CHAPITRE IX

L'ombre, à l'approche du soir, envahissait le versant Ouest des Monts Cedar. Les pentes nues et la large vallée qui s'étendait à leur pied miroitaient dans une brume de chaleur. Le louvet commençait à donner des signes de fatigue. Lee épongea son front moite et humecta ses lèvres crevassées. Une tache sombre dans le ciel attira soudain son attention : elle montait et redescendait comme une feuille morte au gré du vent.

— Un zopilote ! murmura-t-il d'une voix enrouée.

Il porta vivement ses jumelles à ses yeux mais ne put discerner, dans le flou des lointains, l'objet de l'intérêt du grand vautour de Sonora. Il talonna sa monture.

— Encore un petit effort, amigo.

Il se fit plus léger sur la selle et le louvet parut un moment retrouver un second souffle. Le zopilote se rapprochait du sol, en décrivant des cercles de plus en plus courts. Subitement il vira sur une aile noire frangée de blanc et disparut entre deux collines basses.

Le soleil s'était enfin caché derrière la chaîne occidentale lorsque Lee contourna la première des deux collines. Une forme gisait sur le sol dénudé. Le vautour, à son approche, prit son essor et s'en fut à tire-d'aile. Lee s'arrêta, mit pied à terre et, d'un pas un peu incertain, se dirigea vers le cheval mort. Il sortit sa blague à tabac et roula une cigarette tout en contemplant l'animal. C'était un bai clair semblable à celui que montait Chad Mercer lorsqu'il avait quitté la station du relais.

Telle une coulée de lave, l'ombre rampa au bas des tentes et bientôt submergea la vallée tout entière. Lee remonta à cheval.

— Un peu de courage, amigo. Ce saligaud est maintenant obligé de marcher, en portant sa selle sur son dos. La frontière n'est à guère plus de six ou sept miles au sud.

Au bout d'une demi-heure, il mit pied à terre et continua d'un bon pas en conduisant sa monture fourbue par la bride. La lune se levait sur Playas Valley. Laissant le Mexique à l'est, sur sa gauche, il obliqua vers le sud-ouest et s'enfonça dans le comté de Hidalgo où il savait pouvoir trouver une tinaja perdue dans les collines. Elle était d'ordinaire tarie durant l'été et en début d'automne, mais Mercer, qui avait un besoin urgent d'eau, irait peut-être la visiter.

En proie lui-même aux affres de la soif, Lee engagea son cheval dans un petit canyon où il le laissa à l'attache. Il lui donna à boire dans son chapeau le peu d'eau qui lui restait, puis, carabine en main, il sortit sans bruit du canyon et entreprit de gravir une longue pente rocheuse couronnée par un abrupt rempart crénelé, véritable dent de scie dressée contre le ciel.

Il atteignit péniblement la crête puis, à plat ventre au milieu des rochers encore brûlants, craignant à chaque instant d'entendre les grelots d'un crotale, il risqua un œil par-dessus le rebord pour scruter le canyon entaillant le versant opposé.

À deux cents mètres en contrebas, telle une feuille d'argent poli, miroitait sous la lune l'eau d'une large tinaja qu'encadraient deux hauts pitons rocheux. Derrière ces deux « gendarmes » naissait une pente escarpée qui s'achevait par une muraille à pic au faîte découpé en dents de scie. L'eau de la tinaja devait sans doute être croupie et grouiller de vers, mais elle permettrait de survivre à un homme réduit aux abois.

Une atmosphère irréelle enveloppait le canyon. Aucun signe de vie, pas le moindre souffle de vent Et soudain il perçut un cliquetis qui semblait provenir du versant opposé. Une pierre dévala la pente avec force rebonds et ricocha sur une roche en rendant un petit bruit sec qui prit dans le silence une singulière résonance. Le temps parut s'arrêter puis une ombre enfin se profila du côté Est des deux pitons. Un homme de haute stature s'avança sous le clair de lune. Lee leva ses jumelles et reconnut le visage barbu de Chad Mercer.

Mercer s'agenouilla au bord de la tinaja et but longuement dans le creux de ses mains. Sa soif étanchée, il entreprit de remplir l'un de ses bidons. Sa Winchester calée dans l'entaille d'une roche, Lee régla sa visée pour un tir vers le bas à une portée de deux cents mètres. Tir délicat, car il n'entrait pas dans ses intentions de tuer Chad – du moins pas encore – mais seulement de le blesser. Il ferma quelques secondes ses yeux brûlants, puis les rouvrit et visa le bras gauche de Mercer. Lentement il pressa la détente.

À cet instant précis, Mercer se releva et ramassant ses gourdes et son fusil, détala comme une flèche et disparut derrière l'un des pitons.

Lee jura en sourdine en entendant, affaibli par la distance, un bruit de voix en provenance des pentes rocailleuses sur sa gauche. S'approchant à pas de loup, il reconnut deux silhouettes familières campées à l'entrée d'un profond ravin. « Peste soit de ces deux-là », maugréa-t-il. Un rapide coup d'œil à la tinaja lui permit de constater que Mercer n'y était point revenu.

Il reporta alors son attention sur les deux Luscombe. Gil montrait du doigt le trou d'eau situé en contrebas. Sa sœur et lui n'avaient sans doute pas vu Mercer, mais ce dernier, par contre, les avait certainement entendus et cela expliquait qu'il eût pris la tangente. Une indéfinissable sensation de malaise l'envahit. Il pressentait qu'il se passait quelque chose d'anormal. Se tournant vers la droite, il promena ses regards d'un bout à l'autre du canyon, car il se rappelait que Chad avait jeté un bref coup d'œil dans cette direction avant de disparaître derrière les pitons. Ce qu'il vit dans ses jumelles lui fit vite oublier son gibier : tête nue, ses épais cheveux noirs maintenus loin de son front large par un bandeau d'un blanc crasseux, un homme se tenait campé dans l'entrée Ouest du canyon, les yeux fixés sur la tinaja. Au moment même où Lee le repérait, il sauta de côté, tel un chat, et se perdit dans les rochers.

Lee franchit d'un bond la corniche derrière laquelle il s'était posté et, à toutes jambes, descendit de biais la pente traîtresse en direction des deux Luscombe. Gil se retourna vivement, le vit et leva aussitôt son fusil. Lee agita sa main libre et du pouce leur désigna l'entrée du canyon derrière lui. Il leur fit signe ensuite de retourner dans le ravin et voyant qu'ils restaient sur place plongea dans un buisson.

— Restez où vous êtes, Kershaw ! cria Gil.

Il atterrit lestement à moins de vingt pas d'eux.

— Pour l'amour du Ciel ! Rebroussez chemin ! Ne vous montrez pas !

— Quelle comédie nous jouez-vous là ?

— Il ne s'agit pas de comédie, mais d'Apaches ! Si cela vous chante de les attendre, libre à vous ! Quant à moi, je préfère filer !

— Regarde-le, sœurette, dit Gil avec un sourire extasié. Il a les foies ! Le grand, le méchant chasseur d'hommes a peur de quelques sauvages puants !

— Moi aussi, dit Leila sérieusement.

— Où sont vos chevaux ?

— De l'autre côté de la crête, à un demi-mile d'ici.

— Méfie-toi, Leila, il est en train de nous jouer un mauvais tour.

Lee pirouetta et d'un fulgurant crochet du gauche expédia le jeune homme à terre. Tandis que Gil, bouffi de colère, commençait à se relever, il pointa, sans parler, l'index vers l'ouest. L'Apache solitaire avait reparu et se déplaçait sur le sol rocailleux avec une telle aisance qu'il semblait à peine l'effleurer. Il s'arrêta à la tinaja et poussa un hurlement si parfaitement imité que l'on eût dit le Frère Coyote réincarné.

— Seigneur ! dit Leila d'une voix défaillante, en reculant prestement derrière un gros rocher.

Les échos du cri du coyote se répercutèrent entre les parois du canyon et s'éteignirent dans le lointain. Quelques secondes plus tard, le cri fut repris en bas puis en haut du canyon. Près de la tinaja l'Apache se retourna, leva la tête vers les pentes baignées de lune et regarda vers l'endroit où Lee se tenait à demi dissimulé par l'ombre d'un rocher.

— Ne bougez surtout pas, dit-il, du coin des lèvres.

Il lui semblait que le Peau-Rouge avait les yeux directement braqués sur lui. Retenant son souffle, il attendit pendant un moment interminable que l'Apache se fût de nouveau tourné vers la tinaja, puis il se laissa choir au sol. Lorgnant de biais le gosse, allongé à plat ventre derrière lui, il chuchota :

— Un seul geste, et nous aurons bientôt toute la meute à nos trousses.

— Je n'en ai vu qu'un seul, objecta Gil.

— Tu en as entendu deux autres, rétorqua-t-il en fouillant les lieux du regard. Garde ta tête baissée et jette un petit coup d'œil par-là, fiston.

Une colonne de Peaux-Rouges étaient apparue à l'entrée du canyon. Ils s'y engagèrent, conduisant leurs poneys par la bride. De temps à autre, l'un d'eux levait les yeux sur les hauteurs et son large visage cuivré apparaissait en pleine lumière, barré de raies blanches spectrales sur le nez et en travers des pommettes.

Les Apaches se relayèrent au trou d'eau, les uns buvant tandis que les autres montaient la garde, sans que les trois Blancs tapis sur la pente pussent percevoir le moindre bruit. Toute cette scène présentait un caractère hallucinant.

— Où est Chad ? chuchota Leila.

Lee se retourna pour la regarder.

— Quelque part derrière ces pitons rocheux.

— En êtes-vous sûr ?

— Absolument !

— Le trouveront-ils ?

— Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.

Rampant dans l'ombre entre deux gros rochers, il leva ses jumelles et décela, au sommet de l'un des pitons, un mouvement presque imperceptible.

— Il est là-haut, souffla-t-il. Sur le piton de droite.

Les Apaches n'étaient pas pressés. Après avoir fait boire leurs poneys, ils s'accroupirent sur leurs talons à côté du trou d'eau, non sans avoir laissé quelques-uns des leurs en faction.

— Pas un geste, pas un mot ! enjoignit Lee à voix basse.

Malgré sa propre peur, il ne put s'empêcher de sourire, de les voir subitement devenus si dociles.

— Et s'ils restent là toute la nuit ? ne put, à la fin, s'empêcher de demander Gil.

— La ferme ! dit Lee d'une voix sifflante. Ils ne campent jamais aux abords d'un point d'eau. Seul un Blanc est capable d'une telle sottise.

Il abaissa ses jumelles. Mercer l'avait-il vu lorsqu'il avait traversé le ravin en courant ? À l'instant même où cette pensée se faisait jour dans son esprit, il surprit une brève lueur au sommet du piton de droite : Mercer avait lui aussi levé ses jumelles et regardait dans leur direction, vers le haut du ravin. Lee avait maintenant la certitude que Mercer les avait repérés tous les trois avant qu'ils ne se fussent mis à couvert.

La lune descendit lentement derrière les deux « gendarmes » et l'ombre envahit progressivement les pentes abritées par la paroi Sud du canyon. Il y eut de nouveau un infime mouvement en haut du piton de droite et Lee braqua ses jumelles.

— Il va risquer le coup, chuchota-t-il.

Il fallait du cran pour oser se déplacer avec cette meute d'Apaches aussi proche, mais sans doute Mercer profiterait-il de leur présence pour tenter d'opérer une retraite, sachant que Lee, dans de telles conditions, ne s'aventurerait pas à se lancer à sa poursuite.

Une fois, Lee vit, ou crut voir, Chad plaqué, bras et jambes écartés, contre la paroi du canyon. Il eût suffi que l'un des Apaches jetât par hasard un regard dans cette direction ou qu'une pierre délogée tombât sur la pente rocheuse en contrebas… Il lui sembla alors – mais n'était-ce pas l'effet de son imagination – voir Chad rouler par-dessus le rebord puis disparaître. Eh bien non ! Il n'avait pas rêvé, car quelques instants plus tard, Chad se relevait, bien visible sous le clair de lune, mais suffisamment en retrait du rebord pour passer inaperçu des Indiens restés en bas, près de la tinaja. Il regardait l'endroit où étaient cachés Lee et les deux enfants terribles. Avec désinvolture, il agita une main puis épaula son fusil. Il tira et la détonation fracassante se répercuta longuement entre les parois du canyon. La balle fit voler des éclats de roche à moins de trente centimètres de la tête de Lee, dont le visage fut criblé de minuscules éclats de plomb. D'instinct, il fit un saut de côté et se leva sur un genou, s'exposant de ce fait à la vue des Peaux-Rouges. Alors que s'éteignaient au loin les derniers échos du coup de feu, il aurait pu jurer entendre un petit rire en provenance du haut de la muraille Sud du canyon, mais lorsqu'il regarda, plus personne ne se trouvait là.

Quatre Indiens traversèrent le canyon en trombe et se ruèrent sur les pentes en dessous du ravin. Trois autres sautèrent sur leurs chevaux et se dirigèrent vers l'entrée Ouest. Lee épaula sa Winchester et regarda Leila de biais.

— Ils m'ont vu. Mais peut-être ne vous ont-ils pas encore repérés. Pouvez-vous courir dans cet accoutrement ? – Elle acquiesça. – Dans ce cas, courez comme vous n'avez jamais couru de votre vie ! ajouta-t-il en la poussant vers le haut du ravin.

Gil lui empoigna le bras gauche.

— Nous pourrions les tenir en respect ici même.

Lee secoua la tête.

— Ils sont en train de faire le tour des deux côtés pour nous prendre à revers. Il vous reste une chance de rejoindre vos chevaux.

Sans demander son reste, Gil emboîta le pas à sa sœur. Deux fois de suite, Lee tira sans viser au bas des pentes pour ralentir les Apaches qui arrivaient à pied. Puis, jouant des pieds et des mains, il escalada le ravin, glissant et dérapant sur la roche friable. Parvenue en haut, Leila s'arrêta et tourna vers lui un visage angoissé.

— Sauvez-vous, bon Dieu ! hurla-t-il d'une voix rauque.

Sans perdre plus de temps, elle détala, son frère sur les talons.

À son tour, Lee atteignit le sommet. Il pirouetta et tira à deux reprises vers le ravin, puis dégringola la pente opposée, sautant, par bonds immenses, de roche en roche, plongeant dans les buissons sans souci des terribles épines qui lui lacéraient la chair comme des aiguilles d'acier. Freinant sur un talus, dans un nuage de poussière, il lança un regard sur sa droite. Leila courait à toutes jambes dans la brousse pour gagner l'abri offert par quelques arbres rabougris. Gil la serrait de près. Ils disparurent quelques secondes à peine avant que les quatre Apaches n'atteignissent la crête au-dessus des trois fugitifs.

Lee continua vers le nord, en direction du canyon où il avait laissé le louvet à l'attache. Il jeta un coup d'œil sur sa gauche : des Peaux-Rouges, au galop, longeaient le bas de la crête. Il tourna ses regards vers la droite : d'autres Apaches, également à cheval, venaient de dépasser le bosquet où Gil et Leila s'étaient réfugiés. Il ne leur restait plus désormais qu'une seule proie : Lee Kershaw. L'un des Peaux-Rouges qui menaient la poursuite à pied s'élança du rebord sur la pente en poussant un cri guttural.

Lee sauta une corniche puis tira deux fois sur les Indiens galopant à sa droite, et deux fois encore sur le groupe de gauche. Il vit l'un des poneys s'abattre sur son cavalier et tira vivement un cinquième coup de feu vers les hauteurs tout en continuant de courir en direction du nord. Haletant, il atteignit enfin le louvet qu'il s'empressa de détacher et d'enfourcher. Il se retourna sur sa selle, et tira ses dernières cartouches puis sortit du canyon, activant sa monture du plat de la crosse de sa carabine.

Providentiellement vint s'offrir à lui, sur sa gauche, l'entrée resserrée d'un nouveau canyon. Il s'y engagea, formulant des vœux pour que ce ne fût point un cul-de-sac. Laissant les rênes reposer sur l'encolure du louvet, il rechargea sa Winchester.

Quand la lune se cacha, son cheval était à bout de forces. Il mit pied à terre et se retourna pour regarder le canyon plongé dans l'ombre. Rien n'indiquait qu'il fût poursuivi et il se demanda avec angoisse si les Indiens n'avaient pas découvert la retraite de Gil et de Leila. Il s'épongea le visage et appuya sa tête en feu contre la selle trempée de sueur. Il demeura un long moment dans cette posture, à écouter les battements désordonnés de son cœur puis, faisant appel à ses ultimes réserves d'énergie, reprit sa route en conduisant sa monture fourbue par la bride.

Après avoir opéré un large crochet à l'ouest, puis au sud, il fit halte, enfin, pour se reposer, dans le silence que seul troublait le murmure du vent nocturne.