VOULEZ-VOUS PARLER AVEC MOI ?
(1965)

Publiée en octobre 1965 dans Galaxy, cette nouvelle est la plus récente du recueil. Nul nignore plus aujourdhui les beautés et les ressources de la linguistique et la science-fiction en fait un usage fréquent conduisant à des chefs-dœuvre tels que Babel – 17, de Samuel Delany.

Le contacteur Jackson, lorsquil débarque sur la planète Na, où l’on parle le hon, est pourtant un homme averti. Il sait quune langue est comme la surface toujours changeante de la mer. On ne sait jamais quels récifs sont cachés sous cette splendeur transparente, tant il est vrai que les eaux les plus belles recèlent les fonds les plus traîtres.

Il le sait. Pourtant

 

 

 

 

 

En dépit des fantaisies gravitationnelles provoquées par deux soleils et six lunes, l’atterrissage était du gâteau. Une couche de nuages à basse altitude aurait pu inquiéter Jackson s’il avait effectué la manœuvre en vision directe. Mais il trouvait cela trop puéril. Il était préférable, et plus sûr, de brancher le cerveau électronique et de se laisser guider.

La couche de nuages s’ouvrit à sept cents mètres. Jackson put alors constater qu’il ne s’était pas trompé en effectuant son premier repérage : là, tout en bas, il y avait bien une ville.

Son travail était de ceux où l’on est seul – mais, fait paradoxal, il exigeait un esprit extrêmement grégaire, et cette contradiction avait développé chez Jackson l’habitude de soliloquer. Presque tous ses collègues en faisaient autant. Jackson aurait bavardé avec n’importe qui, humain ou extraterrestre, sans se soucier de la taille, de l’aspect ni de la couleur.

C’était pour cela qu’on le payait. Il parlait quand il se trouvait seul dans l’espace, et davantage encore quand il était avec quelqu’un – ou quelque chose – capable de lui donner la réplique. Selon lui, il avait de la chance d’être rémunéré pour satisfaire ses instincts loquaces.

« Et pas seulement rémunéré, se répétait-il, mais bien payé, sans compter les primes à la clé. Qui mieux est, j’ai l’impression que c’est ma planète de chance. Je sens que je pourrai y faire fortune… si ses petits habitants ne me mangent pas en route, naturellement. »

Les longs voyages solitaires d’une planète à l’autre et la possibilité d’une mort imminente étaient les seuls inconvénients du métier. Mais quand une profession ne comporte aucun risque, le salaire n’est pas aussi appréciable.

Allait-on lui faire un mauvais parti ? Impossible de savoir à l’avance. On ne pouvait préjuger des formes de vie extraterrestres.

« Bah ! Je ne pense pas qu’ils iraient me trucider, se répondit Jackson. Je me sens vraiment en veine, aujourd’hui. »

Cette philosophie simpliste, qui était la sienne depuis des années, l’aidait à tromper la longueur de ses voyages de planète en planète. Il ne voyait pas de raison à changer d’optique brusquement.

L’astronef se posa et Jackson manœuvra les commandes du dispositif d’inspection.

Il consulta l’analyseur pour vérifier la teneur en oxygène et la nature des micro-organismes de la planète. Ce monde était vivable. Puis il attendit. Pas longtemps, bien sûr. Ils (les indigènes, ou les autochtones, au choix) sortirent en foule de la cité pour venir voir le vaisseau. Et Jackson les observa à travers le hublot.

« Parfait, constata-t-il. Ils m’ont tout l’air d’humanoïdes, et francs de collier. Ce qui veut dire une prime de cinq mille dollars pour toi, mon petit vieux. »

Les habitants de la cité étaient des bipèdes monocéphales. Ils avaient dix doigts, un nez, deux yeux, deux oreilles – et une bouche. Leur épiderme présentait une teinte chair proche de la nôtre, leurs lèvres un ton rose, et leurs cheveux des variétés de noir, de brun ou de roux.

« Vu ! Ils sont exactement comme nous ! jubila Jackson. Bon sang, ça devrait me valoir une prime supplémentaire. Des humanoïdissimes, c’est plutôt rare, pas vrai ? »

Tous portaient des vêtements. Certains jonglaient même avec des tiges de bois sculpté qui ressemblaient à des cannes et leur donnaient des airs farauds. Les femmes étaient parées de bijoux ciselés ou émaillés. À première vue, Jackson les cataloguait dans une civilisation correspondant à l’Âge de Bronze.

Ils échangeaient force propos en gesticulant. Des propos que Jackson ne comprenait naturellement pas. Mais cela ne l’inquiétait guère. Ils avaient un langage que son propre appareil vocal pourrait reproduire. C’était l’essentiel.

« Quand je pense à cette fichue planète, l’an dernier… grommela-t-il. Les maudits bâtards, avec leurs échanges supersoniques ! Des écouteurs et un micro spéciaux, et 110° à l’ombre ! »

Cependant, les extraterrestres l’attendaient. Il le savait. Ç’allait être le premier moment de contact réel – et pour lui, c’était toujours une question de nerfs.

Le seul moment où il risquait sa peau.

Il s’obligea à gagner le sas, le déverrouilla, se frotta les yeux et s’éclaircit la gorge. Il arriva même à sourire. « Pas de sueurs froides, mon bon. Conduis-toi en brave petit Jackson, sans bafouiller. Tu n’es qu’un inoffensif voyageur de l’espace – comme qui dirait un vagabond galactique… un citoyen des étoiles. Tu cherches à prolonger toujours davantage la route de l’amitié, et toute la lyre. Tu viens bavarder un brin, sans plus. Si tu te mets bien ça dans la tête, les gars du coin y croiront comme toi. C’est le moment de te répéter la Règle de Jackson : Toutes les formes de vie intelligente ont en commun une divine tendance à la jobarderie ; ce qui signifie que le Thung à trois langues d’Orangus V se laissera amadouer au même titre que Mr Smith de la bonne ville de Saint-Paul. »

Cela dit, et arborant le sourire des braves, Jackson ouvrit le sas, prêt à bavarder un brin.

 

— Alors, ça va ? demanda-t-il tout de suite, uniquement pour entendre le son de sa propre voix.

Les extraterrestres les plus rapprochés reculèrent avec des mines craintives. Presque tous les visages exprimaient l’inquiétude. Parmi les jeunes individus, plusieurs portaient des poignards de bronze dans des gaines fixées à l’avant-bras. Armes primitives, mais aussi efficaces que les autres – celles inventées sur la Terre depuis les temps révolus. En tout cas, des lames apparurent.

— Voyons, du calme, articula Jackson en gardant un ton assuré.

Les poignards sortirent entièrement de leurs gaines et un cercle menaçant se resserra autour de Jackson. Il resta immobile, l’œil vigilant, prêt à bondir en arrière comme un lièvre à réaction, et espérant qu’il aurait le temps de franchir le sas.

Et puis, un autre homme (car on pouvait leur donner ce nom, pas vrai ?) vint se placer devant les belliqueux. Il était beaucoup plus âgé. Il prononça quelques mots rapides, accompagnés de gestes véhéments. Et les individus qui brandissaient les poignards le regardaient.

— Voilà qui est mieux, approuva Jackson. Regardez. Regardez bien. Ça – grand astronef. Dedans, beaucoup médicaments très bons. Ça, véhicule très puissant, fabriqué par technologie avancée. De quoi donner à réfléchir, hein ?

De fait, ils réfléchissaient.

Ils s’étaient arrêtés – et s’il ne réfléchissaient pas vraiment, du moins discutaient-ils avec conviction et force gestes, montrant tour à tour l’astronef, la ville, l’astronef…

— Mais oui, vous y venez, susurra Jackson. Rien de tel que la puissance pour parler une langue universelle, pas vrai, cousins ?

Ce n’était pas la première fois qu’il voyait se dérouler pareille scène sur une planète inconnue. Il pouvait presque interpréter le sens du colloque. De façon générale, les choses se passaient comme suit :

Un intrus se pose avec son véhicule spatial. L’engin extraordinaire suscite immédiatement la curiosité, puis la crainte, et enfin l’hostilité. Après les premières minutes d’admiration, un autochtone confie à un congénère :

— Dis donc, j’ai comme l’idée qu’il doit y avoir des tas de trucs terribles, dans ce sacré machin de métal !

— T’as raison, Herbie, répond l’autre – un nommé Fred, ou Bob, ou Joe.

— Et comment, que j’ai raison ! Bon Dieu ! Tu te rends compte que ce cochon-là pourrait faire de nous ses esclaves ?

— Tu l’as dit, Herbie. Il en serait bien capable.

— Alors moi, je suis d’avis qu’il vaut mieux se tenir à carreau. Oui, bien sûr, il a l’air sympa, mais toutes ces choses terribles, non, ça ne me plaît pas. C’est le moment ou jamais de lui sauter dessus, vu qu’il a l’air d’attendre qu’on l’applaudisse ou qu’on lui fasse risette. On l’envoie dans un monde meilleur, et on discute après.

— Pour le coup, je suis d’accord ! s’écrie Fred. Et d’autres font chorus.

— Bravo, les gars ! On fonce et on rentre dans le chou de ce rigolo qui nous tombe du ciel !

Ils vont donc s’élancer – quand tout à coup intervient le Vieux Docteur (le troisième homme).

— Un instant, les enfants. Nous ne pouvons pas agir ainsi. D’abord il y a des lois qui nous…

— Allez vous faire f… avec vos lois ! braille Fred (trublion né, et peu intelligent de surcroît).

— Même sans parler des lois, ce serait trop dangereux pour nous tous.

— Nous autres, on n’a pas peur, affirme alors le vaillant Herbie. On s’arrangera bien sans vous.

— Qui parle d’avoir peur pour soi-même ? répond le vieil homme d’un ton méprisant. Je songe à la destruction d’une cité entière – la nôtre –, au massacre de tous ceux qui nous sont chers, à la fin de notre civilisation.

Herbie et Fred se regardent.

— Vous racontez des blagues, Doc. Ce gars-là n’est qu’une saleté d’étranger qui nous vient d’on ne sait où. Si je lui plante mon surin dans le bide, il saignera comme vous et moi. Pas de différence !

— Pauvre imbécile ! s’écrie alors le vieux sage. Tu vas le tuer. Et après ?

— Eh bien, quoi, après ? répète Fred dont les petits yeux bleus ont maintenant tendance à loucher.

— Triple sot ! T’imagines-tu donc que ce vaisseau spatial est le seul de son espèce ? Que les autres ignorent l’endroit où il est venu se poser ? Tu peux être certain d’une chose, petit : c’est qu’ils seront furieux s’ils ne le voient pas revenir, et qu’en cas de malheur ils arriveront en force et détruiront tout.

— Qui nous prouve que vous avez raison ? insiste Fred, dont le point de vue est facile à ébranler.

— N’est-ce pas ainsi que tu agirais à leur place ?

— Ma foi, je ne dis pas, marmonne Fred avec un sourire niais. C’est le genre de chose que je pourrais bien faire. Mais, dites ? Peut-être qu’eux, ils n’oseraient pas ?

— Peut-être, peut-être, répète moqueusement le vieux docteur. Nous n’allons pas, pauvre marmot, risquer le pire en nous fiant à des « peut-être ». Nous n’allons pas tuer ce rigolo, comme tu dis si bien, en espérant que ses congénères n’oseront « peut-être » pas faire ce que n’importe quel individu sensé ferait en pareil cas – à savoir, nous anéantir.

— Bon, bon ! Admettons qu’on ne le tue pas, grommelle Herbie. Mais alors, Doc, qu’est-ce qu’on fait ?

— C’est simple : on attend pour savoir ce qu’il nous veut…

Ce genre de scène, tous les témoignages dignes de foi le prouvaient, s’était déjà déroulé à de nombreuses reprises. Elle se terminait, pour les autochtones, par la décision adoptée de « voir venir ». Quelquefois, les contacteurs venus de la Terre étaient massacrés avant que les conseils de prudence eussent prévalu – mais Jackson était payé pour courir un tel risque.

Invariablement, quand il y avait mort d’homme, une sanction suivait. Prompte et impitoyable. Non sans regrets, certes, car la Terre se targuait d’être un monde hautement civilisé, respectueux des lois humaines, et aucune race civilisée ne trouve plaisir à commettre un génocide. (En fait, les Terriens considèrent cela comme très désagréable, surtout quand ils trouvent la chose relatée dans leur quotidien. Un envoyé spécial doit être protégé, bien sûr, et le crime puni. Mais il n’en reste pas moins qu’on se sent mal à l’aise de lire certains détails en prenant le petit déjeuner. C’est le genre de nouvelles qui vous gâche une journée. Trois ou quatre génocides, et voilà votre homme furieux, au point de voter tout différemment, le jour venu.)

Par bonheur, de tels drames étaient rares. Les extraterrestres se montraient habituellement prompts à saisir. Malgré la barrière du langage, ils comprenaient qu’on ne doit pas tuer un Terrien.

Ensuite, petit à petit, ils apprenaient tout ce qu’il y avait à savoir.

Les têtes chaudes avaient rengainé leurs armes. Tout le monde souriait, excepté Jackson qui, lui, avait un vrai rictus de hyène. Puis les autochtones firent des gestes gracieux avec leurs bras et leurs jambes – sans doute en marque de bienvenue.

— N’est-ce pas plus gentil comme cela ? approuva Jackson qui se livrait de son côté à une pantomime non moins aimable. Parole ! Je me croirais presque de retour sur la Terre. Et maintenant, si vous me conduisiez à votre grand chef, pour qu’il me fasse visiter la ville et toutes ses merveilles ? Après ça, je potasserai votre baragouin et nous pourrons causer un brin. Et tout ira comme sur des roulettes. En avant !

Ce disant, Jackson partit d’un pas alerte en direction de la cité. Ses nouvelles connaissances eurent une brève hésitation, puis le suivirent.

Tout se déroulait comme prévu.

En bon contacteur, Jackson était un polyglotte d’une capacité rare. Ses moyens de base consistaient en une mémoire eidétique et une oreille qui discriminait les plus infimes différences de sons. Bien mieux, il possédait un don extraordinaire pour les langues et une intuition non moins étonnante pour saisir le sens de tel ou tel mot. Quand il tombait sur un langage incompréhensible, il avait tôt fait de sélectionner les termes typiques. Sans la moindre peine, il sériait les vocalisations d’après les divers aspects du discours. Les données grammaticales se présentaient d’elles-mêmes à son oreille entraînée. Ni affixes ni suffixes ne le gênaient. La séquence des mots, l’intonation, la réduplication n’offraient pour lui aucune difficulté. Il ignorait à peu près tout de la linguistique, mais il n’en avait pas besoin, car cette science a été créée pour décrire et expliquer des choses qu’il connaissait tout naturellement.

Jamais encore il n’avait rencontré de langue qu’il n’eût pu assimiler, et il ne pensait pas que cela fût possible. Comme il le disait souvent à ses amis du Club de la Langue Fourchue, à New York :

— Peuh ! Qu’on n’aille pas prétendre qu’il y a des choses impossibles à piger dans tous ces jargons ! Et je ne blague pas. Vous pouvez me croire, les gars : celui qui est capable de bavarder en sioux ou en khmer n’aura pas grand-peine à se débrouiller pour demander son chemin d’une étoile à l’autre.

Et c’était vrai pour Jackson – du moins, jusqu’à présent…

Une fois dans la cité, il dut prendre en patience un certain nombre de cérémonies assommantes. Elles durèrent presque trois jours. Naturellement, il en comprenait la raison. On n’a pas souvent l’occasion de recevoir la visite d’un voyageur venu de l’espace. Il était donc bien normal que chaque maire, chaque gouverneur, chaque président voulût lui serrer la main. Et leurs épouses. Néanmoins, Jackson déplorait cette perte de temps. Il avait une mission à accomplir, où tout n’était pas tellement agréable. Plus vite il commencerait, plus vite il aurait terminé.

Le quatrième jour, il put enfin réduire toutes ces vanités officielles au minimum. Et il s’attela pour de bon à l’étude de la langue des autochtones.

N’importe quel linguiste vous le dira : une langue est la plus magnifique création que l’on puisse imaginer. Mais cette beauté ne va pas sans un certain danger caché.

En fait, on pourrait comparer une langue à la surface toujours changeante de la mer. On ne sait jamais quels récifs sont cachés sous cette splendeur transparente – tant il est vrai que les eaux les plus belles recèlent les fonds les plus traîtres.

Jackson, préparé à affronter de tels obstacles, n’en rencontra d’abord aucun. La langue principale (le hon) de cette planète (Na) était utilisée par la grosse majorité de sa population (En-a-To-Na, littéralement : les hommes de Na, ou les Naïens, comme Jackson préférait les appeler).

Le hon semblait donc dépourvu de toutes difficultés. À chaque concept correspondait un terme précis. Ni fusions ni juxtapositions. Les concepts se construisaient par séquences de mots simples (exemple : « spationef » se disait « ho-pa-aï-an » – « bateau-surgi-du-ciel »). Le hon avait donc beaucoup de points communs avec le chinois ou l’annamite. Les différences de ton s’employaient pour distinguer les homonymes, et aussi pour indiquer les gradations de « réalisme perçu », de malaise physique et de perspective agréable. Toutes choses assez intéressantes, mais n’offrant pas de réelles difficultés à un linguiste compétent.

Certes, une telle langue était fastidieuse à apprendre, du fait des longues listes de mots qu’il fallait retenir. Mais le ton et la position dans la phrase n’avaient rien de compliqué – tout en constituant des points essentiels si on voulait saisir le sens d’un passage. Au total donc, Jackson ne se montrait pas mécontent et il assimilait cette langue aussi vite que possible.

Une semaine plus tard, il ne fut pas peu fier de pouvoir dire à son professeur bénévole :

— Que cette journée vous soit faste et agréable, très honoré mentor. Comment vous portez-vous par cette belle matinée ?

Un sourire chaleureux illumina le visage du Naïen.

— Mes félicitations les plus ir ounk ! Votre accent, cher élève, est impeccable ! Je dirai même, positivement gor nak. Vraiment, vous possédez ma chère langue maternelle d’une façon qui est presque ur nak taï.

Jackson buvait du lait en recevant de tels compliments. Certes, il y avait plusieurs mots dont le sens lui échappait encore. Peut-être sa mémoire le trahissait-elle pour « ir-ounk » et « ur nak taï » mais il ignorait complètement « gor nak ». Toutefois, il n’était qu’un débutant, et les débutants tâtonnent toujours plus ou moins. Il connaissait maintenant suffisamment leur langue pour comprendre les Naïens et se faire comprendre d’eux. Sa mission n’en exigeait pas davantage.

Ce même jour, il regagna le spationef. Le sas était resté ouvert depuis son arrivée, et pourtant aucun objet ne manquait dans le vaisseau. Cette constatation lui causa un certain dépit, mais il ne se laissa pas abattre. Il bourra ses poches d’objets divers et reprit en flânant le chemin de la cité. Il était prêt à accomplir la dernière partie de sa mission. La plus importante.

 

En plein centre du quartier des affaires, à l’intersection d’Um et d’Abretto, il trouva ce qu’il cherchait : une agence immobilière. Il y fut accueilli par Mr. Erum, le plus jeune directeur.

— Parfait, parfait, parfait ! déclara Erum en échangeant avec lui une chaleureuse poignée de mains. Quel honneur pour moi, vraiment, et quel privilège ! Vous envisageriez donc d’acquérir une propriété ?

— Telle est en effet mon intention, répondit Jackson. À moins, bien entendu, qu’il n’existe ici des lois vous empêchant de vendre aux étrangers ?

— Pas la moindre ! En fait, ce sera un véritable oraï de plaisir, d’avoir parmi nous un représentant de votre lointaine et glorieuse civilisation.

Jackson réprima un petit ricanement.

— La seule autre difficulté à laquelle j’ai songé est la question du cours légal. Il va de soi que je ne possède aucune de vos devises. Mais je dispose d’une certaine quantité d’or, de platine et de diamants qui représente une valeur considérable sur la Terre.

— Ici également, déclara Erum. Une certaine quantité, disiez-vous ? Eh bien, mais, mon cher monsieur, nous n’aurons aucune difficulté. « Nul baggle ne viendra nous ôdre ou nous moter », comme dirait le poète.

— À merveille ! Erum utilisait des mots que Jackson ne comprenait pas, mais le sens général était suffisamment clair. Voyons, si nous commencions par envisager l’achat d’une bonne industrie ? Il faudra bien que j’occupe mon temps, n’est-ce pas ? Après quoi, je pourrai choisir une maison.

— Voilà qui est on ne peut plus prominex ! approuva gaiement Erum. Si vous permettez que je raiche mes listes de… Oui, tenez ! Que penseriez-vous d’une usine de bromica ? Une entreprise de premier ordre. Rien ne vous serait plus facile, d’ailleurs, que de la transformer en manufacture de vorage.

— Le bromica est-il très demandé sur les marchés ?

— Grand muergentin, s’il est très demandé ! Mais le bromica est indispensable, mon cher monsieur, même s’il y a une morte saison. Le bromica raffiné, ou ariso, est utilisé par les rouleurs de protigache qui font leur récolte à la saison du solstice, naturellement, excepté dans les branches de l’industrie qui se sont orientées vers la revature du tricothène, et…

— Oh ! très bien, très bien ! coupa Jackson. Il ne cherchait nullement à savoir ce qu’était le bromica. Du moment qu’il s’agissait d’une industrie rentable, elle correspondait aux instructions reçues.

— J’achète, déclara-t-il.

— Et vous ne le regretterez pas, souligna Erum. Une bonne usine de bromica est un hagatis garveldeux, et bien audefois.

— Certes, acquiesça Jackson, regrettant cependant de ne pas avoir un vocabulaire hon plus étendu. Et quel sera le prix ?

— Oh ! vous n’aurez pas à vous en plaindre. Mais vous devrez auparavant remplir le formulaire d’ollanbrité. Il s’agit simplement de quelques questions que nous nagons à tout le monde.

 

La feuille que le Naïen tendit à Jackson portait cette première question :

— Vous est-il arrivé, actuellement ou dans le passé, d’éliquer forsiquement les mushkées ? Précisez les dates dans l’ordre chronologique. Si la réponse est non, veuillez en donner la raison.

Jackson n’alla pas plus loin.

— Que signifie au juste éliquer forsiquement les mushkées ? demanda-t-il à Erum.

L’agent immobilier eut un sourire gêné.

— Ma foi… cela dit bien ce que ça veut dire. Du moins, je le pense.

— Ce sont les mots que je ne comprends pas, insista Jackson. Pourriez-vous me les expliquer ?

— Rien de plus simple ! Eliquer les mushkées est presque la même chose que la probiscuation bicorps.

— Pardon ?

— Enfin… si vous préférez, éliquer est une chose assez banale, encore que contraire à la loi. Le scorbadisme est une autre forme de l’éliquation, de même que la manulve. Certains prétendent que respirer dorsiquement, le soir après subsis, revient en fait à éliquer. Pour ma part, je trouve la comparaison très fantaisiste.

— Voyons maintenant le sens de mushkée, proposa Jackson.

— Bien volontiers ! s’esclaffa Erum. Mais il faudrait que nous puissions… Vous saisissez ? Et il poussa son visiteur du coude, tout en lui adressant un clin d’œil.

— Heu… oui, répondit Jackson. Peut-être pourriez-vous m’expliquer ce qu’est au juste une mushkée ?

— Naturellement. En fait, ce n’est pas une chose qui existe. Pas au singulier, du moins. Une mushkée serait une absurdité du point de vue logique, vous comprenez ?

— Je vous crois sur parole. Mais enfin, que sont les mushkées ?

— Au sens primitif, ce sont les objets de l’éliquation. Puis, au figuré, les sandales de bois qu’utilisent les prêtres de Kutor pour stimuler leurs visions érotiques.

— Ah ! nous y arrivons enfin ! s’exclama Jackson.

— Si tant est que vos goûts aillent de ce côté, souligna Erum avec une soudaine froideur.

— Je voulais dire : nous arrivons à comprendre de quoi il s’agit.

— Oui. Je vous prie de m’excuser. Mais le formulaire vous demande si vous avez éliqué forsiquement les mushkées… Ce qui n’est pas du tout la même chose.

— Ah ?

— Voyons ! Cette modification donne un tout autre sens à la phrase.

— Et pourriez-vous m’expliquer ce que signifie forsiquement ?

— Rien de plus facile ! Notre conversation peut désormais – avec un tant soit peu d’imagination démique – être désignée comme un entretien à tendance forsique.

— Bon.

— Vous voyez. « Forsiquement » est une manière d’agir, de penser. Ce mot signifie suggestion-prompte-provoquée-par-amitié-fortuite.

— Voilà qui est déjà plus clair, dit Jackson. Ainsi, lorsqu’on élique forsiquement les mushkées…

 

— Je crains, hélas ! que vous ne vous égariez, interrompit Erum. Ma définition s’applique seulement aux propos tenus. La chose est très différente quand il est question des mushkées.

— Que signifie-t-elle alors ?

— Elle signifie – ou plutôt, elle exprime – un cas avancé d’éliquidation des mushkées, mais avec une nette tendance nmogmétique. À mon avis, d’ailleurs, c’est là une phraséologie bien inutile.

— Et comment diriez-vous ?

— Je dirais les choses carrément. Au diable toutes ces circonlocutions ! Je dirais : « Avez-vous, à un moment quelconque, dunfiglé dans des circonstances illégales, immorales ou insirtes, avec ou sans l’aide ou le consentement d’une brachnienne ? Si oui, précisez la date et la raison. Si non, répondez neugris kris. »

— C’est ce que vous proposeriez, vous ?

— Bien sûr ! affirma Erum avec force. Ces formulaires sont destinés aux adultes, que je sache ! Alors, pourquoi ne pas appeler un spigle un spigle ? Qui n’a pas dunfiglé au moins une fois dans sa vie ? Et cela n’offusque personne, grands dieux ! Je veux dire que cela regarde en tout et pour tout l’intéressé muni d’un simple morceau de bois tordu. Alors, pourquoi tant d’histoires ?

— Du bois ? répéta Jackson.

— Du bois, oui. Un vulgaire morceau de bois. Du moins, ce ne serait pas autre chose si les gens n’y mêlaient pas aussi ridiculement leurs sentiments.

— Et que font-ils avec ce bois ?

— Ce qu’ils font ? Pas grand-chose, à proprement parler. Ce qu’il y a, voyez-vous, c’est que l’aspect religieux dépasse tout bonnement nos prétendus intellectuels. Ils sont incapables d’isoler le simple facteur primordial – le bois – de la volturnité culturelle qui l’entoure au stade du festerhis.

— Les intellectuels sont tous les mêmes, constata Jackson. Mais vous, vous pouvez l’isoler, et vous trouvez…

— Je trouve qu’il n’y a pas de quoi en faire des montagnes. Et je n’en démords pas. Je veux dire par là qu’une cathédrale, si on la considère normalement, n’est pas autre chose qu’un amas de pierres. Et qu’est-ce qu’une forêt, sinon un assemblage d’atomes ? Pourquoi faire une différence dans le cas qui nous intéresse ? En un mot, il serait très possible d’éliquer forsiquement les mushkées sans morceau de bois ! Qu’en pensez-vous ?

— Vous m’avez convaincu, affirma Jackson.

— Surtout, n’allez pas vous méprendre ! Je ne prétends nullement que ce serait facile, ou naturel, ou même louable. Mais c’est en tous points possible. Tenez, on remplacerait le bois par du grayti cormé, qu’il n’y aurait pas la moindre différence ! Erum fit entendre un petit rire. Vous n’auriez pas l’air bien malin, mais vous y arriveriez quand même.

— Très intéressant.

— Je crains de m’être un peu emballé, reprit Erum qui s’épongeait maintenant le front. N’ai-je pas parlé trop fort ? Pensez-vous qu’on ait pu m’entendre de l’extérieur ?

— Certes pas. Et j’ai trouvé tout cela passionnant. Il me faut prendre congé de vous, Mr. Erum, mais je reviendrai demain pour remplir le formulaire et acheter l’usine.

— Je vous réserve la priorité, déclara l’agent immobilier en serrant la main de Jackson. Et laissez-moi vous remercier. Ce n’est pas si souvent que j’ai l’occasion d’avoir un entretien à cœur ouvert.

— Vous m’avez appris beaucoup de choses, dit Jackson.

Il regagna son vaisseau à pas lents. Il était inquiet, et même un peu désorienté. L’incompréhension de certains termes d’une langue l’irritait. Il aurait dû être capable de traduire, d’une façon ou d’une autre, l’idée exprimée par « éliquer forsiquement les mushkées ».

Bah ! Peu importe, se dit-il enfin. Tu potasseras la question cette nuit, mon vieux. Après quoi, tu pourras liquider en moins de deux leur fichu formulaire. Ne va donc pas te mettre martel en tête !

Car il allait s’y atteler. Il le fallait bien, puisqu’il était obligé d’acheter une propriété.

Telle était, en effet, la seconde partie de sa mission.

On avait fait du chemin sur Terre, depuis l’époque révolue des guerres d’agression. Les livres d’Histoire vous apprenaient comment, jadis, un monarque pouvait tout simplement envoyer ses troupes s’emparer de ce qu’il convoitait. Et si quelqu’un poussait l’audace jusqu’à lui demander le motif de cette guerre, il le faisait décapiter, jeter au fond d’une oubliette, ou coudre dans un sac que l’on balançait ensuite à la mer. Et il n’en éprouvait pas le moindre remords, car il estimait être dans son droit le plus strict.

Ce système, appelé droit du seigneur, était une des principales caractéristiques du laissez-faire capitaliste que connaissaient les anciens.

Mais par la suite, dans la lente succession des siècles, des progrès culturels s’accomplirent. Une morale nouvelle s’imposa. Lentement – mais sûrement, le sens de la justice et de la loyauté fut inculqué à la race humaine. Les souverains, les dirigeants furent désignés par vote et durent respecter les désirs des électeurs. Justice, Clémence, Pitié vinrent au premier plan des pensées des hommes, supplantant l’antique droit du plus fort et la fruste brutalité des jours révolus.

Les temps anciens n’étaient plus qu’un triste souvenir. À présent, aucun dirigeant ne pouvait semparer purement et simplement d’un autre pays. Les électeurs n’y auraient pas consenti.

Il fallait, pour le faire, une raison valable.

Ainsi, quand un Terrien possédait en bonne et due forme une propriété sur quelque autre planète, il avait nécessairement besoin de l’intervention de l’armée pour protéger sa propre existence, sa maison et ses biens.

Toutefois, il lui fallait d’abord acheter la propriété. En devenir le légitime possesseur, pour se mettre à l’abri des sénateurs au cœur tendre et des journaux toujours prêts à prendre le parti des extraterrestres, lesdits journaux ouvrant invariablement une enquête lorsqu’on prenait une nouvelle planète sous protectorat.

Fournir un motif légal de conquête – tel était, en bref, le rôle des Contacteurs.

« Mon petit père, se répéta Jackson, il faut que tu t’offres dès demain cette bonne vieille usine de bromica, et tambour battant ! Vu ? Tu sais que je ne plaisante pas. »

Le jour suivant, sur le coup de midi, il se retrouvait en ville. Plusieurs heures de travail acharné, suivies d’une longue conversation avec son professeur, avaient suffi à lui montrer où il s’était fourvoyé.

Rien de bien grave, d’ailleurs. Il était allé simplement un peu trop vite en tirant des conclusions sur l’usage des radicaux. Croyant pouvoir se fier à d’autres langues déjà étudiées, il avait cru que le sens des mots et leur ordre constituaient les seuls facteurs nécessaires à la compréhension du hon. Or, ce n’était pas le cas. Jackson avait découvert que cette langue possédait des moyens insoupçonnés : des affixes, par exemple, et une forme élémentaire de réduplication. La veille, il n’était pas le moins du monde préparé à rencontrer des contradictions morphologiques. Quand elles s’étaient présentées, il avait pataugé au milieu de difficultés d’ordre sémantique.

Il n’eut guère de mal à apprendre les formes nouvelles. Seul point ennuyeux : elles étaient nettement contraires au caractère du hon.

Un mot produit par un son et n’ayant qu’un seul sens – telle était la règle qu’il avait cru pouvoir établir. Or, il découvrait soudain dix-huit exceptions importantes – des composés formés des façons les plus diverses, et chacun avec une liste de suffixes modificateurs. Pour Jackson, c’était aussi extraordinaire que d’entendre parler de cocotiers au cœur de l’Antarctique.

Il apprit les dix-huit exceptions et songea à l’article qu’il pourrait écrire là-dessus une fois revenu sur la Terre.

Le lendemain donc, plus savant et un peu plus circonspect, il reprit pensivement le chemin de la cité.

 

Une fois à l’agence immobilière, il remplit sans difficultés les formulaires exigés par le gouvernement La fameuse question « Avez-vous éliqué forsiquement les mushkées ? » ne l’inquiétait plus. Il pouvait sincèrement répondre par « non ». Le pluriel « mushkées », dans son sens primitif, correspondait à notre singulier « femme ». (Alors que le singulier « mushkée » aurait signifié un concept immatériel de la femme.)

L’éliquation était naturellement l’accomplissement de l’acte sexuel à moins que le mot ne fût suivi du restrictif « forsiquement ». Dans ce cas, le contexte prenait un sens plus scabreux dont l’équivalent était « incitation à la poly-sexualité œdémateuse ».

Comme Jackson n’était pas Naïen, il pouvait dire en toute sincérité qu’il n’avait jamais éprouvé ce désir malsain.

Pas plus difficile ! Jackson était même plutôt vexé de n’avoir pas trouvé tout seul le sens de la phrase.

Il répondit sans peine aux autres questions et tendit la feuille à Erum.

— Voilà qui est skoe ! déclara le Naïen avec un large sourire. Il ne nous reste plus maintenant que deux ou trois petites formalités à accomplir. Nous pouvons tout de suite liquider la première. Après quoi, j’arrangerai ici même une courte cérémonie officielle pour l’Acte de Transfert de Propriété. Quand nous en aurons fini avec les autres questions de routine (c’est-à-dire dans quarante-huit heures au plus), l’usine sera à vous.

— Parfait, mon gars, parfait, approuva Jackson. Ce délai ne l’inquiétait pas. Il avait même prévu un laps de temps beaucoup plus long. Sur la plupart des autres planètes, les autochtones comprenaient très vite ce qui les menaçait. Point n’était besoin d’un esprit puissant pour se rendre compte que la Terre savait vouloir – mais vouloir en s’entourant de toutes les formes légales.

Pourquoi ? Cela non plus n’était pas difficile à comprendre. La grande majorité des Terriens, idéalistes, croyaient à des concepts tels que la loyauté, la justice, l’humanité, et autres du même genre. Et ils ne faisaient pas qu’y croire : ils les prenaient pour guides de tous leurs actes – excepté quand ils devenaient gênants, ou contraires à leurs intérêts. Dans ces derniers cas ils agissaient en opportunistes, mais sans cesser de prôner la morale. Autrement dit, ils agissaient en hypocrites – terme dont chaque langue parlée dans la galaxie possédait l’équivalent.

Les Terriens savaient ce qu’ils voulaient, mais ils voulaient que la chose gardât un aspect honorable. C’était parfois beaucoup espérer, surtout quand ils visaient la possession d’une planète appartenant à une autre race. Mais quel que fût le moyen employé, ils arrivaient habituellement à leurs fins.

Beaucoup de peuples galactiques, comprenant que la résistance ouverte était impossible, recouraient à des manœuvres dilatoires.

Quelquefois ils refusaient de vendre, ou exigeaient une multitude de formalités, ou prétendaient avoir besoin de l’accord d’une personnalité qui se trouvait toujours absente. Mais pour chaque bonne excuse, le Contacteur avait une réponse prête.

Refusait-on de vendre une propriété en s’appuyant sur des raisons raciales ? Les lois des Terriens interdisaient pareille discrimination, et la Déclaration des Droits de l’Homme Raisonnable établissait formellement la liberté de séjourner et de travailler partout où on le désirait. C’était une liberté pour la sauvegarde de laquelle la Terre employait la force – si on l’y obligeait.

Opposait-on une manœuvre dilatoire ? La Doctrine de la Propriété Temporaire ne permettait pas de s’y obstiner.

Était-il impossible de signer les actes nécessaires en l’absence de telle personnalité ? Le Code Uniforme contre le Séquestre Implicite obligeait les récalcitrants à céder… Et ainsi de suite. C’était le jeu de la riposte, où les Terriens gagnaient à tous coups, car le plus fort est habituellement le plus habile.

Or, les Naïens n’essayaient même pas la moindre manœuvre dilatoire. Jackson trouvait cela plutôt lâche.

 

Une fois effectué l’échange des devises naïennes contre le platine terrien, Jackson resta possesseur d’un surplus en billets de 50 vrsos. Erum irradiait la joie. « Eh bien, mon cher monsieur, nous pourrons en finir dès aujourd’hui. Il ne reste plus pour vous qu’à trombamctulancher comme il se doit. »

Jackson fît volte-face, les yeux écarquillés, ses lèvres dessinant une mince ligne courbe.

— Vous dites ?

— Mais, je vous ai demandé…

— Parbleu ! J’ai bien entendu ! Mais qu’est-ce que ça signifie ?

— Ma foi, cela correspond à… à… – Erum eut un rire gêné. – Je veux dire que… éthyboliquement parlant…

La voix de Jackson se fit menaçante.

— Donnez-moi un synonyme.

— Il n’en existe pas.

— Mon bonhomme, vous auriez intérêt à en trouver un ! grinça Jackson – et ses mains empoignèrent le Naïen à la gorge.

— Arrêtez ! Attendez ! Ulp ! Mr Jackson, je vous en supplie ! Comment pourrais-je trouver un synonyme, puisqu’il n’existe qu’un seul terme pour exprimer la chose ?

— Vous vous fichez de moi ! fulmina Jackson. Et vous feriez mieux de cesser ce petit jeu, car nous avons des lois contre l’obscurcissement prémédité, l’obstruction concertée et autres entourloupettes du même genre. Vous pigez ?

— Oui… bredouilla Erum.

— Alors, écoutez bien une bonne chose : cessez dagglutiner ! Vous avez une langue parfaitement normale, du type analytique, dont la seule particularité est une nette tendance à utiliser un grand nombre de termes distincts. Avec ce genre de langage, on ne s’amuse pas à agglutiner tout un fatras de composés. Vu ?

— Oui, oui ! piailla Erum. Mais croyez-moi, je ne cherche pas le moins du monde à numéniscatériser. Aucune nonniscaquécaquie ! Il faut me débruchiler !

Jackson leva le poing, mais sut se retenir à temps. Il eût été maladroit de malmener un extraterrestre, surtout quand cet extraterrestre disait peut-être la vérité. Les compatriotes de Jackson n’auraient pas admis pareille violence. On pouvait fort bien lui retenir sa prime – et en cas de meurtre, il était passible de six mois de prison.

Tout de même, c’était…

— Bon Dieu ! Je saurai si vous mentez ou non ! tonna Jackson. Et il sortit en claquant la porte.

Il déambula pendant près d’une heure à travers Grath Erth, le quartier pauvre qui s’étendait en contrebas de la grise Ungperdis. Mêlé à la foule, il passait inaperçu. Il aurait aussi bien pu être un Naïen.

Il finit par repérer un café d’aspect accueillant au coin de la rue Niis et de l’avenue Da, et y pénétra.

Les consommateurs, tous des hommes, ne faisaient pas le moindre bruit. Jackson, commanda une boisson qui ressemblait à la bière. Quand le barman le servit, il lui dit :

— Il m’est arrivé l’autre jour une histoire assez drôle.

— Vraiment ?

— Plutôt, oui. J’étais en train de conclure une grosse affaire, et à la dernière minute on m’a demandé de trombramctulancher comme il se devait.

Il guetta la réaction du barman, qui marqua un léger étonnement.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? demanda le Naïen.

— Vous voulez dire que vous l’auriez fait, vous ?

— Naturellement C’est pure question de cathantriptie, pas vrai ?

— D’accord, intervint un des consommateurs. Sauf si on a des raisons de croire que l’autre essaie de numéniscatériser.

— Je ne pense pas que c’était le cas, admit Jackson d’une voix creuse. Il paya sa « bière » et se dirigea vers la porte.

Le barman le rappela.

— Dites voir ? Vous êtes certain qu’il n’y avait pas de nonniscaquécaquie sous roche ?

— On ne sait jamais, répondit Jackson. Il sortit, les épaules voûtées.

Il ne pouvait mettre en doute ses instincts concernant les langues et les gens. Or, ses instincts lui soufflaient à présent que les Naïens ne cherchaient pas à le tromper. Ils n’avaient pas forgé des mots nouveaux dans le but de le filouter. Erum employait tout bonnement le hon tel qu’on le parlait.

Mais dans ce cas, il s’agissait d’une langue bien étrange ! Une langue qui, en fait, échappait à toute norme préétablie. Et ses implications n’étaient pas seulement curieuses.

Elles étaient catastrophiques.

 

Ce soir-là, Jackson se remit au travail. Il découvrit une nouvelle série d’exceptions qu’il ignorait, et dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence : un groupe de 29 potentiels ayant chacun des valeurs multiples. Ils n’avaient aucun sens par eux-mêmes, mais servaient à marquer des nuances dans l’emploi d’une liste très complexe d’autres mots. Et leur aspect potentiel variait suivant leur place dans la phrase.

Ainsi, quand Erum le priait de bien vouloir « trombramctulancher », il lui demandait simplement de satisfaire à un rituel obligatoire. Cela consistait à se croiser les mains derrière la tête en se tenant en équilibre sur les talons. Le tout avec une expression de plaisir discret correspondant à l’heureuse conclusion de l’affaire, mais aussi à l’état de votre estomac et de vos nerfs, et à vos convictions morales et religieuses.

C’était très facile à comprendre – et en absolue contradiction avec tout ce que Jackson avait déjà appris de hon.

C’était même plus que contradictoire : impensable, impossible, illogique ! Comme si, après avoir trouvé des palmiers dans l’Amérique, on s’apercevait soudain que ces arbres portaient des grappes de raisin muscat.

Incroyable, mais vrai !

Jackson fit ce qu’on lui demandait. Quand il eut trombramctulanché dans les formes requises, il ne lui restait plus qu’à se présenter pour la brève cérémonie de Transfert de Propriété.

Erum affirmait que ce serait très simple, mais Jackson s’attendait encore à des difficultés, d’une façon ou de l’autre.

Ce fut donc pour s’y préparer qu’il mit tous ses efforts, trois jours durant, à assimiler les vingt-neuf potentiels et les sens différents que prenaient les phrases où on les rencontrait. Il en vint à bout littéralement harassé, et son coefficient d’irritabilité atteignit 97,3620 d’après le barème de Grafheimer. Un observateur impartial aurait pu déceler une lueur inquiétante dans ses yeux bleus.

Il était écœuré. Il vomissait le hon et tout ce qui avait trait aux Naïens. Il avait l’impression que plus il allait, plus il pataugeait. C’était un véritable casse-tête.

« Magnifique, hein ? ricana-t-il en prenant l’univers à témoin. J’ai avalé cette fichue langue, je me suis torturé la cervelle sur des exceptions absolument inexplicables… et je tombe maintenant sur des exceptions aux exceptions ! »

Il s’interrompit, puis, d’une voix sourde : « Cela fait un nombre exceptionnel d’exceptions. Sans parti pris, on pourrait croire que cette langue comporte uniquement des exceptions !

» Mais, bon sang ! c’est impossible, inacceptable ! Par définition même, une langue obéit à un système, ce qui veut dire des règles ! Autrement, personne ne pourrait se faire comprendre. Nom de nom, il faut bien que ce soit comme ça ! Et si quelqu’un s’imagine qu’il va se payer la tête de Fred Jackson… »

Il dédaigna son pistolet à énergie radiante, vérifia la charge et leva le cran de sûreté avant de remettre l’arme en place.

« Ils n’ont pas intérêt à me sortir plus longtemps leur baragouin, grommela-t-il. Le prochain qui s’y hasarde, le vieux Jackson lui fait un joli trou de sept centimètres dans les tripes. »

Il reprit le chemin de la ville. Ses idées vacillaient un peu, mais il était bien décidé. Il avait pour mission d’arracher la planète à ses légitimes possesseurs par les moyens légaux – et dans ce but, il lui fallait comprendre leur langue. Et se faire comprendre, d’une façon ou de l’autre. Sinon, il y aurait quelques cadavres.

Au point où il était rendu, il n’avait plus de scrupules.

 

Erum l’attendait, en compagnie du maire, du président du conseil municipal, du représentant du corps électoral, de deux échevins et du directeur du Service des Crédits. Tous ces personnages souriaient avec affabilité, encore qu’un peu nerveusement. Des flacons de liqueurs étaient alignés sur une desserte. Il régnait dans le bureau une atmosphère de cordialité.

Au total, il semblait que Jackson fût considéré comme le bienvenu parmi les Naïens en tant que respectable propriétaire de fraîche date. Telle était (mais pas toujours) l’attitude finale des extraterrestres : faire contre mauvaise fortune bon cœur pour chercher à gagner les faveurs de l’Inévitable Intrus.

— Mun, déclara Erum, avec une chaude poignée de mains.

— Et moi de même, mon gars, répondit Jackson. Il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait le mot « mun ». Et peu lui importait. Il possédait maintenant tout un vocabulaire naïen dans lequel il pouvait choisir, et il était bien décidé à conclure l’affaire de gré ou de force.

— Mun ! dit le maire à son tour.

— Merci, mon petit père.

— Mun ! reprirent alors les autres personnalités.

— Heureux de votre accueil, les amis. Et Jackson se tourna vers Erum. Sur ce, finissons-en. Okay ?

— Mun-mun-mun, articula Erum. Mun, mun-mun.

Jackson resta quelques secondes à le considérer les sourcils levés. Puis, d’une voix lente, détachant bien ses mots :

— Dites donc, mon vieux ? Qu’est-ce que cela signifie, au juste ?

— Mun, mun, mun, déclara Erum. Mun, mun mun. Mun-mun. Il s’arrêta et, cette fois, s’adressa au maire avec une sorte d’inquiétude. Mun, mun ?

Mun… mun-mun, répondit fermement le maire. Les autres personnalités marquèrent leur approbation en hochant la tête, et tout le monde regarda Jackson perdre son assurance.

Jackson resta d’abord sidéré. La colère empourprait son visage et une veine bleue fit saillie le long de son cou. Il réussit quand même à parler lentement, calmement – tout en prenant un ton comminatoire.

— Voudriez-vous m’expliquer, tas de bouseux, la farce que vous essayez de me jouer ?

— Mun-mun ? demanda le maire à Erum.

— Mun-mun, mun-mun-mun, répondit aussitôt l’agent immobilier en faisant un geste d’incompréhension.

— Tu aurais intérêt à te montrer clair, mon pote, gronda Jackson. Il n’élevait pas la voix, mais la veine de son cou se tordait comme un tuyau de caoutchouc sous pression.

— Mun ! lança un des échevins, s’adressant au représentant du corps électoral.

— Mun mun-mun mun ? répondit celui-ci d’un air désolé.

— Donc, vous ne voulez pas vous expliquer clairement ?

— Mun ! Mun-mun ! s’écria le maire, dont le visage prenait une teinte cendre.

Tous les autres regardèrent Jackson qui avait dégainé son pistolet et le braquait sur Erum.

— Trêve de sottises, hein ? cracha le Terrien. La veine de son cou aurait pu faire songer à un python en train de déglutir.

— Mun-mun-mun ! supplia Erum en tombant à genoux.

— Mun-mun-mun ! hurla le maire, et il s’effondra dans son fauteuil.

— Je te préviens que tu vas déguster, reprit Jackson à l’adresse d’Erum. Son index se crispa sur la détente.

L’agent immobilier, dont les dents claquaient, réussit quand même à bafouiller :

— Mun-mun, mun ? Puis ses nerfs lâchèrent et il attendit la mort avec des yeux qui ne voyaient plus.

La détente allait actionner la gâchette. Une fraction de millimètre encore… et brusquement, Jackson cessa d’appuyer et rengaina le pistolet.

— Mun, mun ! parvint à exhaler Erum.

— Oh ! ferme ça ! Jackson fit un pas en arrière et foudroya du regard les Naïens terrifiés.

Volontiers, il les aurait tous pulvérisés. Mais il ne le pouvait pas. Force lui était, en fin de compte, d’admettre l’invraisemblable réalité.

Son oreille infaillible, son cerveau de polyglotte avaient entendu, analysé. Et il comprenait que les Naïens ne cherchaient aucunement à le tromper. Loin d’improviser des absurdités, ils parlaient une vraie langue. Une langue qui, désormais, se réduisait à un seul son : « Mun. » Et ce son avait une multitude de significations suivant le ton, la cadence, la fréquence de l’accent tonique, les gestes qui l’accompagnaient et les jeux de physionomie de l’interlocuteur.

Une infinité de variations pour un seul mot ! Jackson se cabrait encore, mais il était trop bon linguiste pour pouvoir douter de ses propres sens.

Bien sûr, il pouvait toujours apprendre cette langue.

Mais d’ici là, quelles autres modifications n’aurait-elle pas déjà subies ?

 

Jackson se passa la main sur le visage d’un geste las. Dans une certaine mesure, c’était inévitable. Toutes les langues évoluent. Mais sur la Terre, comme sur les autres planètes qu’il avait contactées, l’évolution se faisait avec une relative lenteur.

Sur Na, l’évolution était plus rapide. Beaucoup plus rapide !

La langue des Naïens changeait comme change la mode chez les Terriens. Bien plus vite, même : comme change le temps. D’un jour à l’autre, suivant des règles, des principes inconnus. Sa forme changeait comme change la forme d’une avalanche. En comparaison, l’anglais ressemblait à un glacier.

Le hon était bel et bien l’image du fleuve d’Héraclite.

Héraclite disait qu’il est impossible de plonger deux fois dans le même fleuve, puisque ce sont d’autres eaux qui, sans cesse, coulent devant vous.

En ce qui concernait le langage des Naïens, c’était exact à la lettre.

Et déplorable en soi. Mais le pire était qu’un observateur comme Jackson ne pouvait espérer isoler le moindre terme de cet ensemble qui se modifiait perpétuellement. Car son intervention ne servirait qu’à dissocier tout le système et le transformer de façon imprévisible. Et le terme une fois isolé, ses rapports avec les autres seraient fatalement supprimés. Ce terme, par définition, perdrait toute valeur.

Du fait de ce changement continuel, le hon échappait à toute codification. C’était un langage indéterminé, dont on ne pouvait venir à bout. Et Jackson passait d’Heraclite à Heisenberg sans trouver de nouveau point de départ. Il restait cloué sur place, regardant les Naïens avec une expression où se mêlaient le désarroi et un certain respect.

— Vous avez gagné, grommela-t-il. Vous nous possédez de bout en bout. Nous pourrions vous rafler tous sans que ça fasse la moindre différence dans la galaxie, et sans que vous puissiez remuer le petit doigt. Mais on aime la légalité, sur la Terre, et nos légistes exigent que nous soyons en mesure de communiquer verbalement avant de conclure une transaction.

— Mun ? demanda poliment Erum.

— Ce qui signifie que je n’insisterai pas, reprit Jackson. Du moins, tant que mes compatriotes s’en tiendront à leurs lois. Mais peut-on jamais souhaiter mieux qu’un sursis ?

— Mun mun, dit le maire d’un ton hésitant.

— Je vais partir, conclut Jackson. Nous jouons franc-jeu… Seulement, entendez-moi bien ! Si j’acquiers un jour la certitude que vous m’avez trompé…

Il laissa la phrase inachevée et, sans un mot de plus, regagna son astronef.

En une demi-heure il fut prêt à prendre l’espace. Quinze minutes plus tard, il avait quitté la planète Na.

 

Dans le bureau de l’agence immobilière, les notables regardaient le vaisseau terrien que le ciel assombri de l’après-midi faisait ressembler à une comète. Il se réduisit bientôt à un minuscule point lumineux, puis disparut dans l’immensité de l’espace.

Le maire et ses compagnons restèrent un moment sans parler. Et soudain, spontanément, tous partirent du même éclat de rire. Un rire homérique qui les obligeait à se tenir les côtes et leur arrachait les larmes des yeux.

Le maire fut le premier à mettre un terme à cette hystérie. Reprenant le contrôle de lui-même, il fit remarquer : « Mun, mun, mun-mun. »

Ce qui calma instantanément les autres. Ils considérèrent avec inquiétude le ciel hostile et leurs pensées revinrent sur les tribulations par où ils étaient passés.

Puis le jeune Erum demanda :

— Mun-mun ? Mun-mun ?

Des sourires accueillirent cette naïve question. Pourtant, aucun des personnages présents ne pouvait répondre à une demande aussi simple, et cependant capitale. Comment l’auraient-ils pu, d’ailleurs ? Qui se serait hasardé à la moindre supposition ?

Perplexité qui laissait dans le doute le passé tout comme l’avenir. Et si l’on ne pouvait imaginer une réponse, ce point d’interrogation était à coup sûr intolérable.

Le silence se prolongeant, les lèvres d’Erum dessinèrent une moue qui traduisait un cynisme prématuré. D’un ton presque brutal, il lança :

— Mun ! Mun-mun ! Mun ?

Le genre de propos choquants où il ne faut voir que la cruauté irréfléchie de la jeunesse, mais auxquels on ne peut pas ne pas répondre. Le plus âgé des deux échevins s’approcha pour le morigéner.

— Mun mun, mun-mun, dit le vieillard avec une douceur désarmante. Mun mun mun-mun ? Mun mun-mun-mun. Mun mun mun ; mun mun mun ; mun mun. Mun, mun mun mun – mun mun mun. Mun-mun ? Mun un mun mun !

Cette profession de foi si simple alla droit au cœur d’Erum. Ses yeux s’embuèrent. Toute morgue évanouie, il regarda le ciel, serra les poings et cria : — Mun ! Mun ! Mun-mun !

Le vieil échevin eut un bon sourire et marmotta dans sa barbe :

— Mun-mun-mun ; mun, mun-mun.

Tel était, assez ironiquement, le bilan à la fois merveilleux et terrible de la situation. Peut-être valait-il mieux que les autres ne l’eussent pas entendu.

 

Traduit par René Lathière.

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