CHAPITRE XIII
Lee entra dans Galeana par un chemin détourné, ayant jugé bon d'éviter la route d'Onate trop fréquentée. Il traversa d'étroites ruelles poudreuses, suivi par les regards obliques d'hommes dissimulant leur visage sous le bord de leurs grands sombreros. De la plaza lui parvenait le chant assourdi des guitares. Il mit pied à terre devant une écurie de louage délabrée. Un garçon souriant vint à sa rencontre.
— Je te confie ces chevaux, mais pas pour très longtemps. Où est ton père, petiot ?
— Il est allé à El Carmen vendre des mules. Il ne sera pas de retour avant demain soir.
Tout en roulant une cigarette, il lui donna ses instructions.
— Ne desselle pas le gris. Contente-toi d'étriller le louvet et de lui donner un léger picotin. Ne les fais pas trop boire, ni l'un ni l'autre.
Le garçonnet acquiesça et regarda droit dans les yeux bleus du Yankee.
— Il est possible que vous ayez besoin de ces chevaux à l'improviste ?
— Je crois que tu as saisi, répliqua Lee en allumant la cigarette.
Il la plaça entre les lèvres du gosse.
« Il y a un dollar d'argent pour toi, petit ami. »
— Merci, dit le garçonnet avec un clin d'œil complice.
— De rien.
Le petit palefrenier conduisit les deux chevaux dans l'écurie et se retourna.
— Vous êtes avec Lopez ?
— Je suis tout seul, petit ami.
— Je saurai garder votre secret.
— Mon secret, si j'en avais un, ne serait bien gardé que par moi-même. Pourquoi m'as-tu demandé si je travaillais pour Lopez ?
Le gosse souffla un rond de fumée très réussi.
— Lopez a toujours besoin de mercenaires du nord. Votre profession n'est pas dure à deviner, mister. Il y a quelques heures, un homme est venu ici. Un homme tomme vous. Il est resté quelque temps sur la plaza. On dit qu'il a autrefois combattu aux côtés de Lopez.
— Un blond portant moustache, un peu plus grand que moi, peut-être ? Il a de belles dents blanches qu'il montre lorsqu'il sourit ?
— Oui. Il montait un superbe alezan. Cet alezan appartenait jadis à mon père, mais il l'a vendu à Tomas le Borgne, d'Onate.
Lee roula une autre cigarette.
— Comment se fait-il que tu saches qu'il s'est déjà battu pour Lopez ?
Le jeune garçon cligna des yeux.
— Vous savez aussi bien que moi que Lopez se trouve dans les parages, hein, mister ? Maintenant que les soldats sont partis, des hommes à lui sont arrivés ici, à Galeana. Vous-même, tenez… Je ne m'y suis pas trompé.
— Où la diligence s'arrête-t-elle ?
— À l'Hôtel Royal.
Il tendit au gosse une pièce de un dollar.
— Tu vois que je tiens mes promesses.
Gagnant la plaza, il en longea le côté Sud, sous les arbres. Une mule poussa un braiment rauque, devant le relais situé sur le côté Est, près de l'hôtel. Il coupa en travers de la place et s'arrêta au kiosque à musique. Tandis que des palefreniers procédaient au changement d'attelage, d'autres hommes déchargeaient la rotonde de l'Abbott-Downing Concord. Leila sortit de l'hôtel et alla rejoindre son frère qui tenait par la bride la malheureuse jument. Gil lui adressa quelques mots puis conduisit la jument dans l'écurie de louage attenante à la station. Les deux jeunes gens entrèrent ensemble dans l'hôtel.
Traversant rapidement vers le côté Nord de la plaza, Lee jeta au passage un regard vers l'hôtel. Un homme de haute stature marchait à grands pas vers la ruelle courant derrière le bâtiment. Passant par l'écurie, où régnait une grande animation, puis par la cour du relais, sans même attirer l'attention de l'unique Rurale qui s'y trouvait. Lee, à son tour, s'engagea dans la ruelle obscure et se faufila prestement dans l'encoignure d'une porte, en entendant, quelque vingt mètres plus loin, quelqu'un patauger dans la boue.
Il porta la main à son colt. Il préférait ne pas avoir à s'en servir, car il ne tenait pas à ameuter tout le poblado. La police locale devait très certainement être en possession de portraits fort ressemblants de Lee Kershaw, sur ses avis de recherche.
Une silhouette noyée émergea des ténèbres. L'homme s'arrêta et leva les yeux sur le premier étage de l'hôtel. Une fenêtre s'ouvrit, le store fut remonté et un éclat de lumière jaune frappa en plein le visage maigre et barbu de Chad Mercer.
— Éteignez cette bon Dieu de lampe ! grogna-t-il.
La lumière vacilla et mourut. Des bottes firent un bruit de ventouse dans la boue. Chad jeta un regard par-dessus son épaule et sentit au même instant le canon d'un revolver s'enfoncer dans son ventre, juste au-dessous de la boucle de la ceinture. Il tourna lentement la tête et s'enquit :
— Quien es ? Amigo ?
— Amigo, mon c… ! répondit Lee. Pas un geste, mister !
— Il t'en a fallu, du temps, Lee, dit Chad en souriant.
— Tu as eu de l'aide.
— Le vieux Luscombe en serait malade, s'il l'apprenait. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? Tu ne crois tout de même pas que tu vas m'emmener avec toi, non ? Lopez sait que je suis ici et que je me propose une nouvelle fois de faire campagne avec lui. Tu n'as aucune chance de me faire quitter la ville, Lee. Allons ! N'en parlons plus ! Laisse-moi t'offrir un verre.
Lee arma son colt et le déclic du chien prit dans le silence un relief sinistre.
— Le mandat dit : « mort ou vif », Chad.
— Ah oui ? Si tu me tues, tu ne sortiras jamais vivant de Galeana.
— Je suis prêt à courir le risque.
Chad le regarda dans le blanc des yeux.
— Et elle ? demanda-t-il d'une voix suave.
— Tu te fiches pas mal de cette fille. Quand tu nous as mis ces Chiricahuas aux trousses, tu savais parfaitement que Leila et Gil étaient avec moi. Je n'ai jamais vu la mort d'aussi près. Quant à eux, je me demande encore comment ils ont réussi à en réchapper.
Chad eut un petit rire.
— C'est qu'ils avaient sans doute pour couvrir leur retraite ce bon vieux Lee Kershaw !
— Trêve de bavardages. J'ai deux chevaux à quatre blocs d'ici. Nous allons faire tous les deux un petit brin de paseo dans le crottin de ces ruelles pour les rejoindre. Tu auras mal aux fesses d'ici à l'aube, hombre. Je ne dispose malheureusement que d'une seule selle.
Mercer tourna imperceptiblement la tête. Lee pivota et abattit le canon de son colt sur la tempe gauche de Gil Luscombe. Le jeune homme s'effondra sans dire « ouf ». Lee jeta un regard dans le hall arrière de l'hôtel où brûlait une veilleuse. Comme de juste, Leila s'y trouvait.
— Avance ! enjoignit-il à Chad. Andale !
— N'espère pas t'en tirer comme ça !
L'expression qu'il vit dans les yeux de Lee le convainquit, mieux que des paroles, d'obtempérer. Ils tournèrent dans une ruelle transversale qu'ils suivirent jusqu'au bout pour déboucher dans la contre-allée de la plaza. Un coup d'œil sur sa droite permit à Lee de voir Leila en train de les observer depuis le perron de l'hôtel.
— Si elle fait un seul geste pour t'aider, je jure par Dieu que je te coupe en deux !
— Retourne-t'en, Leila ! cria Chad.
Une rumeur naquit alors au-dessus du bruissement des feuilles et du chant mélodieux des guitares : le martèlement sourd des sabots de nombreux chevaux conduits ventre à terre vers la plaza. Un homme hurla, un clairon sonna, un coup de feu claqua derrière le corral du relais. Un cri aigu monta, dominant le tumulte, un cri que Lee connaissait bien pour l'avoir mainte fois poussé lui-même.
— Seigneur ! dit-il. Lopez !
— Juste à point, hombre ! dit Chad en arborant un sourire épanoui.
Des cavaliers les dépassèrent au grand galop. L'un d'eux se pencha hors de sa selle et enserrant d'un bras la taille de Leila Luscombe, il la souleva comme une plume et la jeta en travers de ses cuisses. Il lui appliqua sur les fesses une claque vigoureuse et dépassa à bride abattue le relais en riant à gorge déployée. Une fusillade éclata du côté opposé de la plaza.
Agrippant Chad par le col de sa veste, Lee le repoussa rudement dans la ruelle. Trois cavaliers se ruèrent sur eux. Une porte s'ouvrit à la volée et ils furent inondés par un flot de lumière jaune.
— Santiago ! hurla Chad. C'est moi ! Chad Mercer ! À l'aide, compañero !
— C'est le mercenaire yankee, capitaine Santiago ! s'écria l'un des trois cavaliers.
Il pointa son fusil sur Lee mais celui-ci bondit par-dessus un muret et atterrit dans le purin où il s'enfonça jusqu'aux chevilles, semant l'émoi parmi des poules qui s'égaillèrent dans toutes les directions, alors qu'il fonçait à toutes jambes vers un étroit passage entre deux bâtiments. Un coup de feu claqua derrière lui. La balle érafla sa manche gauche.
— Allez, cours, salopard ! hurla Chad Mercer extasié.
Lee jaillit sur la plaza au beau milieu d'un groupe de cavaliers. Un revolver lui cracha presque à la figure, l'assourdissant à demi. Un cheval le heurta de biais et l'envoya voler par-dessus la haie d'une courette où il alla s'étaler. Il resta allongé sans bouger, surveillant la plaza entre les branchages. Derrière lui, une vitre vola en éclats. Déjà l'Hôtel Royal était la proie des flammes. Une cloche sonnait le tocsin.
— Viva Lopez ! brailla un cavalier. La Liberté et la Justice, ou la Mort ! Viva Lopez ! – Il ponctua sa profession de foi en lançant de toutes ses forces une bouteille vide dans l'une des fenêtres de l'hôtel.
Une fusillade nourrie crépita au relais. L'appel de la cloche devint frénétique. Une femme cria dans la fumée qui s'élevait en tourbillon.
Lee dressa la tête. Un homme était en train de sortir l'attelage de mules dans la rue. Les roues droites de la diligence rebondirent sur le corps d'un Rurale. Un autre revolucionario sauta sur la banquette et s'empara des guides tandis que trois de ses compagnons, armés jusqu'aux dents, se hissaient sur le toit du coche. Une jeune femme fut entraînée vers la voiture et poussée de force à l'intérieur. La portière se referma en claquant. C'était Leila Luscombe.
À cet instant, un homme de haute stature émergea en courant d'un nuage de fumée. Il regarda la haie derrière laquelle Lee se cachait et pointa son fusil dans cette direction. « Mercer, salaud ! » murmura Lee qui aussitôt traversa la cour en rampant dans les hautes herbes sèches. Il poussa la porte de la maison et entra. Personne. Il referma la porte et fit glisser le verrou puis gagna rapidement la cuisine. Il entendit des voix bruyantes en provenance du perron puis la porte d'entrée fut enfoncée à coups de crosse. Il sortit dans l'arrière-cour et courut jusqu'au mur du fond qu'il franchit à l'instant même où ses poursuivants faisaient irruption dans la cuisine.
Dans la ruelle, face à l'hôtel, le dépôt de marchandises flambait. Toujours courant, dans un dédale de venelles tortueuses, il eut le temps de voir, au bout d'une rue transversale, la diligence passer comme un éclair, suivie d'une importante escorte de Lopezistes qui criaient à tue-tête.
Devant le portail de l'écurie, le petit palefrenier l'accueillit avec un grand sourire.
— Je savais bien que vous étiez avec Lopez !
Lee commença à se diriger vers le box du gris.
— Lopez, lui, n'en sait peut-être pas autant, dit une voix calme derrière lui.
Il pirouetta, vit Gil Luscombe.
— Ton amigo Mercer est parti, lui dit-il. Ils ont emmené Leila. Comment se fait-il qu'ils t'aient oublié, toi, mon gars ?
— J'aurai besoin d'un cheval, mon gars, répliqua Gil sur le même ton.
— Le louvet est fourbu.
Gil acquiesça et se tourna vers le petit Mexicain.
— Je veux un cheval sellé, muchacho. Un bon. Compris ?
— Le meilleur des meilleurs, señor, répliqua le gamin en se précipitant vers l'une des stalles.
Lee s'adossa à un pilier pour rouler une cigarette.
— Quelles sont tes intentions, Gil ?
— Ils ont emmené ma sœur.
Lee haussa les épaules.
— N'est-elle pas avec son bien-aimé ?
— Ce n'est pas drôle !
— Tu es donc finalement parvenu à cette conclusion…
— Vous avez bien failli me fendre le crâne, devant l'hôtel, dit le jeune homme d'un ton de reproche.
— Il a fallu que je me retienne pour ne pas te le briser pour de bon !
— Vous persistez à vouloir poursuivre Mercer ?
— Et je n'ai pas besoin d'aide, fiston.
Il se tourna vers les stalles.
« Donne-lui cet alezan, petit. »
— À vos ordres, mister !
Pendant que le gamin sellait l'alezan, Lee s'enquit :
— Ta sœur savait-elle que Mercer n'avait jamais eu l'intention de t'emmener avec lui ?
— Je l'ignore.
— Tu mens. C'est pour cela que tu es venu ici. Je vous avais pourtant dit plus d'une fois de vous en retourner, toi et ton idiote de sœur.
— Je ne vous permets pas de traiter ma sœur d'idiote !
— Tu vois pour elle un meilleur qualificatif ?
— Vous avez l'intention de rester ici toute la nuit à jacasser ?
— Si ça me plaît, fiston. Du reste, je ne me souviens pas de t'avoir invité à m'accompagner ?
— Je m'invite tout seul, répliqua Gil. – Il se pencha sur l'encolure de son cheval. – Et ne commencez pas à me rebattre les oreilles avec vos mises en garde, grand homme ! Contentez-vous de me montrer la voie et gardez vos conseils pour vous !
Lee souriait en réglant le petit Mexicain. Il leva les yeux sur Gil.
— Tu es sûr de n'avoir rien oublié ? Je ne suis pas disposé à t'entretenir. Ce genre de frais n'est pas prévu dans mon contrat.
Il fit sortir de l'écurie ses deux chevaux puis enfourcha le gris.
« Donne au moins un pourboire au gosse… »
Il attendit que Gil l'eût rejoint et expliqua :
— Nous ferons d'abord route vers l'ouest. Nous traverserons le Rio Santa Maria et gagnerons la Sierra del Arco. Ensuite, cap au sud vers Namiquipa.
— Et d'ici là, Lopez aura quarante miles d'avance…
Ils tournèrent dans une rue transversale.
— Crois-tu que Lopez n'ait pas pensé à couvrir sa retraite en laissant à l'arrière quelques-uns de ses muchachos ?
— Nous ne sommes ni des Rurales, ni des Federales.
— Nous ne sommes pas non plus des amis de Lopez. Ce saligaud de Mercer sait parfaitement que je n'ai pas renoncé et il doit bien se douter que tu seras aussi de la partie. La garnison de Galeana a été attirée vers le sud, sous le prétexte de capturer le chef rebelle, mais elle ne tardera pas à comprendre qu'on l'a roulée et à apprendre le raid sur Galeana. Aussi je présume que Lopez commencera par foncer vers le sud puis qu'il bifurquera à l'écart de la route avant de la prendre à revers. Même si nous parvenions à échapper à son arrière-garde, nous aurions de fortes chances de donner tête baissée dans les Federales. J'aurai beau leur expliquer que je n'ai pas repris du service dans les rangs des revolucionarios, ils ne me croiront pas, je te le garantis. Ley del fuego !
— Ils n'auront rien à me reprocher, à moi…
— Tu m'accompagnes, cela leur suffira. À moins que tu n'aimes mieux faire cavalier seul ?
Gil se tut. Lee tira d'une de ses sacoches une bouteille de brandy et la lui tendit.
— Tiens. Ça te remontera.
Le jeune homme prit la bouteille et la déboucha. Il but une longue rasade.
— Le lait maternel, dit-il en souriant.
Ils franchirent à grand fracas un pont de bois qui enjambait un arroyo tari. Gil but encore quelques gorgées puis reboucha la bouteille et la rendit à Lee. Le terrain commençait à monter. Derrière eux clignotaient les lumières de Galeana. Une épaisse colonne de fumée s'élevait au-dessus de la plaza.
Lee regarda son compagnon de biais.
— Tu sais comment se présentent nos chances, hein, kid ?
La cigarette de Gil rougeoya dans l'obscurité, éclairant un instant son visage.
— Je le sais, dit-il simplement.
Ensemble ils continuèrent vers l'ouest sous le clair de lune pâlissant.