insupportable dans le métro.
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* *
Il essayait pourtant de maîtriser l’esprit de ce jeu classique. Formant une chaîne avec ses coéquipiers, il poussait en avant dans la voiture, essayant d’en prendre possession avant qu’une autre équipe pût s’y engouffrer par les portes opposées.
Son chef de groupe criait :
— En avant, les gars ! Il est à nous jusqu’à Rockaway !
Le chef de l’équipe opposée criait alors en retour :
— Jamais ! Regroupez-vous les gars ! Nous irons jusqu’à Bronx Park !
Danton luttait dans la cohue, un sourire figé sur le visage, des lignes d’ennui se gravant autour de sa bouche et de ses yeux. Son amie du moment demandait alors :
— Qu’est-ce qui ne va pas, Edward ? On dirait que tu ne t’amuses pas ?
— Bien sûr que si, affirmait Danton, tout en luttant pour ne pas être étouffé par la foule.
— Mais non ! criait la jeune fille, perplexe. Tu ne te rends pas compte, Edward, que c’est ainsi que nos ancêtres se libéraient de leur agressivité. Les historiens affirment que le Jeu du Métro a écarté le péril d’une guerre nucléaire totale. Nous avons nous aussi cette même agressivité et nous devons nous aussi nous en débarrasser dans un contexte social convenable.
— Ouais, je sais. J’adore ça. Je… Oh, bon Dieu !
À cet instant un troisième groupe pénétrait dans le wagon en formant la chaîne et en chantant.
C’était ainsi qu’il perdait à chaque fois une amie, car il était évident que Danton n’avait aucun avenir. L’inadaptation ne pouvant jamais être tenue secrète, les filles se rendaient rapidement compte que Danton ne serait jamais heureux dans les faubourgs de New York – qui s’étendaient de Rockport (Maine) à Norfolk (Virginie) – pas plus d’ailleurs que dans aucun autre faubourg.
Danton essaya de surmonter ses problèmes, mais en vain. D’autres signes d’inadaptation apparurent. Les projections publicitaires rétiniennes commencèrent à le rendre astigmate, et les spots commerciaux surprise engendrèrent un bourdonnement constant dans ses oreilles. Son médecin l’avertit que l’analyse des symptômes ne le débarrasserait jamais de ces troubles psychosomatiques. Non, ce qu’il fallait traiter, c’était la névrose de base de Danton, son asociabilité. Mais Danton estimait cela impossible.
Et ainsi ses pensées se tournèrent-elles irrésistiblement vers l’évasion. Dans l’espace, la place ne manquait pas pour les inadaptés.
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Durant les deux derniers siècles, des millions de psychotiques, névrosés, malades mentaux et cinglés en tout genre étaient partis vers les étoiles. Les premiers à tenter l’aventure avaient disposé de l’unité de Mikkelsen pour propulser leurs vaisseaux, et il leur avait fallu une vingtaine ou une trentaine d’années pour passer péniblement d’un système stellaire à un autre. Les nouveaux appareils étaient propulsés par les convertisseurs subspatiaux de torsion GM qui permettaient d’effectuer les mêmes voyages en quelques mois.
Ceux qui restaient, étant socialement adaptés, regrettaient le départ de tous ceux qui partaient, tout en étant satisfaits que les personnes en question abandonnent leurs droits de procréateurs.
Dans sa vingt-septième année, Danton décida de quitter la Terre et d’entreprendre une carrière de pionnier. Ce ne furent que lamentations lorsqu’il donna sa carte de reproducteur à son meilleur ami, Al Trevor.
— Hé, Edward, lui dit Trevor, tournant en tout sens le précieux certificat entre ses mains. Tu ne peux pas savoir ce que cela signifie pour Myrthe et moi. Nous avons toujours désiré avoir deux enfants, et maintenant, grâce à toi…
— Pas de remerciements. Où je vais, je n’aurai pas besoin d’un permis de reproduction. D’ailleurs, je découvrirai sans doute qu’il est impossible de procréer, ajouta-t-il, venant soudain d’être frappé par cette pensée.
— Mais est-ce que tu ne risques pas de trouver cela frustrant ? demanda Al, s’inquiétant toujours du bonheur de son ami.
— Je le suppose. Mais il se peut qu’après un certain temps je découvre une fille pionnier. Et, entre-temps, il y a toujours des substituts.
— C’est assez vrai. Lequel as-tu choisi ?
— Le jardinage. Mieux vaut joindre l’utile à l’agréable.
— Oui, en effet, répondit Al. Eh bien, mon vieux, il ne me reste qu’à te souhaiter bonne chance.
Sans son permis de procréer, Danton ne pouvait plus faire marche arrière. Aussi alla-t-il de l’avant. En échange de son Droit à la Paternité, le gouvernement lui accorda un bon de transport gratuit sans limitation de distance, des provisions pour deux années, ainsi que l’équipement de base.
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Danton partit aussitôt.
Il évita les zones trop peuplées où la population était, dans la plupart des cas, sous la coupe de petits groupes extrémistes.
Il ne voulait pas prendre sa part d’un monde tel que Korani II, par exemple, ou un ordinateur géant avait institué le règne des mathématiques.
Il n’était pas non plus intéressé par Heil V, où une population de 342 personnes ayant des sympathies pour les régimes totalitaires mettait au point avec ardeur des plans pour conquérir la galaxie.
Il évita les Mondes Agricoles, qui étaient des lieux tristes et sans liberté, totalement acquis aux théories prônant l’importance d’un corps sain, et à leur mise en pratique.
Lorsqu’il atteignit Hedonia, il envisagea de s’établir sur cette planète célèbre. Mais l’on disait que, sur ce monde, la vie des hommes était exagérément courte, bien que nul ne niât qu’ils prenaient du bon temps durant le court laps de temps qui leur était dévolu.
Danton estima préférable de vivre longtemps, et poursuivit son voyage.
Il dépassa les Mondes Miniers, planètes sinistres et rocheuses, faiblement peuplées d’hommes barbus et tristes dont les explosions soudaines de violence étaient célèbres. Il arriva finalement dans les nouveaux territoires, ces planètes inhabitées situées au-delà des plus lointaines frontières de la colonisation terrestre. Danton en examina plusieurs avant d’en trouver une où il n’existait aucune forme de vie intelligente.
C’était un monde calme recouvert par les eaux, parsemé d’îles de bonne taille, couvertes de jungles luxuriantes et fertiles où l’on pouvait trouver du poisson et du gibier. Danton baptisa cette planète la Nouvelle Tahiti, et ce fut sous ce nom que le capitaine du vaisseau enregistra le droit de propriété de l’émigrant. Un rapide survol à basse altitude leur permit de découvrir une île plus vaste que les autres. Ils s’y posèrent et ce fut là que Danton commença à installer son camp.
Les tâches à accomplir étaient nombreuses. En premier lieu, Danton construisit une maison à l’aide de branches et d’herbes entrelacées, près d’une plage blanche et lumineuse. Puis il confectionna un harpon, plusieurs pièges et un filet. Il sema son potager et fut récompensé en le voyant profiter sous le soleil tropical et les pluies chaudes qui tombaient chaque matin entre sept heures et sept heures trente.
Dans l’ensemble, la Nouvelle Tahiti était une planète paradisiaque où Danton se serait senti le plus heureux des hommes s’il n’y avait eu un petit problème.
Le jardin potager, qui devait lui apporter un épanouissement de première catégorie, s’avéra sur ce plan être un échec total. Danton se surprenait à penser aux femmes à chaque instant du jour et de la nuit, et il passait de longues heures à fredonner des chansons d’amour sous une grosse lune tropicale orangée.
Ce n’était pas une attitude très saine. Avec désespoir, il aborda d’autres occupations dont le pouvoir d’extériorisation était reconnu. Il commença par la peinture, mais il y renonça pour tenir un journal, puis il abandonna ce projet et composa une sonate qu’il n’acheva pas, avant de sculpter dans une variété locale de craie deux énormes statues. Une fois qu’il les eut terminées, il se chercha un autre passe-temps.
Mais il n’existait aucune autre occupation possible. Les légumes poussaient sans avoir besoin de trop de soins : ils étaient de souche terrienne et ils étouffaient complètement la végétation locale. Chaque jour, de nombreux poissons se jetaient dans ses filets, et il trouvait du gibier partout où il prenait la peine de placer des pièges. Il découvrit de nouveau qu’il pensait aux femmes à chaque heure du jour et de la nuit – des femmes grandes, petites, blanches, noires, brunes.
Le jour vint où Danton se surprit à trouver les Martiennes désirables, chose à laquelle aucun Terrien n’était jamais parvenu avant lui. Il sut alors qu’une mesure draconienne devait être prise.
Mais laquelle ? Il ne pouvait pas réclamer de l’aide, et il ne disposait d’aucun moyen pour quitter la Nouvelle Tahiti. Il ressassait amèrement ces pensées lorsqu’un petit point noir apparut dans le ciel, du côté de la mer.
Danton l’observa tandis qu’il grossissait lentement, respirant à peine, craignant que cela ne se révélât être un oiseau ou un gros insecte. Mais le point continua de croître et il put bientôt distinguer des flammes pâles et vacillantes.
Un vaisseau spatial arrivait. Il n’était plus seul !
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* *
L’appareil descendait lentement, précautionneusement. Danton se changea, mit son plus beau paréo ; un vêtement des mers du Sud qu’il avait trouvé particulièrement bien adapté au climat de la Nouvelle Tahiti. Il se lava, peigna soigneusement ses cheveux, et alla assister à l’arrivée du vaisseau spatial.
C’était un de ces anciens appareils propulsés par les unités de Mikkelsen. Danton croyait qu’ils avaient tous été réformés, mais il était évident que celui-ci avait commencé son voyage bien longtemps auparavant. Sa coque, de ligne surannée, était bosselée et éraflée, mais dégageait une impression d’invincibilité. Danton put lire son nom fièrement écrit sur la proue : Le peuple de Hutter(1)
Lorsque des personnes arrivent de l’espace, elles ont généralement une envie irrésistible de nourriture fraîche. Aussi Danton réunit-il une grande pile de fruits pour les passagers du vaisseau et les arrangea avec goût tandis que Le peuple de Hutter se posait lourdement sur la plage.
Un petit sas s’ouvrit et deux hommes en sortirent. Ils étaient armés de fusils et vêtus de noir de la tête aux pieds. Ils regardèrent autour d’eux avec méfiance.
Danton vint vers eux en courant.
— Hé, soyez les bienvenus sur la Nouvelle Tahiti ! Je suis content de vous voir, les gars ! Quelles sont les dernières nouvelles de…
— N’avancez pas ! cria l’un d’eux.
C’était un homme grand et incroyablement décharné, ayant la cinquantaine. Son visage était couvert de balafres et ses yeux bleus semblaient transpercer Danton comme des flèches tandis qu’il braquait son fusil sur lui. Son collègue, plus jeune et plus petit que lui, bombait le torse. Il avait un visage large et sa musculature était impressionnante.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Danton en s’immobilisant.
— Quel est votre nom ?
— Edward Danton.
— Je me nomme Simeon Smith, dit l’homme décharné. Je suis le commandant militaire du Peuple de Hutter. Voici Jedekiah Franker, commandant en second. Comment avez-vous appris l’anglais ?
— J’ai toujours parlé l’anglais, répondit Danton. Voyez-vous je…
— Où se trouvent les autres ? Où se cachent-ils ?
— Il n’y a personne d’autre. Je suis le seul habitant de cette planète. – Danton regarda le vaisseau et vit des visages d’hommes et de femmes massés derrière chaque hublot. – Je vous ai apporté ces choses, les gars. – Il fit un geste pour désigner le tas de fruits. – Je pensais que vous auriez envie de nourriture fraîche après être restés si longtemps dans l’espace.
Une jolie fille aux cheveux blonds coupés courts apparut dans le sas.
— Pouvons-nous sortir, père ?
— Non ! cria Simeon. Il y a peut-être du danger. Reste à l’intérieur, Anita.
— Alors, je regarderai d’ici, dit-elle, fixant Danton avec une curiosité non dissimulée.
Danton lui rendit son regard et fut parcouru par un léger frisson.
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* *
— Nous vous en remercions, dit Simeon. Cependant, nous ne goûterons pas à ces fruits.
— Et pourquoi ?
Danton aurait raisonnablement voulu connaître la raison de ce refus.
— Parce que nous ignorons quels poisons vous essayez peut-être de nous faire absorber, répondit Jedekiah.
— Du poison ? Écoutez, asseyez-vous et discutons un peu.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Jedekiah à Simeon.
— Je m’y attendais, répondit le chef militaire. Prévenant, servile et sans aucun doute perfide. Ses sujets ne se montreront pas. Je parierais qu’ils attendent le moment propice pour nous attaquer par surprise. Je crois qu’ils ont besoin d’une bonne leçon.
— Exact, approuva Jedekiah en souriant. Inculquons-leur la peur de la civilisation.
Il pointa son fusil sur la poitrine de Danton.
— Hé ! cria Danton, en reculant.
— Mais, père, dit Anita, il n’a rien fait.
— C’est là tout le problème. Tuons-le avant qu’il puisse faire quelque chose. Les seuls bons indigènes sont les indigènes morts.
— Et ainsi, les autres sauront que nous ne plaisantons pas, fit remarquer Jedekiah.
— Ce n’est pas juste, cria Anita, indignée. Le conseil…
— … n’a aucun pouvoir, pour l’instant. Nous sommes en état d’urgence lorsque nous nous posons sur une planète inconnue. En de telles circonstances, c’est l’autorité militaire qui détient le pouvoir. Nous faisons ce que nous pensons être le mieux. Souviens-toi de Lan II !
— Ça suffit comme ça, dit Danton. Vous faites erreur sur toute la ligne. Je suis seul, il n’y a personne d’autre et vous n’avez aucune raison de…
Une balle s’enfonça dans le sable, près de son pied gauche. Il courut en direction de la jungle, cherchant un abri. Une autre balle gémit près de lui et une troisième trancha une brindille, près de sa tête, comme il plongeait dans les sous-bois.
— Et voilà ! entendit-il rugir Simeon. Cela devrait leur servir de leçon !
Danton continua de courir jusqu’à ce qu’il eût mis un kilomètre de jungle entre lui et le vaisseau des nouveaux arrivants.
Il prit un repas léger composé de diverses variétés de bananes et de fruits à pain, tout en essayant de découvrir ce qui avait pu provoquer la réaction des hutteriens. Étaient-ils fous ? Ils avaient vu qu’il était un Terrien, seul, désarmé et amical. Cependant, ils avaient tiré sur lui… afin de donner une leçon à ces sales indigènes qui en avaient bien besoin…
C’était donc ça ! Danton hocha énergiquement la tête. Les hutterriens devaient avoir pensé qu’il était un indigène, un primitif, et que sa tribu guettait les nouveaux arrivants dans les buissons, attendant l’occasion propice pour les massacrer. En vérité, il devait reconnaître qu’ils avaient eu des raisons de penser cela. Il était très bronzé, il se trouvait sur une planète lointaine, sans vaisseau, et ne portait qu’un pagne. Il correspondait probablement à l’image que les nouveaux venus pouvaient se faire des habitants d’un monde sauvage tel que celui-ci. « Mais où croient-ils que j’ai appris l’anglais ? » se demanda Danton.
*
* *
C’était vraiment ridicule. Il commença à revenir vers le vaisseau, certain de pouvoir dissiper rapidement le malentendu. Mais, après quelques mètres, il s’arrêta.
Le soir tombait. Derrière lui, le ciel était couvert de nuages noirs et blancs. De la rive, une brume d’un bleu profond avançait vers les terres. La jungle était emplie de sons sinistres, et bien que Danton eût appris depuis longtemps qu’ils n’étaient annonciateurs d’aucun danger, les pionniers pourraient ne pas penser de même.
Il se souvint que ces gens étaient rapides à la détente. Il était absurde de se précipiter vers eux à la rencontre de leurs balles.
Aussi se déplaça-t-il avec prudence à travers la forêt épaisse. Silhouette fauve et silencieuse se fondant parmi les bruns et les verts de la jungle. Lorsqu’il arriva à proximité du vaisseau, il se mit à ramper à travers les épais sous-bois jusqu’à pouvoir jeter un coup d’œil à la plage.
Les pionniers étaient finalement sortis de leur vaisseau. Ils étaient plusieurs douzaines d’hommes et de femmes ainsi que des enfants. Tous portaient d’épais vêtements noirs, et transpiraient abondamment en raison de la chaleur. Ils avaient ignoré le don de fruits locaux et une table en aluminium avait été couverte de la nourriture habituelle du vaisseau.
À la périphérie de la foule, Danton aperçut plusieurs hommes ayant des fusils et des cartouchières. De toute évidence, ils montaient la garde en observant attentivement la jungle, et en jetant par instants des regards emplis d’appréhension vers le ciel qui s’assombrissait.
Simeon leva les bras. Le silence fut immédiat.
— Mes amis, annonça le chef militaire, nous avons finalement atteint la terre promise que nous avons tant désirée ! Voyez, nous sommes dans un pays de lait et de miel, au lieu de générosité et d’abondance. Cela valait-il notre long voyage, le danger constant, cette quête qui paraissait ne jamais avoir de fin ?
— Oui, frère, répondit le peuple.
Simeon leva de nouveau les bras pour demander le silence.
— Aucun homme civilisé n’avait encore mis le pied sur cette planète. Nous sommes les premiers à le faire ; ce monde nous appartient. Mais il y a des dangers, mes amis ! Qui sait quels étranges monstres se cachent dans cette jungle ?
— Rien de plus gros qu’un écureuil, murmura Danton. Mais pourquoi ne me le demandent-ils pas ? Je me ferais un plaisir de les renseigner.
— Qui sait quel Léviathan nage dans ces profondeurs ? poursuivait Simeon. Nous ne savons qu’une chose, c’est qu’il existe un peuple de primitifs, nus, sauvages, et sans aucun doute rusés, impitoyables et amoraux, comme le sont toujours les indigènes. Nous devons rester sur nos gardes… S’ils nous le permettent, nous vivrons en paix avec eux, et nous leur apporterons les bienfaits de la civilisation et les fleurs de la culture. Mais même s’ils affirment être amicaux et pacifiques, souvenez-vous toujours, mes frères, que nul ne peut jamais savoir ce qu’il y a dans le cœur d’un sauvage. Leurs règles ne sont pas les nôtres, leur morale n’est pas la nôtre. Il est impossible de leur faire confiance et nous devons toujours nous méfier d’eux. Et, dans le doute, nous devrons tirer les premiers ! Souvenez-vous de Lan II !
Tous applaudirent, puis ils chantèrent un cantique et commencèrent leur repas du soir. Comme la nuit tombait, les projecteurs du vaisseau furent allumés, et la plage devint aussi lumineuse qu’en plein jour. Les sentinelles marchaient de long en large, les épaules nerveusement voûtées, les fusils armés.
Danton observa les nouveaux arrivants qui sortaient leurs sacs de couchage et se retiraient à l’abri du vaisseau. Même la crainte d’une attaque soudaine ne pouvait les obliger à passer une autre nuit dans l’appareil, alors qu’il y avait de l’air pur à l’extérieur.
La grosse lune orangée de la Nouvelle Tahiti était à demi cachée par les nuages. Les sentinelles faisaient les cent pas et juraient, se rapprochant les unes des autres afin de trouver un certain réconfort et de la protection. Elles commencèrent à tirer contre les bruits et les ombres de la jungle.
Danton s’enfonça dans la forêt pour y passer la nuit. Il se retira derrière un arbre où il serait à l’abri des balles perdues. Ce soir-là ne semblait pas être propice à une mise au point. Les hutteriens étaient trop nerveux. Il estima qu’il valait mieux s’expliquer en plein jour, le plus simplement, le plus franchement, et surtout le plus raisonnablement possible.
Il n’y avait qu’un ennui : les hutteriens ne semblaient pas du tout être raisonnables.
Au matin, cependant, la situation sembla moins grave à Danton. Il attendit que les hutteriens eussent terminé leur petit déjeuner, puis il s’avança jusqu’à la limite de la plage, se mettant bien en vue.
— Halte ! aboyèrent à l’unisson toutes les sentinelles.
— Le sauvage est de retour ! cria l’un des colons.
— Maman ! hurla un jeune enfant, empêche ce méchant homme de me manger !
— Ne t’inquiète pas, mon petit, répondit sa mère. Ton papa a un fusil pour tuer les sauvages.
Simeon se précipita hors du vaisseau spatial et fixa Danton d’un regard dur.
— C’est bon. Approchez !
Danton s’avança avec prudence sur la plage, sa peau fourmillant de nervosité. Il alla jusqu’à Simeon, tenant ses mains vides bien en vue.
— Je suis le chef de ces gens, dit Simeon en parlant très lentement, comme s’il s’adressait à un enfant. Moi grand chef. Toi être grand chef de ton peuple ?
— Inutile de parler petit nègre, répondit Danton. Je vous ai déjà dit que je suis seul.
*
* *
Le visage dur de Simeon devint livide de colère.
— Si vous n’êtes pas loyal envers moi, vous le regretterez. Où se trouve votre tribu ?
— Je suis un Terrien ! cria Danton. Êtes-vous sourds ? Vous ne vous rendez pas compte que je parle anglais ?
Un petit homme voûté aux cheveux blancs et aux grandes lunettes cerclées d’écaille vint vers eux, accompagné de Jedekiah.
— Simeon, dit le petit homme. Je ne crois pas avoir encore rencontré notre hôte.
— Professeur Baker, ce sauvage prétend être un Terrien et affirme se nommer Edward Danton.
Le professeur jeta un regard au paréo de Danton, à sa peau bronzée et à ses pieds calleux.
— Êtes-vous vraiment un Terrien ? lui demanda-t-il.
— Naturellement.
— Qui a sculpté ces statues de pierre, sur la plage ?
— C’est moi, mais c’était simplement pour me distraire, je…
— C’est de toute évidence l’œuvre d’un peuple primitif. Cette stylisation, ces nez…
— C’est dû au hasard. Écoutez, j’ai quitté la Terre il y a quelques mois à bord d’un vaisseau spatial et…
— Quel était son système de propulsion ? demanda le professeur Baker.
— Un convertisseur subspatial de torsion GM. – Baker hocha la tête et Danton continua son explication. – Eh bien, des planètes telles que Korani, Heil V, ou Hedonia, ne m’attiraient guère. J’ai également laissé derrière moi les Mondes Miniers et les Mondes Agricoles, et le vaisseau du gouvernement m’a déposé ici. La planète a été enregistrée à mon nom sous la désignation de Nouvelle Tahiti. Mais je commençais à me sentir seul et je suis bien content d’avoir de la compagnie.
— Eh bien, professeur ? demanda Simeon. Qu’en pensez-vous ?
— Stupéfiant, murmura Baker, vraiment stupéfiant. Sa maîtrise de l’anglais parlé révèle un assez haut degré d’intelligence, ce qui confirme un phénomène fréquemment rencontré dans les sociétés primitives, c’est-à-dire une capacité d’imitation inhabituellement développée. Notre ami Danta (tel doit être son nom original, non anglicisé) pourra sans doute nous raconter les nombreuses légendes de sa tribu, nous apprendre ses mythes, ses chants, ses danses…
— Mais je suis un Terrien !
— Non, mon pauvre ami, corrigea gentiment le professeur, vous ne l’êtes pas. Vous avez certainement rencontré un Terrien. Sans doute un commerçant qui a dû faire halte ici pour effectuer des réparations sur son appareil.
— Il existe la preuve qu’un vaisseau spatial s’est déjà posé sur ce sol, dit Jedekiah.
— Ah, s’exclama le professeur Baker, rayonnant de satisfaction. C’est la confirmation de mon hypothèse.
— Il s’agit du vaisseau gouvernemental qui m’a déposé sur cette planète, expliqua Danton.
— Il est intéressant de noter, dit le professeur Baker de son ton paisible de conférencier, que son histoire serait presque plausible s’il n’y avait certains détails prouvant qu’il ment. Il affirme que le vaisseau était propulsé par un convertisseur subspatial de torsion GM, ce qui est une suite de mots sans signification, étant donné que le seul propulseur existant est l’unité de Mikkelsen. Il affirme que le voyage depuis la Terre n’a duré que quelques mois (son esprit ignorant ne pouvant concevoir des voyages durant plusieurs années), bien que nous sachions qu’aucun propulseur ne pourrait, même en théorie, permettre une chose pareille.
— Ce système a dû être mis au point après votre départ de la Terre, dit Danton. Depuis combien de temps êtes-vous partis ?
— Notre vaisseau a quitté la Terre il y a cent vingt ans, répliqua Baker avec condescendance. Nous appartenons pour la plupart à la quatrième et à la cinquième génération. Notez également, ajouta Baker à l’attention de Simeon et de Jedekiah, ses tentatives pour trouver des noms de lieux plausibles – des mondes tels que Korani, Heil, Hedonia – en faisant appel à son sens de l’onomatopée. Que de tels lieux n’existent pas ne le gêne pas le moins du monde.
— Ils existent ! protesta Danton, indigné.
— Où ? le défia Jedekiah. Donnez-nous les coordonnées de ces planètes.
— Comment pourrais-je les connaître ? Je ne suis pas un astronavigateur. Je crois que Heil se trouve près de Boötes, ou peut-être de Cassiopée. Non, je crois plutôt que c’est près de Boötes…
— Désolé, l’ami, répondit Jedekiah. Peut-être cela vous intéressera-t-il d’apprendre que je suis le navigateur de ce vaisseau ? Je peux vous montrer l’Atlas spatial et les cartes. Ces lieux n’y sont pas mentionnés.
— Vos cartes sont vieilles de cent ans !
— Les étoiles le sont bien plus, rétorqua Simeon. Bon, Danta, dites-nous à présent où se trouve votre tribu ? Pourquoi se cache-t-elle ? Que préparez-vous ?
— C’est complètement absurde. Que puis-je faire pour vous convaincre ? Je suis Terrien. Je suis né et j’ai été élevé à…
— Ça suffit, l’interrompit Simeon. S’il y a une chose que nous ne supportons pas, c’est bien l’arrogance des indigènes. Répondez, Danta, où se trouve votre peuple ?
— Je suis, seul, insista Danton.
— Têtu, hein ? siffla Jedekiah. Peut-être qu’après avoir goûté au fouet…
— Plus tard, plus tard, dit Simeon. Sa tribu viendra nous demander des présents. C’est ce que les primitifs font toujours. Entre-temps, Danta, vous pouvez vous joindre à l’équipe de travail pour décharger notre matériel.
— Non merci, répondit Danton. Je vais retourner…
Le poing de Jedekiah s’abattit, l’atteignant sur le côté de la mâchoire. Il vacilla et parvint avec peine à rester debout.
— Le chef a dit pas d’arrogance ! rugit Jedekiah. Pourquoi tous les sauvages sont-ils toujours si paresseux ? Nous te récompenserons dès que nous aurons déchargé la verroterie et les pièces de calicot. Maintenant, au travail.
Cela semblait devoir être son dernier mot sur ce sujet. Étourdi et décontenancé, comme des millions d’indigènes avant lui sur un millier de mondes différents, Danton alla rejoindre la longue file de colons qui déchargeaient les marchandises du navire.
À la fin de l’après-midi, une fois le déchargement terminé, les colons se reposèrent sur la plage. Danton s’assit à l’écart, essayant de réfléchir à la situation. Il était profondément plongé dans ses réflexions lorsque Anita vint vers lui avec une gourde d’eau.
— Pensez-vous, vous aussi, que je sois un indigène ? demanda-t-il.
Elle s’assit à ses côtés avant de lui répondre :
— Franchement, je ne vois pas ce que vous pourriez être d’autre. Tout le monde sait qu’un vaisseau ne peut aller plus vite que…
— Les choses ont changé depuis que vos grands-parents ont quitté la Terre. Ils ne sont pas restés dans l’espace durant tout ce temps, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non. Le peuple de Hutter s’est posé sur H’gastro I, mais la planète était stérile et la génération suivante est partie pour Ktedi. Là, le blé a connu une mutation qui a failli éliminer tous les colons. Les suivants sont repartis pour Lan II, pensant que ce serait enfin leur demeure définitive.
— Mais que s’est-il passé ?
— Les indigènes, répondit tristement Anita. Je crois qu’ils étaient assez amicaux, au début, et tous les colons ont pensé qu’ils tenaient la situation en main. Puis, un jour, la guerre a éclaté avec la population autochtone. Les indigènes n’avaient que des épieux et des armes de ce genre, mais ils étaient trop nombreux, et le vaisseau a également dû quitter cette planète, et nous sommes venus ici.
— Hmmm, fit Danton. Je comprends pourquoi vous êtes si nerveux dès qu’il s’agit de primitifs.
— Eh bien, tant qu’il y aura le moindre risque de danger, nous resterons sous le coup de la loi martiale. Ce qui veut dire que mon père et Jedekiah gouverneront. Mais dès que tout danger sera écarté, notre gouvernement régulier prendra la relève.
— Qui est à sa tête ?
— Un conseil d’anciens, des hommes de bonne volonté qui détestent la violence. Si vous et votre peuple êtes véritablement pacifiques…
— Combien de fois devrai-je répéter que je n’ai pas de peuple ? répondit-il avec lassitude.
— … vous pourrez alors vivre heureux sous l’égide des Anciens, termina-t-elle.
Ils s’assirent ensemble et observèrent le coucher du soleil. Danton remarqua que le vent agitait les cheveux de la fille, les repoussant légèrement sur son front, et il nota que les dernières lueurs du soleil couchant soulignaient et illuminaient la ligne de ses joues et de ses lèvres. Il frissonna et se dit que cela était dû à la fraîcheur soudaine du soir. Anita, qui avait parlé avec animation de son enfance, ne parvenait plus qu’avec difficulté à terminer ses phrases, ou même à garder le fil de ses pensées.
Au bout d’un moment, leurs mains s’égarèrent. Les bouts de leurs doigts se touchèrent et se tinrent. Durant un long moment ils ne dirent plus rien, et finalement, tendrement et longuement, ils s’embrassèrent.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda une voix forte.
Danton releva le regard et vit un homme corpulent qui se tenait au-dessus de lui, les poings sur les hanches, sa tête puissante se découpant contre la lune.
— Je t’en prie, Jedekiah, dit Anita, n’en fais pas toute une histoire.
— Lève-toi, ordonna Jedekiah à Danton, d’une voix calme de mauvais augure. Mets-toi debout !
Danton obéit, serrant les poings, attendant.
— Tu es la honte de ta race, et de tous les hutteriens, dit Jedekiah, s’adressant à Anita. Es-tu folle ? Tu ne peux pas flirter avec un sale sauvage et conserver le moindre respect envers toi-même. – Il se tourna vers Danton. – Et toi, tu vas apprendre quelque chose, quelque chose que tu n’oublieras pas de sitôt. Les sauvages ne doivent pas s’approcher des femmes hutteriennes ! Je vais te faire entrer ça dans le crâne !
Il y eut une brève mêlée et Jedekiah se retrouva étalé sur le dos.
— Vite ! cria-t-il. Les indigènes se révoltent !
À bord du vaisseau spatial une sonnerie commença à résonner ; des sirènes mugirent dans la nuit ; les femmes et les enfants, depuis longtemps entraînés à de telles alertes, se replièrent à l’intérieur de l’appareil. Les hommes reçurent des fusils, des mitraillettes et des grenades à main, avant d’avancer en direction de Danton.
— C’est une affaire entre Jedekiah et moi ! cria Danton. Nous ne sommes pas du même avis, c’est tout. Il n’y a pas le moindre indigène, ou quoi que ce soit de semblable. Je suis seul.
— Anita, revenez vite ! cria un Hutterien.
— Je n’ai vu aucun indigène, répondit-elle avec fermeté. Et ce n’est pas la faute de Danta si…
— Rentrez dans le vaisseau !
Les colons écartèrent Anita de leur chemin, et Danton plongea dans les buissons avant que ses adversaires n’utilisent leurs armes automatiques.
Il rampa sur cinquante mètres, puis se mit à courir à perdre haleine.
Par chance, les Hutteriens ne le poursuivirent pas. Une seule chose les intéressait : garder le vaisseau ; maintenir leur tête de pont sur la plage ; et contrôler une étroite bande de jungle. Danton entendit des coups de feu durant toute la nuit, ainsi que des appels et des cris frénétiques.
— En voilà un !
— Vite, fais pivoter la mitrailleuse ! Ils sont derrière nous !
— Là ! Là ! J’en ai eu un !
— Non, il a filé ! Le revoilà… Regarde, il est dans l’arbre !
— Mais tire, bon sang ! Qu’est-ce que tu attends ? Tire !
*
* *
Toute la nuit, Danton entendit les colons repousser les attaques des sauvages imaginaires.
À l’aube, des coups de feu éclataient toujours. Danton estimait qu’une tonne de plomb avait dû être gaspillée, des centaines d’arbres décapités, des hectares d’herbe piétinés. L’odeur de cordite imprégnait toute la jungle.
Il sombra dans un sommeil agité.
À midi, il s’éveilla et entendit quelqu’un se déplacer dans les sous-bois. Il s’enfonça plus profondément dans la jungle et se composa un repas à base d’une variété locale de bananes et de mangues. Puis il décida de réfléchir à la situation.
Mais il n’avait aucune idée. Son esprit était toujours empli de la présence d’Anita et du chagrin de l’avoir perdue.
Durant tout ce jour il erra, désespéré, à travers la jungle, et en fin d’après-midi, il entendit de nouveau quelqu’un se déplacer dans les sous-bois.
Il s’apprêtait à s’enfoncer plus profondément vers le centre de l’île, lorsqu’il entendit quelqu’un l’appeler par son nom.
— Danta ! Danta ! Attendez !
C’était Anita. Danton hésita, ne sachant trop quoi faire. Elle pouvait avoir décidé de quitter son peuple pour vivre avec lui dans la jungle luxuriante. Mais il était plus probable qu’elle avait été envoyée comme appât, guidant un groupe d’hommes qui voulaient l’abattre. Comment aurait-il pu savoir jusqu’où allait sa loyauté ?
— Danta ! Où êtes-vous ?
Danton savait maintenant qu’il ne pourrait jamais rien y avoir entre eux. Les Hutteriens n’avaient pas caché ce qu’ils pensaient des indigènes. Ils ne lui feraient jamais confiance, et ils essaieraient toujours de l’éliminer… – Je vous en supplie, Danta !
Danton haussa les épaules et se dirigea vers le point d’où provenait la voix.
Ils se rencontrèrent dans une petite clairière. Les cheveux d’Anita étaient défaits et son treillis avait été déchiré par les ronces de la jungle, mais pour Danton il ne pouvait exister de femme plus adorable. Durant un court instant, il crut qu’elle était venue le rejoindre, afin de fuir avec lui.
Puis il vit les hommes armés qui se trouvaient à cinquante mètres derrière elle.
— Rassurez-vous, dit Anita, ils ne vont pas vous tuer. Ils sont simplement là pour me protéger.
— Vous protéger ? De moi ?
Danton éclata d’un rire creux.
— Ils ne vous connaissent pas autant que moi je vous connais. Je leur ai dit la vérité, lors du Conseil de cet après-midi.
— Vraiment ?
— Naturellement. Vous n’êtes pas responsable de cette bagarre. Je leur ai expliqué que vous vous êtes battu uniquement pour vous défendre, et que Jedekiah a menti. Je leur ai appris qu’aucun groupe d’indigènes ne l’a attaqué. Que vous étiez seul avec lui.
— Vous êtes très gentille, dit Danton avec ferveur. Vous ont-ils crue ?
— Je le crois. Je leur ai également expliqué que ce n’est qu’ensuite que les indigènes ont attaqué.
— Écoutez, gémit Danton, comment les indigènes auraient-ils pu attaquer, alors qu’ils n’existent pas ?
— Mais si, j’ai entendu leurs hurlements !
— C’étaient les cris des membres de votre propre expédition.
Danton essayait désespérément de trouver quelque chose pouvant la persuader qu’il disait la vérité. S’il n’y parvenait pas, comment pourrait-il espérer convaincre les autres ?
Puis il trouva la solution. C’était une preuve très simple, mais elle était irréfutable.
— Vous êtes persuadés que les indigènes vous ont attaqués, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr.
— Combien d’indigènes ?
— On a dit que vous étiez plus nombreux que nous dans un rapport de dix contre un.
— Et étions-nous armés ?
— Bien entendu.
— Alors, comment expliquez-vous le fait que pas un seul Hutterien n’ait été blessé ? demanda triomphalement Danton.
Elle le fixa, écarquillant les yeux.
— Mais, Danta, nous avons eu de nombreux blessés, dont certains sérieusement. C’est même surprenant que personne n’ait été tué durant ce combat !
Ce fut pour Danton comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Durant une minute terrifiante, il la crut. Les Hutteriens étaient tellement sûrs d’eux. Après tout, il était peut-être vraiment le chef d’une tribu, d’une centaine de sauvages bronzés, comme lui, qui étaient cachés dans la jungle, attendant…
— Ce commerçant qui vous a appris l’anglais devait être un homme vraiment sans scrupules, fit-elle remarquer. La vente d’armes à feu à des tribus primitives est interdite par les lois interstellaires. Un jour, il sera arrêté et…
— Des armes à feu ?
— Bien sûr. Vous ne savez pas les utiliser avec précision, naturellement, mais Simeon dit que leur simple puissance de feu…
— Je suppose que tous vos blessés ont été atteints par des balles.
— Oui. Nos hommes n’ont pas laissé approcher suffisamment les vôtres pour qu’ils puissent utiliser leurs couteaux et leurs lances.
— Je vois, dit Danton.
Sa preuve était démolie. Mais il se sentait énormément soulagé d’apprendre qu’il était toujours sain d’esprit. Les miliciens hutteriens désorganisés avaient pénétré dans la jungle, tirant sur tout ce qui bougeait – c’est-à-dire sur leurs camarades. Il était plus que surprenant que certains d’entre eux n’eussent pas été tués. C’était un miracle.
— Mais je leur ai expliqué qu’ils ne devaient pas vous tenir pour responsable, ajouta Anita. Vous avez été attaqué le premier et votre peuple a dû penser que vous étiez en danger. Les Anciens pensent que c’est ce qui a dû se passer.
— C’est gentil à eux.
— Ils tiennent à être équitables. Après tout, ils comprennent que les indigènes sont des êtres humains au même titre que nous.
— En êtes-vous certaine ? demanda Danton, avec une légère trace d’ironie dans la voix.
— Naturellement. Aussi les Anciens ont-ils tenu une grande réunion sur la politique à suivre vis-à-vis des populations autochtones et ils ont décidé de régler le problème une fois pour toutes. Nous allons laisser cinq cents hectares de forêt comme réserve pour votre peuple et vous. Cela fait beaucoup de place, non ? Nos hommes sont en train de planter les poteaux marquant les limites de votre territoire. Vous y vivrez paisiblement et nous, nous resterons dans notre partie de l’île.
— Quoi ?
— Et pour sceller l’accord, poursuivit Anita, les Anciens vous demandent d’accepter ceci.
Elle lui tendit un rouleau de parchemin.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un traité de paix, déclarant la fin des hostilités entre les Hutteriens et la Nouvelle Tahiti, et engageant nos deux peuples à éprouver une amitié éternelle l’un pour l’autre.
Sans réagir, Danton accepta le parchemin. Il vit que les hommes qui avaient accompagné Anita plantaient dans le sol des piquets striés de rouge et de noir. Ils chantaient tout en travaillant, heureux d’avoir trouvé aussi rapidement et facilement une solution au problème posé par la population autochtone.
— Mais ne pensez-vous pas, demanda Danton, que… heu… que l’assimilation serait peut-être une meilleure solution ?
— Je l’ai suggéré, dit Anita, en rougissant.
— Vous avez fait cela ? Vous voulez dire que vous…
— Naturellement, répondit Anita, sans le regarder. Je pense que le mélange de nos deux races serait une chose merveilleuse. Et, Danta, quelles histoires et légendes fantastiques vous pourriez raconter aux enfants…
— J’aurais pu leur apprendre à pêcher et à chasser, leur indiquer quelles plantes sont comestibles, et toutes ces choses.
— Vous auriez pu également leur apprendre toutes les danses et les chants typiques de votre tribu, soupira Anita. Cela aurait été merveilleux. Je suis désolée, Danta.
— Mais il doit être encore possible de faire quelque chose ! Puis-je parler aux Anciens ? N’y a-t-il rien que je puisse tenter ?
— Rien, répondit Anita. Je partirais bien avec vous, Danta, mais ils retrouveraient notre trace. Peu importe combien de temps ils mettraient.
— Ils ne nous retrouveraient jamais, promis Danton.
— Peut-être. J’aimerais pouvoir en courir le risque.
— Mon amour !
— Mais c’est impossible. Il faut penser à votre peuple, Danta ! Les Hutteriens prendraient des otages, et les tueraient si vous ne me rendiez pas aux miens.
— Je n’ai aucun peuple, bon sang !
— Je suis très flattée que vous mentiez ainsi pour moi, dit-elle tendrement. Mais on ne peut sacrifier des vies humaines simplement pour l’amour de deux personnes. Vous devez dire à votre peuple de ne pas franchir la ligne frontalière, Danta. Ceux qui le feraient seraient abattus. Adieu, et souvenez-vous qu’il vaut mieux vivre dans la paix.
Elle s’éloigna rapidement de lui. Danton l’observa comme elle partait, irrité par ses nobles sentiments qui les séparaient sans raison, l’aimant cependant pour l’amour qu’elle éprouvait pour son peuple. Que ce peuple fût imaginaire n’avait aucune importance. C’était cette pensée humanitaire qui l’émouvait.
Finalement, il fit demi-tour et s’enfonça dans les profondeurs de la jungle.
*
* *
Il s’arrêta auprès d’une mare tranquille d’eau noire, surplombée par des arbres gigantesques et bordée par des fougères en fleurs. Il s’assit et essaya de s’imaginer ce que serait le reste de sa vie. Anita était partie et tout contact avec des humains serait désormais impossible. Il pensait pouvoir se passer d’eux. Il avait sa réserve. Il pourrait replanter son potager, sculpter d’autres statues, composer d’autres sonates, commencer un autre journal…
— Je me fiche pas mal de tout ça ! cria-t-il à l’attention des arbres. Il ne voulait plus s’extérioriser plus longtemps. Il désirait vivre avec Anita et des êtres humains. Il en avait assez de la solitude.
Que pouvait-il faire ?
Il ne semblait pas y avoir de solution. Il appuya son dos contre un arbre et fixa le ciel incroyablement bleu de la Nouvelle Tahiti. Si seulement les Hutteriens n’avaient pas été superstitieux, tellement effrayés par les indigènes, si…
Puis il pensa à un plan totalement absurde et extrêmement dangereux…
— Ça vaut la peine d’essayer, se dit-il, même si je risque ma peau.
Il partit d’un pas rapide en direction de la frontière érigée par les Hutteriens.
Une sentinelle vit Danton approcher du vaisseau, et braqua son fusil sur lui. Danton leva les bras.
— Ne tirez pas ! Je dois parler à vos chefs !
— Retourne dans ta réserve ! l’avertit la sentinelle. Fais demi-tour ou je tire !
— Je dois parler à Simeon, répéta Danton, restant sur place.
— Les ordres sont les ordres, dit l’homme, tout en le visant.
— Attendez ! – Simeon sortit du vaisseau, fronçant les sourcils. – Que se passe-t-il, ici ?
— Cet indigène est revenu, expliqua la sentinelle. Dois-je l’abattre ?
— Que voulez-vous ? demanda Simeon à Danton.
— Je suis venu vous apporter notre déclaration de guerre.
*
* *
Cela éveilla tout le camp des Hutteriens. En quelques minutes tous les hommes, femmes et enfants se réunirent auprès du vaisseau spatial. Les Anciens, un conseil de vieillards facilement reconnaissables à leurs longues barbes blanches, se tenaient de côté.
— Vous avez accepté le traité de paix, fit remarquer Simeon.
— J’ai parlé de votre proposition aux autres chefs de l’île, dit Danton, en s’avançant. Ce traité n’est pas équitable. La Nouvelle Tahiti nous appartient. Elle a appartenu à nos pères, et aux pères de nos pères. C’est ici que nous avons élevé nos enfants, semé notre blé et cueilli les fruits de l’arbre à pain. Nous refusons de vivre dans une réserve !
— Oh, Danta ! cria Anita qui sortait du vaisseau spatial. Je vous avais demandé de convaincre votre peuple de choisir la paix.
— Il ne m’a pas écouté. Toutes les tribus se réunissent. Pas seulement mon peuple, les Cynochi, mais aussi les Drovati, les Lorognasti, les Retellsmbroichi et les Vitelli. Plus, naturellement, leurs sous-tribus et celles qui leur ont prêté allégeance.
— En tout, combien êtes-vous ? demanda Simeon.
— Cinquante ou soixante mille hommes. Nous n’avons naturellement pas tous des fusils. La plupart d’entre nous devra se contenter d’armes plus primitives telles que les flèches empoisonnées et les lances.
Un murmure nerveux s’éleva de la foule.
— Nombreux seront nos frères qui mourront, dit froidement Danton. Mais qu’importe. Chaque Nouveau Tahitien combattra comme un lion. Le rapport des forces est de mille contre un, en notre faveur. Nos cousins qui vivent sur d’autres îles viendront se joindre à nous. Peu importe le prix qu’il nous faudra payer, peu importent nos morts et nos souffrances : nous vous rejetterons à la mer. J’ai dit !
Il se tourna et commença à se diriger vers la jungle, marchant avec une dignité exagérée.
— Je peux le descendre ? implora la sentinelle.
— Abaisse ce fusil, pauvre insensé ! aboya Simeon. Attendez, Danta ! Nous parviendrons certainement à trouver les termes d’un accord. Il est absurde de s’entretuer inutilement.
— Je l’admets, répondit posément Danton.
— Que voulez-vous ?
— L’égalité des droits !
Les Anciens tinrent immédiatement un conseil. Simeon les écouta puis se tourna vers Danton.
— C’est possible. Y a-t-il autre chose ?
— Rien. Si ce n’est qu’il faudra sceller ce pacte entre le clan des Hutteriens et le clan des Nouveaux Tahitiens. Pour cela, une alliance serait la meilleure des choses.
*
* *
Après avoir tenu de nouveau conseil, les Anciens transmirent leurs instructions à Simeon. Le chef militaire était de toute évidence troublé. Les veines de son cou saillaient, mais il parvenait cependant à se contrôler. Il s’inclina devant les Anciens en signe d’approbation, et retourna vers Danton.
— Les Anciens m’ont autorisé à vous offrir l’alliance par le sang, dit-il. Vous et moi, représentant les principaux clans de cette planète, mêlerons nos sangs lors d’une magnifique cérémonie hautement symbolique, puis, après être devenus frères de sang, nous romprons le pain, prendrons du sel…
— Désolé, répondit Danton. Mais ce genre de choses n’a aucune signification pour nous, les Nouveaux Tahitiens. Il faut un mariage !
— Mais, sacré nom d’un chien !…
— C’est mon dernier mot.
— Nous n’accepterons jamais ! jamais !
— Alors, c’est la guerre ! déclara Danton avant de repartir en direction de la jungle.
Il était bien décidé à se battre. Mais il se demanda bientôt comment un indigène solitaire pourrait lutter contre un vaisseau spatial empli d’hommes armés.
Il réfléchissait sombrement à cela lorsque Simeon et Anita vinrent le rejoindre dans la jungle.
— D’accord, dit coléreusement Simeon. Les Anciens ont pris une décision. Nous autres, les Hutteriens, sommes las de courir de planète en planète. Nous avons déjà été confrontés aux mêmes problèmes et je suppose que si nous repartions ils se poseraient de nouveau. Nous en avons assez des difficultés soulevées par les populations autochtones, et je pense… – Il avala sa salive, mais termina vaillamment sa phrase – … que nous ferions mieux de nous assimiler. C’est tout au moins ce que disent les Anciens. Personnellement, je préférerais combattre.
— Vous perdriez, lui assura Danton.
En cet instant, il sentit qu’il pouvait vaincre à lui seul tous les Hutteriens.
— Peut-être, admit Simeon. De toute façon, vous pouvez remercier Anita pour avoir rendu cette paix possible.
— Anita ? Pourquoi ?
— Parce qu’elle est la seule Hutterienne à avoir accepté d’épouser un sauvage nu, sale et païen !
*
* *
C’est ainsi qu’ils se marièrent, et Danta, à présent connu sous le nom de l’Ami des Hommes Blancs, s’offrit pour aider les Hutteriens à conquérir leur nouveau territoire. En échange, ils lui offrirent les merveilles de la civilisation. Ils lui apprirent le bridge à douze et les Danses Collectives. Et dès que les Hutteriens eurent construit leur premier métro – car un peuple civilisé se doit de se libérer de son agressivité – ce nouveau jeu fut également appris à Danta.
Il essaya de maîtriser l’esprit de ce jeu de société classique de la Terre, mais cela se situait de toute évidence au-delà de la compréhension d’un sauvage. La civilisation l’étouffait, aussi Danta et son épouse se déplacèrent-ils sur toute la planète, suivant toujours les frontières, se tenant toujours loin de la civilisation.
Des anthropologues venaient fréquemment le voir. Ils enregistrèrent toutes les histoires qu’il contait à ses enfants, les légendes anciennes et magnifiques de la Nouvelle Tahiti – histoire des Dieux du ciel et des Démons de la mer, des Esprits du feu et des Nymphes des forêts ; contes racontant comment Katamandura reçut l’ordre de créer le monde à partir du néant en seulement trois jours, et quelle fut sa récompense ; et le récit de ce que dit Jevasi à Hootmenlati lorsqu’ils se retrouvèrent dans le monde inférieur, et de l’étrange résultat de leur rencontre.
Les ethnologues notèrent certaines similitudes entre ces légendes et certains mythes de la Terre, et avancèrent plusieurs théories intéressantes. Ils furent également fascinés par les grandes statues de craie se dressant sur l’île principale de la Nouvelle Tahiti, des œuvres mystérieuses et obsédantes, absolument inoubliables, preuves incontestables de l’existence d’une race pré-néo-tahitienne, dont aucune autre trace ne fut jamais découverte.
Mais le problème le plus fascinant qui se posa aux hommes de science fut celui des Néo-Tahitiens eux-mêmes. Ces sauvages joyeux et bronzés, plus grands, plus forts, plus beaux et plus sains que les membres de toute autre race connue se dispersèrent après la venue des hommes blancs.
Seuls quelques-uns des Hutteriens, les plus âgés, se souvenaient en avoir rencontré un certain nombre, mais l’on ne pouvait accorder grand crédit à leurs récits.
— Mon peuple ? répondait Danta, lorsqu’on le questionnait. Il n’a pu survivre aux maladies apportées par les hommes blancs, à la civilisation mécanique de l’homme blanc, à la dureté et à la répression de l’homme blanc. Les miens se trouvent à présent dans un monde plus heureux, dans Valhoola, au-delà du ciel. Et un jour j’irai les rejoindre, moi aussi.
Et les hommes blancs, en écoutant ses paroles, ressentaient un étrange sentiment de culpabilité et redoublaient d’efforts pour faire preuve de gentillesse envers Danta, le dernier des indigènes.
Traduit par Jean-Pierre Pugi.
The Native Problem