LA SUPRÊME RÉCOMPENSE
(1957)
Le millésime 1958 fut de qualité et abondant pour Sheckley avec quatorze nouvelles. De belle robe, charpentée et longue en bouche, cette Suprême Récompense est une de mes nouvelles préférées. Le sadisme du lecteur, auquel Sprague de Camp se réfère dans son essai cité en préface, est ici tout particulièrement flatté. Tout comme dans N’y touchez pas ! on joue cartes sur table. La seule préoccupation est de savoir à quelle sauce le « héros » sera mangé. Pour une fois, Sheckley a d’ailleurs choisi un personnage quelque peu agaçant, une espèce d’écrivain nombriliste et fat comme la littérature en compte beaucoup, ce qui, bien sûr, corse la saveur. À votre santé !
Hadwell fixait la planète qui s’étendait au-dessous de lui. Un tremblement d’excitation parcourut son corps, car c’était un monde magnifique couvert de plaines vertes, de montagnes rouges et de mers bleu-gris sans cesse en mouvement. Les appareils de mesure de son vaisseau réunirent rapidement des informations et conclurent que la planète convenait parfaitement à la vie humaine. Hadwell enfonça la touche de mise en orbite de décélération et ouvrit son bloc-notes.
C’était un écrivain, auteur des Ombres blanches de la ceinture d’astéroïdes, la Saga de l’espace profond, et de Terrira, planète mystérieuse. Il commençait son nouvel ouvrage intitulé les Errances d’un vagabond de l’espace.
Il écrivit :
La planète grossit au-dessous de moi, attirante et énigmatique, un défi à l’imagination. Que vais-je y découvrir, moi, le vagabond venant d’au-delà des étoiles ? Quels étranges mystères s’y cachent ? Quelles choses m’y attendent ? Le danger ? L’amour ? L’occasion de donner le meilleur de moi-même ? Cette planète sera-t-elle un lieu de repos pour un voyageur fatigué ?
Richard Hadwell était un homme grand, mince, aux cheveux roux. Il avait hérité une coquette somme d’argent de son père et l’avait investie dans une goélette spatiale de type CC. Dans cet appareil vétuste, il avait voyagé durant les six dernières années et avait écrit des livres enthousiastes sur les lieux qu’il avait visités. Mais son enthousiasme avait été simulé, car les planètes lointaines étaient des lieux généralement fort décevants.
Hadwell avait découvert que la plupart des extraterrestres étaient incroyablement stupides et laids. Leur nourriture était immangeable et leurs manières déplorables. Malheureusement, le public ne s’intéressait pas à ce genre de détails. Aussi Hadwell écrivait-il des histoires romanesques, espérant toujours en vivre finalement une.
Cette planète ne possédait aucune cité, son climat était tropical, et elle était très belle. Son vaisseau descendait vers un petit village aux huttes couvertes de chaume. Peut-être trouverai-je ici l’aventure ? songea Hadwell tandis que l’appareil commençait à décélérer brutalement.
*
* *
Tôt, ce matin-là, Kataga et sa fille Mele avaient traversé le pont de lianes en direction des Monts Déchiquetés, pour y cueillir des fleurs de cropeau. Nulle part, sur Igathi, les fleurs de cropeau poussaient aussi abondamment que sur les Monts Déchiquetés. Et il devait en être ainsi, car la montagne était consacrée à Thangookari, le Dieu Souriant.
Plus tard, ce même jour, ils avaient été rejoints par Brog, un jeune homme au visage inexpressif, absolument insignifiant, sauf peut-être pour lui-même.
Mele avait l’impression qu’il allait se passer quelque chose d’important ce jour-là. Elle était grande et mince et elle travaillait comme en extase. Elle se déplaçait lentement, rêveusement, ses longs cheveux noirs flottant dans le vent. Les objets familiers paraissaient imprégnés d’une clarté et d’un sens inhabituel. Elle avait longuement contemplé le village, un petit amas de huttes, de l’autre côté du torrent, et regardé avec émerveillement le Pinacle où étaient célébrés tous les mariages igathiens, et au-delà duquel s’étendait la mer aux coloris délicats.
Elle était la plus belle fille d'Igathi ; même le vieux prêtre était d’accord sur ce point. Elle aurait voulu tenir un rôle dramatique, mais la vie au village était monotone et elle était simplement là, ramassant des fleurs de cropeau sous la chaleur écrasante des deux soleils.
Ce qui ne lui semblait pas juste.
Son père cueillait des fleurs avec énergie, il fredonnait tout en effectuant son travail. Il savait que les fleurs fermenteraient bientôt dans la cuve du village. Lag, le prêtre, marmonnerait les paroles appropriées au-dessus du breuvage et ils boiraient devant l’image du Dieu Thangookari. Ces formalités terminées, tout le village, chiens inclus, s’enivrerait de belle façon.
Ces pensées le poussaient à se hâter dans son travail. Kataga avait également mis au point un plan subtil et dangereux pour accroître son prestige. Cela lui donnait matière à des spéculations très agréables.
Brog se redressa, essuya son visage avec l’extrémité de son pagne et observa le ciel en quête de signes avant-coureurs de la pluie.
— Regardez ! cria-t-il.
Kataga et Mele fixèrent le ciel.
— Là ! hurla Brog. Là-haut !
*
* *
Un petit point argenté entouré de flammes rouges et vertes descendait lentement du ciel. Il grossissait et se transformait en une sphère brillante.
— La prophétie ! murmura avec vénération Kataga. Enfin… Après tous ces siècles d’attente !
— Il faut avertir ceux du village ! cria Mele.
— Attends, lui dit Brog. Il rougit et enfonça ses orteils dans le sol. Je l’ai vue le premier, tu le sais.
— Bien sûr que je le sais, répondit-elle avec impatience.
— Étant donné que c’est moi qui l’ai remarquée et que j’ai en conséquence rendu un service important au village, ne penses-tu pas que je mériterais ?…
Brog voulait la même chose que tous les autres Igathiens, ce pour quoi ils travaillaient et priaient, la chose pour laquelle les gens intelligents comme Kataga échafaudaient des plans pour modifier le destin. Mais il était peu convenable de la nommer. Cependant, Mele et son père comprirent immédiatement à quoi il se référait.
— Qu’en penses-tu, Mele ? lui demanda Kataga.
— Je suppose qu’il mérite une récompense, répondit-elle.
Brog se frotta les mains.
— Voudrais-tu le faire toi-même, Mele ?
— Non, tout cela regarde le prêtre, fit-elle remarquer.
— Je t’en supplie ! l’implora Brog avant de se tourner vers Kataga. Lag risque de penser que je ne suis pas prêt. Alors, fais-le toi-même, Kataga. Je t’en prie !
Kataga étudia l’expression inébranlable de sa fille et soupira.
— Désolé, Brog. S’il n’y avait que nous… mais Mele est scrupuleusement orthodoxe. Laissons la décision au prêtre.
Brog hocha la tête, vaincu. Au-dessus d’eux, la sphère brillante descendait toujours en direction de la plaine dans laquelle se dressait le village. Les trois Igathiens ramassèrent leurs sacs de fleurs de cropeau et entamèrent leur voyage de retour.
Ils atteignirent le pont de lianes qui traversait un torrent furieux. Kataga fit passer Brog le premier, et Mele ensuite. Puis il les suivit, tirant de sous son pagne le petit couteau qu’il y avait caché.
Comme il s’y était attendu, Mele et Brog ne regardèrent pas derrière eux. Ils étaient bien trop occupés à conserver leur équilibre sur la structure instable qui oscillait. Lorsque Kataga atteignit le centre du pont, il fit courir ses doigts sous la liane qui en constituait le principal support. Il trouva rapidement le point usé qu’il avait repéré quelques jours plus tôt. Il fit courir la lame de son couteau sur ce point et sentit les fibres se séparer. Une ou deux autres entailles et la liane céderait sous le poids d’un seul homme.
Mais c’était suffisant pour l’instant. Satisfait de lui-même, Kataga replaça le couteau sous son pagne et se hâta pour rattraper Brog et Mele.
*
* *
Le village s’anima à la nouvelle de l’arrivée du visiteur. Des hommes et des femmes allaient de tous côtés, commentant l’événement, et une danse fut improvisée devant la Case Sacrée de l’Instrument. Mais elle cessa lorsque le vieux prêtre sortit en claudiquant du temple de Thangookari.
Lag, le prêtre, était un vieillard grand et émacié. Après des années de prêtrise, son visage avait fini par ressembler à celui, souriant et bienveillant, du Dieu auquel il rendait un culte. Sur son crâne chauve se trouvait un diadème de plumes de la caste des prêtres. Il s’appuyait sur sa lourde massue sacrée.
Les villageois se réunirent devant le prêtre. Brog se tenait à son côté, se frottant les mains, empli d’espoir mais effrayé à l’idée de devoir réclamer sa récompense.
— Mes frères, dit Lag, la vieille prophétie est en train de s’accomplir. Une grande sphère brillante est tombée des cieux, conformément aux prédictions. À l’intérieur de cette sphère se trouve un être semblable à nous qui est l’émissaire de Thangookari.
Les villageois acquiescèrent d’un hochement de tête, leurs visages étaient recueillis.
— Cet émissaire fera de grandes choses ! Il accomplira pour nous ce qu’aucun homme n’a encore jamais fait. Et lorsqu’il aura terminé son œuvre et demandé à se reposer, nous devrons lui donner sa récompense.
La voix de Lag se transforma en un murmure solennel.
— Chaque Igathien désire, rêve, et prie pour obtenir cette récompense. C’est ce que Thangookari a promis à tous ceux qui le vénèrent et servent sincèrement les intérêts de notre communauté.
Le prêtre se tourna vers Brog.
— Brog, tu as été le premier témoin de la venue de l’émissaire. Tu as bien servi notre village. (Le prêtre leva les bras.) Amis ! Pensez-vous que Brog doive recevoir la récompense qu’il sollicite ?
La plupart des gens le pensaient, mais Vassi, un riche marchand, s’avança en fronçant les sourcils.
— Ce n’est pas équitable, dit-il. Nous travaillons tous depuis des années, et nous avons offert de nombreux dons de prix au temple. Le mérite de Brog n’est pas assez grand pour qu’on lui accorde la moindre récompense. De plus il est de basse extraction.
— Tu as raison, admit le prêtre, et l’on put entendre Brog pousser un gémissement. Mais la bonté de Thangookari n’est pas réservée aux membres de l’élite. Les plus humbles citoyens peuvent eux aussi aspirer à la récompense, et si Brog ne la recevait pas, les autres ne perdraient-ils pas espoir ?
Le peuple hurla son approbation, et les yeux de Brog s’emplirent de larmes de gratitude.
— Agenouille-toi, Brog, dit le prêtre dont le visage semblait irradier la bienveillance et l’amour.
Brog obéit, et les villageois retinrent leur respiration.
Lag leva sa lourde massue, puis l’abattit de toutes ses forces sur le crâne de Brog. C’était un coup efficace, assené sans la moindre hésitation. Brog s’écroula, il eut un soubresaut et expira. Son expression de joie faisait vraiment plaisir à voir.
— Comme c’était beau ! murmura avec envie Kataga.
Mele lui saisit le bras.
— Ne sois pas triste, père. Un jour, tu auras droit à ta récompense, toi aussi.
— Je l’espère. Mais comment en être certain ? Prends Rii, par exemple, il n’y a jamais eu quelqu’un de meilleur ou de plus pieux que lui. Ce pauvre homme a travaillé et prié toute sa longue vie pour avoir une mort violente, n’importe quelle mort violente, et que lui est-il arrivé ? Il a trépassé sans souffrir durant son sommeil ! Est-ce le destin que méritait un tel homme ?
— Il y a toujours une ou deux exceptions.
— Je pourrais te citer une douzaine de cas semblables. Deux douzaines !
— Essaye de ne pas trop y penser, père, lui dit Mele voulant l’apaiser. Je sais que tu auras une aussi belle mort que Brog.
— Oui, oui… mais si tu y réfléchis, tu verras que même celle de Brog a été très banale. – Ses yeux se mirent à briller d’excitation. – Je voudrais quelque chose qui en vaille vraiment la peine, quelque chose de compliqué et douloureux. Une mort merveilleuse comme celle à laquelle aura droit l’émissaire !
Mele détourna le regard.
— Tu en demandes trop, père.
— C’est vrai, c’est vrai. Enfin, un jour…
Il se sourit à lui-même. Oui, un jour ! Un homme intelligent et courageux pouvait prendre en main son propre destin et organiser sa mort violente selon ses désirs, au lieu d’attendre la décision du vieux prêtre. On pouvait appeler cela de l’hérésie, se dit Kataga, mais un homme avait le droit de mourir avec autant de violence et de souffrance qu’il le désirait, s’il y parvenait, évidemment…
La pensée de la passerelle à demi sectionnée l’emplit de satisfaction. Quelle chance il avait eu de n’avoir jamais appris à nager.
— Viens, lui dit Mele. Allons accueillir l’émissaire.
Ils suivirent les villageois vers la plaine où la sphère venait de se poser.
*
* *
Richard Hadwell se laissa aller en arrière dans le siège de pilotage et essuya la transpiration qui perlait sur son front. Les derniers indigènes venaient de quitter le vaisseau et il pouvait les entendre encore chanter et rire sur le chemin du retour vers leur village, dans la semi-pénombre du crépuscule. Son appareil était imprégné de l’odeur des fleurs, du miel et du vin, et les tambours semblaient toujours résonner entre les parois de métal gris.
Il sourit à ces souvenirs, puis prit son bloc-notes. Choisissant un stylet, il écrivit :
Igathi est un monde magnifique. Ce ne sont que montagnes majestueuses et torrents furieux, plages de sable noir et végétation turbulente dans les jungles, grands arbres fleuris dans les clairières des forêts.
Pas mal, se dit-il. Il plissa ses lèvres et continua :
Les autochtones appartiennent à une très belle race humanoïde à la pigmentation légèrement bronzée. Ils m’ont accueilli avec des fleurs et des danses, et ont manifesté beaucoup de joie et de sympathie. Je n’ai eu aucune difficulté à hypno-assimiler leur langue, et j’ai rapidement ressenti l’impression d’être ici chez moi. C’est un peuple insouciant, aimant rire, doux et gracieux, qui vit sereinement dans un état proche de la nature. Quelle leçon pour l’homme civilisé !
On ne peut ressentir que de la sympathie pour ce peuple et pour Thangookari, sa déité bienveillante. Espérons que l’homme civilisé, avec son besoin de destruction et sa conduite frénétique ne viendra pas sur ce monde, pour pousser ce peuple hors du chemin de sa modération.
Hadwell choisit un stylet à la pointe plus fine pour ajouter :
Il y a une fille nommée Mele qui…
Il barra la ligne d’un trait.
Une jeune fille brune du nom de Mele, belle au-delà de toute comparaison, est venue près de moi et m’a fixé dans…
Il biffa également ces mots, puis, fronçant les sourcils, il essaya diverses phrases :
Ses yeux bruns étaient annonciateurs de joies…
Sa petite bouche écarlate frissonna presque imperceptiblement lorsque je…
Sa petite main ne se posa sur mon bras que durant un court instant, mais…
Il froissa la page. Les cinq mois de célibat forcé qu’il avait passés dans l’espace le travaillaient, et il ferait mieux de traiter le sujet principal et de laisser Mele pour plus tard, pensa-t-il.
Il se remit à écrire :
Un observateur bien disposé, tel que moi, pourrait les aider de diverses manières. Sur le plan médical, par exemple. Mais la tentation est forte de s’abstenir de toute intervention, de crainte de bouleverser leur culture et d’engendrer du mécontentement.
Refermant le calepin, Hadwell regarda par le hublot le village lointain, à présent illuminé par des torches. Puis il rouvrit de nouveau le calepin.
Mais leur culture semble bien implantée et souple. Et je pense qu’une certaine forme d’aide ne pourrait leur nuire et leur serait au contraire profitable. C’est une telle forme d’assistance que je vais leur apporter.
Il referma le calepin d’un coup sec et posa le stylet.
*
* *
Le jour suivant, Hadwell commença ses bonnes œuvres. Il découvrit que de nombreux Igathiens souffraient des diverses formes d’une maladie transmise par la végétation migratrice. Par une sélection judicieuse d’antibiotiques, il put stopper toute évolution de cette maladie, sauf dans les cas les plus avancés. Puis il fit assécher par des équipes de volontaires les champs où poussaient les plantes itinérantes qui étaient les vecteurs de ce mal.
Tandis qu’il allait rendre visite à ses malades, Mele l’accompagnait. La magnifique Igathienne apprit rapidement les rudiments du métier d’infirmière, et Hadwell trouva son assistance inestimable.
Bientôt, toutes les maladies importantes furent vaincues et Hadwell commença alors à passer ses journées dans un bosquet ensoleillé, non loin d’Igathi, où il se reposait et travaillait à son livre.
Lag réunit les habitants du village afin de discuter de la signification de son attitude.
— Mes amis, dit le vieux prêtre, notre ami Hadwell a fait des choses merveilleuses pour notre village. Il a guéri nos malades, afin qu’ils puissent eux aussi vivre et partager le don de Thangookari. À présent, Hadwell est fatigué et se repose aux soleils. Il attend la récompense qu’il est venu chercher.
— Il est juste que l’émissaire reçoive sa récompense, dit Vassi le marchand. Je suggère que le prêtre prenne sa massue et aille le trouver.
— Pourquoi se montrer mesquin ? demanda Juele, un prêtre-novice. Le messager de Thangookari n’est-il pas digne d’une plus belle mort ? Hadwell mérite mieux que la massue ! Bien mieux !
— Tu as raison, admit lentement Vassi. En ce cas, je suggère que nous plantions des piquants de jambier sauvage empoisonné sous ses ongles.
— C’est peut-être bien bon pour un marchand, fit remarquer Tgara, le tailleur de pierre, mais pas pour Hadwell. Il mérite une grande mort ! Je propose que nous le ligotions sur le sol, et que nous allumions un petit feu à ses pieds. Progressivement…
— Attendez, les interrompit Lag. L’émissaire a droit à la Mort d’un Adepte. En conséquence, portons-le avec douceur jusqu’à la fourmilière géante qui se trouve près du village, et enterrons-le jusqu’au cou dans le sol.
Des cris d’approbation s’élevèrent dans toute l’assistance.
— Les tambours rituels retentiront jusqu’à son dernier cri, déclara Tgara.
— Et nous danserons en son honneur, affirma Vassi.
— Et nous nous enivrerons, ajouta Kataga.
Tous reconnurent que c’était la plus enviable des morts.
Ils réglèrent les derniers détails et décidèrent du moment. Le village puisait d’excitation et de béatitude religieuse. Toutes les huttes furent décorées de fleurs, à l’exception de la Case de l’Instrument qui devait naturellement conserver sa simplicité sacrée. Les femmes riaient et chantaient tout en préparant l’exécution. Seule Mele, pour une raison inexplicable, était triste. La tête basse, elle traversa le village et gravit lentement la colline, pour aller retrouver Hadwell.
*
* *
Hadwell, torse nu, paressait aux soleils.
— Bonjour, Mele, dit-il. J’ai entendu les tambours. Vous préparez quelque chose, au village ?
— Il va y avoir une cérémonie, répondit Mele, tout en s’asseyant à son côté.
— Pourrais-je y assister ?
Mele le fixa, hochant lentement la tête. Son cœur était bouleversé à la vue d’un tel courage. L’émissaire observait strictement l’ancien protocole, qui voulait qu’un homme feignît de ne pas être concerné le moins du monde par les festivités prévues pour sa propre mort.
À l’époque actuelle, les hommes ne parvenaient plus à garder le détachement nécessaire. Mais, évidemment, un émissaire de Thangookari devait respecter les règles mieux que quiconque.
— Quand la cérémonie doit-elle commencer ? demanda-t-il.
— Dans une heure.
Auparavant, elle avait été franche et détendue en sa compagnie. À présent, son cœur était lourd, oppressé. Elle ne savait pas pourquoi. Timidement, elle regarda ses vêtements d’un autre monde, ses cheveux roux.
— J’ai de la chance de pouvoir y assister, dit rêveusement Hadwell. Ouais, m’sieur, drôlement de la chance…
Les paupières à demi closes, Hadwell regardait la belle Igathienne. Il observait la ligne pure de ses épaules et de son cou, ses cheveux sombres, et devinait plus qu’il ne le sentait son léger parfum. Nerveusement, il cueillit un brin d’herbe.
— Mele, dit-il. Je…
Les mots moururent sur ses lèvres. Soudain, elle fut dans ses bras.
— Oh, Mele !
— Hadwell ! cria-t-elle, avant de se serrer contre lui.
Brusquement, elle se dégagea, le fixant avec des yeux tourmentés.
— Qu’est-ce qui se passe, mon amour ?
— Hadwell, peux-tu encore faire quelque chose pour le village ? N’importe quoi ? Mon peuple t’en serait reconnaissant.
— J’avais pensé prendre un repos bien mérité, tu sais. Essaye de te calmer.
— Non, je t’en prie ! le supplia-t-elle. Ces fossés d’irrigation dont tu as parlé, pourrais-tu les commencer immédiatement ?
— Si tu veux, ma chérie, mais…
— Oh, mon amour !
Elle se leva d’un bond.
Hadwell voulut la saisir, mais elle fit un pas en arrière.
— Je n’ai pas le temps ! Je dois me dépêcher d’aller l’apprendre aux gens du village !
Elle s’éloigna en courant, et Hadwell resta seul, se posant des questions sur les réactions étranges des autochtones, et plus spécialement sur celles des autochtones du sexe féminin.
*
* *
Mele revint au village en courant et trouva le prêtre dans le temple en train de prier pour obtenir la sagesse et des conseils. Elle lui raconta rapidement quels étaient les nouveaux projets que l’émissaire avait élaborés pour venir en aide au village.
Le vieux prêtre hocha lentement la tête.
— Alors, il va falloir reporter la cérémonie. Mais dis-moi, Mele, pourquoi est-ce toi qui viens m’en parler ?
Mele rougit et ne put répondre.
Le vieux prêtre sourit. Mais ensuite son visage se fit sévère.
— Je te comprends, mais écoute-moi, Mele. Ne laisse pas l’amour te détourner de l’adoration de Thangookari et de la stricte observance des coutumes anciennes et honorables de notre village.
— Bien entendu ! répondit-elle. J’ai simplement compris que Hadwell mérite mieux que la mort des Adeptes. Il a droit à mieux ! À la Suprême Récompense !
— Voilà six cents ans qu’aucun homme n’a été digne de la Suprême Récompense. Depuis que le demi-Dieu V’ktat a sauvé la race des Igathiens de la menace des épouvantables Huelvas.
— Mais Hadwell a l’étoffe d’un héros. Laisse-lui du temps, permets-lui de prouver sa valeur !
— Peut-être, répondit le prêtre d’une voix pleine de doutes.
Ce serait une grande chose pour le village… Mais réfléchis, Mele. Hadwell mettra peut-être toute sa vie pour s’en montrer digne.
— Une pareille récompense ne mérite-t-elle pas qu’on l’attende longtemps ?
Le vieux prêtre tapota sa massue, et son front se plissa pensivement.
— Tu as peut-être raison. Oui, tu as peut-être raison.
Il se redressa soudain et la fixa d’un regard pénétrant.
— Mais dis-moi la vérité, Mele. Essayes-tu vraiment de le rendre digne de la Suprême Récompense ? Ou veux-tu simplement le garder pour toi ?
— Il doit avoir la mort qu’il mérite, répondit-elle avec sérénité.
Mais elle ne parvint pas à regarder le prêtre dans les yeux.
— Je me demande, dit le vieil homme. Je me demande ce qu’il y a au fond de ton cœur. Je crains que tu ne sois dangereusement proche de l’hérésie, Mele. Et dire que tu étais une des plus orthodoxes de mes fidèles.
Mele allait répondre, lorsque Vassi, le marchand, se précipita dans le temple.
— Venez vite ! cria-t-il. C’est Iglai le fermier ! Il a contourné l’interdit !
Ils le suivirent en courant vers les lieux de l’accident.
Le gros fermier jovial avait eu une mort horrible. Pour se rendre de sa hutte au centre du village, il avait emprunté comme à son habitude le chemin qui passait devant un vieil arbre à épines. Sans avertissement, l’arbre lui était tombé dessus. Les épines l’avaient transpercé de toutes parts. Les témoins oculaires déclaraient que le fermier s’était contorsionné et avait gémi durant plus d’une heure avant d’expirer. Mais qu’en rendant son dernier soupir, il avait souri.
Le prêtre regarda la foule qui s’était amassée autour du corps d’Iglai. Plusieurs villageois gardaient leurs mains devant leur bouche afin de cacher leur sourire. Lag alla jusqu’à l’arbre à épines et l’examina. Il y découvrit des traces de coups de scie, qui avaient été dissimulées avec de l’argile.
Le prêtre se tourna vers la foule.
— Iglai venait-il souvent ici ?
— Bien sûr, répondit un autre fermier. Il prenait toujours son déjeuner sous cet arbre.
À présent, la foule riait librement, fière de la réussite d’Iglai. Des réflexions commencèrent à être échangées ici et là.
— Et dire que je me demandais pourquoi il déjeunait toujours ici.
— Il ne voulait pas avoir de compagnie. Il disait qu’il préférait manger seul.
— Hah !
— Il a dû lui falloir du temps pour scier ce tronc.
— Des mois, probablement. C’est un bois très dur.
— C’était un malin.
— Je vais te dire ! Ce n’était qu’un fermier et personne n’aurait pu dire qu’il était particulièrement dévot, mais il s’est donné une mort vraiment valable.
— Écoutez, braves gens ! cria Lag. Iglai a commis un sacrilège ! Seul un prêtre a le droit d’accorder une mort violente !
— Le tout c’est de ne pas être pris, fit remarquer un homme.
— Ainsi, il a commis un sacrilège, dit un autre villageois. Mais la seule chose qui compte, c’est que sa mort ait été atroce.
Le vieux prêtre se détourna tristement.
Il ne pouvait absolument rien faire. S’il avait surpris Iglai à temps, il l’aurait sévèrement puni. Iglai n’aurait jamais osé recommencer et serait probablement mort paisiblement durant son sommeil, à un âge avancé.
Mais à présent, il était trop tard. Le fermier avait eu la mort qu’il désirait et volait déjà vers Rookechangi. Demander au Dieu de punir Iglai dans l’après-vie serait inutile, car le fermier se trouvait sur place pour plaider sa cause.
— Quelqu’un l’a-t-il vu scier cet arbre ? demanda Lag.
Si c’était le cas, nul ne l’admettrait. Ils se serraient les coudes, Lag le savait. En dépit de l’enseignement religieux qu’il leur avait inculqué depuis leur plus tendre enfance, ils essayaient toujours de se montrer plus malins que les prêtres.
Quand prendraient-ils conscience qu’une mort illégale ne pouvait apporter autant de satisfaction que celle pour laquelle on travaillait durement, que l’on méritait, et qui était donnée dans les règles ?
Il soupira. La vie était parfois un lourd fardeau à porter.
*
* *
Une semaine plus tard, Hadwell écrivit dans son journal :
Il n’y a jamais eu une race semblable à celle des Igathiens. Je vis à présent parmi eux, je mange et je bois en leur compagnie, et j’assiste à leurs cérémonies. Je les connais et je les comprends. Et la vérité à leur sujet est pour le moins surprenante.
Les Igathiens ignorent ce qu’est la guerre ! Réfléchis à cela, Homme Civilisé ! Jamais dans leur histoire écrite ou orale, il n’en est fait mention. Ils ne peuvent tout simplement pas concevoir une pareille chose. Je vais donner un exemple :
J’ai essayé d’expliquer à Kataga, le père de l’incomparable Mele, ce qu’était la guerre. L’homme s’est gratté la tête, puis a demandé :
— Veux-tu dire que beaucoup de gens en tuent beaucoup d’autres ? Que c’est cela la guerre ?
— En partie, oui, lui ai-je répondu. Des milliers d’hommes en tuent d’autres milliers.
— Alors, la plupart meurent en même temps, de la même façon ?
— C’est exact, ai-je répondu.
Il a réfléchi longuement avant de se tourner vers moi et de me déclarer :
— Il n’est pas bon que de nombreuses personnes meurent en même temps et de la même façon. Ce n’est pas satisfaisant. Chaque homme doit mourir à sa manière.
Réfléchis, Homme Civilisé, à l’incroyable naïveté de cette réponse. Et pense cependant à la somme de vérités contenues dans cette phrase, des vérités que tous feraient bien d’apprendre.
De plus, les membres de ce peuple ne se querellent jamais, n’ont pas de rivalités sanglantes, aucun crime passionnel ou autre meurtre.
Je suis parvenu à la conclusion que la mort violente épargne ce peuple – sauf, évidemment, lors d’accidents.
Il est d’ailleurs dommage que les accidents soient si fréquents et presque toujours fatals. Mais cela doit être porté sur le compte d’un environnement dangereux, de l’insouciance, et du côté casse-cou de ce peuple. Et sur un plan matériel, même les accidents ne passent pas inaperçus et sont étudiés avec soin. Le prêtre, avec lequel j’entretiens une profonde amitié, déplore le grand nombre d’accidents et milite constamment contre eux. Il exhorte toujours son peuple à plus de prudence.
C’est un homme foncièrement bon.
Et je vais à présent coucher par écrit la chose la plus merveilleuse de toutes.
Hadwell sourit, presque sans s’en rendre compte, hésita un instant, puis reprit son bloc-notes.
Mele a accepté de devenir ma femme ! La cérémonie aura lieu dès que j’aurai terminé cette partie de mon livre. Les festivités ont déjà commencé. Je m’estime le plus heureux des hommes, car si Mele est une femme de toute beauté, elle est également exceptionnelle.
Elle fait preuve d’un grand dévouement pour son peuple. Un peu trop, peut-être. Elle me pousse tout le temps à faire de nouvelles choses pour le village. Et j’en ai déjà fait beaucoup. J’ai complété un système d’irrigation pour leurs cultures, introduit de nouvelles céréales à croissance rapide, créé la profession de ferronnier, et fait bien d’autres choses qui sont trop nombreuses pour que je puisse toutes les mentionner. Et elle me demande toujours de faire plus.
Mais je vais à présent m’arrêter. J’estime avoir droit à un peu de repos. Je désire passer une longue lune de miel langoureuse, puis paresser aux soleils durant une année et terminer mon livre.
Mele éprouve des difficultés à me comprendre. Elle me dit toujours de continuer à aider son peuple. Elle me parle d’une certaine cérémonie de la Suprême Récompense (si ma traduction est correcte).
Mais j’ai déjà suffisamment fait pour eux, et j’ai refusé d’entreprendre de nouvelles choses durant un an ou deux, au moins.
Cette cérémonie de la Suprême Récompense doit avoir lieu juste après nos noces. Je suppose qu’il s’agit là d’une distinction ou de quelque chose de ce genre que les membres de cette peuplade veulent me décerner. Je leur ai fait comprendre que j’acceptais volontiers.
Cela sera certainement très intéressant.
*
* *
Pour les noces, tout le village, conduit par le vieux prêtre, s’achemina jusqu’au Pinacle où étaient célébrés tous les mariages igathiens. Les hommes portaient leurs plumes de cérémonie et les femmes étaient parées de coquillages et de pierres chatoyantes. Quatre villageois parmi les plus forts se trouvaient au centre du cortège, portant un appareil étrange. Hadwell ne fit que l’entrevoir, mais il savait qu’ils avaient été le prendre, avec une cérémonie fastidieuse, dans une simple hutte au toit de chaume noir qui semblait avoir un caractère sacré pour les villageois.
En file indienne, ils traversèrent la passerelle branlante. Kataga, qui était le dernier, s’arrêta et sourit tout en donnant un coup de couteau supplémentaire à la liane, à l’endroit où elle était déjà entaillée.
Le Pinacle était un étroit éperon de roche noire surplombant la mer. Hadwell et Mele se placèrent à son extrémité, le prêtre leur faisant face. Les personnes présentes se turent, comme Lag levait les bras.
— Oh, Grand Thangookari ! cria-t-il. Veille sur cet homme, Hadwell, ton émissaire qui est descendu des cieux dans une sphère de lumière, et qui a rendu service à Igathi comme nul homme ne l’a jamais fait avant lui. Et veille sur ta fille Mele. Apprends-lui à aimer le souvenir de son mari, et à rester fidèle à nos croyances.
Le prêtre avait fixé durement Mele tout en prononçant ces dernières paroles. Et Mele, la tête droite, lui avait rendu son regard.
— Je vous déclare à présent mari et femme ! annonça le prêtre.
Hadwell prit Mele dans ses bras et l’embrassa. Les spectateurs les acclamèrent, et Kataga leur adressa un sourire entendu.
— Et à présent, ajouta le prêtre de sa voix la plus douce, j’ai de bonnes nouvelles pour toi, Hadwell. De grandes nouvelles !
— Oh ? répondit Hadwell, lâchant son épouse à contrecœur.
— Nous avons appris à te connaître, et nous t’avons jugé digne de la Suprême Récompense !
— Je vous remercie.
Le prêtre fit un geste et quatre hommes montèrent en tirant l’étrange appareil que Hadwell avait entrevu un peu plus tôt. À présent, il pouvait voir que c’était une plateforme de bois noir de la taille d’un grand lit, et qui semblait très vieille. Attachés à cette base se trouvaient divers dards, crochets, coquillages acérés et épines en forme d’aiguille. Il y avait également des coupes qui ne contenaient encore aucun liquide, ainsi que d’autres objets à la forme étrange dont Hadwell ne pouvait deviner l’utilité.
— Voici six cents ans que cet appareil n’a pas été sorti de la Case Sacrée de l’Instrument, dit Lag. Depuis les jours où V’ktat, le demi-Dieu, notre héros, a sauvé notre peuple de la destruction. Mais nous l’avons sorti pour toi, Hadwell !
— Je ne mérite pas tant d’honneurs, protesta Hadwell, qui parvint à rougir.
Un murmure s’éleva de la foule face à tant de modestie.
— Crois-moi, lui dit Lag avec conviction. Tu le mérites. Acceptes-tu de recevoir la Suprême Récompense ?
Hadwell regarda Mele, mais il ne put interpréter l’expression de son beau visage. Il regarda le prêtre qui restait impassible. La foule était totalement silencieuse. Hadwell fixa l’instrument. Il n’aimait pas son aspect et un doute commença à envahir son esprit.
Était-il possible qu’il se fût trompé sur le compte de ce peuple ? Cet appareil devait être un instrument de torture des temps anciens. Ces dards et ces crochets… Mais à quoi servaient les autres choses ? En réfléchissant bien, Hadwell leur trouva certaines utilisations et il frissonna.
Devant lui, il y avait à présent la foule compacte des villageois et, derrière, l’étroite pointe de rocher surplombant un à-pic de trois cents mètres. Hadwell regarda de nouveau Mele.
Il ne pouvait se tromper sur ce qu’il lisait dans ses yeux. C’était de l’amour et du dévouement.
Jetant un regard en direction des villageois, il vit leur sollicitude pour lui. Pourquoi s’inquiétait-il ? Ils ne lui feraient jamais le moindre mal, pas après ce qu’il avait fait pour eux.
L’instrument était sans aucun doute possible une sorte de symbole.
— J’accepte la Suprême Récompense, répondit-il finalement.
Les villageois crièrent de joie et le rugissement profond revint en écho des montagnes. Ils se regroupèrent plus près de lui, souriant, lui serrant les mains.
— La cérémonie se déroulera immédiatement, déclara le prêtre, dans le village, devant la statue de Thangookari.
Ils partirent, le prêtre en tête. Hadwell et son épouse se trouvaient à présent au centre de la foule. Mele ne lui avait pas dit un seul mot depuis la cérémonie.
Ils traversèrent silencieusement le pont de lianes. Une fois de l’autre côté, les villageois se pressèrent encore plus près de Hadwell qu’auparavant, éveillant en lui une légère impression de claustrophobie. S’il n’avait été absolument convaincu de leurs bonnes intentions à son égard, il aurait pu ressentir une certaine appréhension.
Devant eux s’étendait le village et l’autel de Thangookari, vers lequel se hâtait le prêtre.
Ils entendirent soudain un cri aigu. Tous se tournèrent et se mirent à courir en direction du pont.
Au bord du torrent, Hadwell vit ce qui s’était produit. Kataga, le père de Mele, était resté derrière la procession. Lorsqu’il avait atteint le centre de la passerelle, la liane centrale avait inexplicablement cédé. Kataga avait réussi à saisir une seconde liane, mais, tandis que les villageois observaient la scène, il commença à montrer des signes de faiblesse, lâcha prise, et tomba dans le torrent.
Hadwell le fixait, comme hypnotisé. Avec autant de précision que dans un rêve, il vit tout : Kataga tombant, souriant avec un courage magnifique, les eaux furieuses et les rochers déchiquetés se trouvant au-dessous de lui.
C’était une mort certaine, une mort horrible.
— Sait-il nager ? demanda Hadwell à Mele.
— Non, il a refusé d’apprendre… Oh, père ! comment as-tu pu !
L’écume blanche des flots déchaînés effrayait plus Hadwell que tout ce qu’il avait déjà pu voir, plus que le vide de l’espace. Mais le père de son épouse était en danger.
Il plongea, tête la première, dans l’eau glacée.
Kataga était presque inconscient lorsque Hadwell l’atteignit, ce qui était une chance, car l’Igathien ne se débattit pas lorsque le Terrien le saisit par les cheveux et commença à nager avec vigueur vers la rive proche. Mais il échoua. Les courants emportaient les deux hommes, les tirant sous la surface avant de les projeter de nouveau à l’air libre.
Par des efforts énergiques, Hadwell put éviter les premiers rochers. Mais il pouvait en voir un grand nombre devant lui, émergeant des flots.
Les villageois couraient le long de la rive en hurlant.
Les forces de Hadwell s’épuisaient rapidement, et il lutta de nouveau pour atteindre la berge. Un rocher érafla son flanc et sa prise sur les cheveux de Kataga s’affaiblit.
L’Igathien commençait à reprendre connaissance et à se débattre.
— Tiens bon, mon vieux, parvint à lui dire Hadwell en haletant. La rive défilait rapidement. Hadwell en fut à moins de trois mètres, à un moment, mais les courants, une fois encore, l’entraînèrent au loin.
Dans un dernier sursaut d’énergie, il réussit à agripper une branche surplombant les flots, et à s’y maintenir tandis que le courant tordait et déchirait son corps. Quelques instants plus tard, sur l’ordre du prêtre, les villageois tirèrent Hadwell et Kataga sur la rive.
*
* *
Les deux hommes furent transportés jusqu’au village. Lorsque Hadwell put à nouveau respirer normalement, il se tourna vers Kataga et lui sourit faiblement.
— Il s’en est fallu de peu, mon vieux, dit-il.
— Maudit casse-pieds ! répondit sèchement Kataga, avant de s’éloigner à grands pas.
Hadwelll le regarda d’un air hébété.
— La peur a dû lui déranger l’esprit. Au fait, et la Suprême Récompense ?
Les villageois s’approchèrent de lui, menaçants.
— Ah ! Il demande toujours la Suprême Récompense !
— Un homme pareil !
— Après avoir sauvé la vie à Kataga, il ose encore…
— Faire une chose pareille à son propre beau-père !
— Un monstre comme ça ne mérite pas la Suprême Récompense !
— Oui, un homme comme ça, récapitula Vassi le marchand, ne mérite pas de mourir !
Hadwell se demanda s’ils étaient tous devenus fous. Il se redressa avec faiblesse et appela le prêtre.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Lag, les yeux emplis de tristesse, le regarda mais ne répondit rien.
— Je n’ai plus droit à la Suprême Récompense ? demanda Hadwell sur un ton plaintif.
— Tu la mérites, Hadwell. Si un homme l’a jamais mérité, c’est bien toi, si l’on considère tout ce que tu as fait pour nous. Mais il faut cependant tenir également compte des principes de pitié et de charité qui sont chers à Thangookari. Hadwell, tu as fait une chose inhumaine et terrible en allant secourir ce pauvre Kataga… Je crains que tu ne puisses jamais être pardonné.
Hadwell ne savait plus quoi dire. Apparemment, il existait un tabou empêchant de retirer du torrent ceux qui y tombaient. Mais comment pouvaient-ils s’attendre à ce qu’il le sache ? Comment pouvaient-ils accorder à cette petite chose plus de poids que tout ce qu’il avait fait pour eux ?
— Vous ne pourriez pas faire une autre cérémonie plus modeste ? plaida-t-il. J’aime votre peuple. Je veux rester parmi vous. Vous pouvez sûrement faire quelque chose.
Les yeux du vieux prêtre s’emplirent de compassion. Il saisit sa massue, et commença à la lever.
Il fut arrêté par un hurlement menaçant de la foule.
— Je ne peux rien faire, dit-il. Quitte-nous, faux émissaire. Va-t’en, Hadwell… Tu es un homme qui ne mérite pas de mourir.
— D’accord ! cria Hadwell, perdant brusquement son sang-froid. Allez au diable, bande de sales sauvages ! Je ne resterais pas, même si vous me suppliiez à genoux de le faire. Je pars. Viens-tu avec moi, Mele ?
La fille cilla nerveusement, et regarda Hadwell, puis le prêtre. Il y eut un long moment de silence. Puis Lag murmura :
— Rappelle-toi ce que cet homme a fait à ton père, Mele. Souviens-toi des croyances de ton peuple.
Mele releva fièrement le menton.
— Je sais où est mon devoir. Partons, mon amour.
— Bien, dit Hadwell.
Il s’éloigna à grands pas vers son vaisseau, suivi par sa jeune épouse.
Le vieux prêtre les observait, désespéré.
— Mele ! cria-t-il, la voix brisée.
Mais elle ne se retourna pas. Il la vit pénétrer dans le vaisseau et le sas se referma sur elle.
Quelques minutes plus tard, des flammes rouges et bleues baignèrent la sphère d’argent. Elle s’éleva, prit de la vitesse, devint de plus en plus petite jusqu’à ne plus être qu’un point, et disparut.
Des pleurs coulèrent sur les joues du vieux prêtre, comme il regardait s’élever l’appareil.
*
* *
— Mele, je vais t’emmener sur la Terre, expliqua Hadwell quelques heures plus tard. C’est la planète d’où je viens. Tu verras, tu l’aimeras.
— J’en suis certaine, murmura Mele, fixant les étoiles à travers un hublot.
Quelque part parmi elles se trouvait son monde, qu’elle avait perdu à tout jamais. Elle ressentait déjà de la nostalgie, mais elle n’avait pas eu le choix. Une femme qui aime vraiment son époux ne perd jamais confiance en lui.
Elle toucha la gaine d’une petite dague cachée dans ses vêtements. L’arme avait été trempée dans un poison à action très lente et horriblement douloureuse. C’était un héritage de famille. Elle était destinée à n’être utilisée que lorsqu’il n’y avait aucun prêtre aux alentours, et uniquement sur les personnes que l’on aimait plus que tout.
— J’en ai assez de perdre mon temps, lui dit Hadwell. Avec ton aide, je ferai de grandes choses. Tu seras fière de moi, ma chérie.
Mele savait qu’il pensait vraiment ce qu’il disait. Un jour, pensa-t-elle, Hadwell serait lavé du péché qu’il avait commis contre son père. Il ferait une action qui le rachèterait ; peut-être aujourd’hui, peut-être demain, peut-être l’année suivante. Et alors, elle pourrait lui offrir la chose la plus précieuse qu’une femme puisse donner à celui qu’elle aime :
Une mort atroce.
Traduit par Jean-Pierre Pugi.
The Victim from Space.