CHAPITRE III
Le vent avait changé avec la tombée de la nuit. Il soufflait maintenant par à-coups. Les arbres oscillaient et murmuraient au gré de ses caprices. Les sabots des chevaux rendaient un écho creux contre les parois de la vallée. Une âcre odeur de fumée de bois parvint aux narines de Lee Kershaw. Sur sa droite, en haut d'une large ravine, un œil rouge clignotait dans l'obscurité. Il se laissa glisser à terre et prit sa Winchester. L'alezan poussa un hennissement.
— Qui va là ? cria une voix.
Des bottes crissèrent sur le sol durci.
— C'est Lee Kershaw, Beatty.
— À la bonne heure ! Vous tombez bien !
Lee conduisit les deux chevaux vers le feu. Il distingua trois hommes à la faveur de la lueur vacillante des flammes, puis un quatrième apparut, portant une brassée de bois mort. Manuel, le traqueur, se tenait tout seul dans un coin. Il était tête nue et un bandage sale entourait sa chevelure en bataille.
— Qu'est-il arrivé à votre chien courant ?
— Mercer a rebroussé chemin pour nous prendre à revers, expliqua l'adjoint au shérif. Jed, Ben et moi-même faisions un somme tandis que Manuel montait la garde. Mercer a assommé Manuel et il a filé avec nos chevaux.
— Il n'a pas même laissé mon bai ?
— Il n'a rien laissé d'autre qu'un ou deux tas de crottin !
Lee contempla le traqueur morose.
— Je vous conseille de lui en mettre un peu sur la cabeza. La chaleur et l'humidité feront diminuer l'enflure. C'est un truc que je tiens de ma vieille mémé.
— Il a aussi raflé nos provisions, dit Jed d'un ton plaintif.
Lee décrocha de sa selle sa gourde de café et la lui lança.
— Vous pouvez toujours faire réchauffer ça.
Beatty plissa les yeux en avisant les paquetages et les sacoches pleines.
— Vous quittez le Querencia ?
— Apparemment.
— Rappelez-vous que vous êtes sous le coup d'une inculpation. À propos, qu'est-ce que vous fichez par ici ?
— Je suis la piste de Mr Mercer.
— Pourquoi ?
Il lui montra l'insigne épinglé au revers de sa veste.
— J'ai un mandat contre Mercer.
— Bueno ! Vous allez pouvoir nous donner l'un de ces chevaux. Jed retournera à Cibola pour y chercher des vivres et des montures fraîches.
— Belle trotte en perspective…
Beatty fit un pas en avant.
— Que diable voulez-vous dire ?
— Du temps que vous vous lanciez à la poursuite de Mercer, sa piste sera si froide que vous pourrez y mettre de la bière à rafraîchir.
— Il était encore là il y a à peine deux heures !
— Bien sûr, bien sûr. Mais depuis il mène un train d'enfer et quand il aura crevé son cheval, il en changera pour un autre qu'il poussera sans plus de ménagements, style comanche ! Lorsqu'il mettra sa selle sur sa troisième monture, il ne se trouvera plus qu'à deux pas de la frontière tandis que vous serez là, assis sur vos fesses, en train de pleurnicher à cause du sale tour qu'il vous a joué.
Le deputy rougit, et ses lèvres se serrèrent sous l'épaisse moustache de dragon.
— Je vais tout de même prendre l'un de vos chevaux.
Lee secoua la tête.
— Jed ! Ben ! Manuel ! cria Beatty.
Les trois hommes se précipitèrent. Tel un chat, Manuel sauta de côté en brandissant son fusil. Jed se rua sur Lee tandis que Ben se dirigeait vers les chevaux. Délibérément, Lee laissa tomber sa Winchester. Il empoigna par le canon le fusil du métis et l'attira vers lui tout en lui allongeant un perfide croc-en-jambe. Manuel s'affala de tout son long et Lee lui passa sur le corps sans se soucier des dégâts que pouvaient causer ses éperons. Il lui arracha son arme et la retourna aussitôt contre Jed. Celui-ci se baissa pour passer sous le fusil, l'air béat, mais un coup de botte dans l'aine eut tôt fait d'effacer le sourire de son visage.
D'instinct, il se plia en deux et Lee en profita pour lui asséner sur la nuque un coup de canon bien senti, aussitôt suivi d'un grand coup de genou à la mâchoire. Propulsé à la renverse, Jed tomba assis sur le feu ronflant. Tel le phénix de ses cendres, il se releva en hurlant de souffrance et de rage, ne sachant qu'étreindre en premier – son bas-ventre, son cou, sa mâchoire ou son fessier rôti. Il roula sur le flanc en couinant comme un porc qu'on égorge.
Lee fit volte-face et arma la puissante carabine à répétition qu'il tint à hauteur de sa hanche.
— Laissez ce louvet tranquille !
Ben s'empressa de reculer. Beatty leva les mains en l'air, mais un cillement de ses paupières le trahit et Lee pirouetta pour affronter le silencieux assaut de Manuel au couteau. Ce n'était pas le moment de prendre des gants. Vivement il tourna son fusil en sens inverse et poussa brutalement la crosse ferrée contre le visage basané du métis. Celui-ci s'effondra et reçut en prime un grand coup de talon sous le menton. Cette fois, il demeura étendu pour le compte.
Le souffle à peine accéléré, Lee se retourna vers Beatty.
— Lâchez ce flingue !
Beatty laissa choir son six-coups et leva les mains. Sa large face se contracta.
— Je vous ordonne de me remettre l'un de ces chevaux ! dit-il d'une voix altérée par la peur.
— Va te faire f… bâtard ! Éloignez-vous de ces chevaux ! Andale !
— Vous vous opposez à un officier de police dans l'exercice de ses fonctions ! glapit le deputy.
Lee récupéra sa blague et sa gourde.
— Je puis en dire autant pour vous.
— Nous avons partie liée dans cette affaire, non ?
Rapidement Lee manœuvra la culasse pour vider le fusil de Manuel puis il jeta l'arme à toute volée dans les buissons. Il ramassa sa Winchester et sauta en selle.
— J'ai l'habitude de travailler seul, dit-il d'une voix calme.
— Je ferai mon rapport au shérif Luscombe ! tonna Beatty.
— N'oubliez surtout pas de lui dire comment Chad vous a roulés en soufflant quatre chevaux à la barbe de quatre costauds ! Vous vous prétendez chasseur d'hommes, Beatty ? Retournez plutôt à Cibola, la marche vous fera du bien. Rendez votre insigne et contentez-vous désormais de délivrer des permis pour les chiens et de flanquer les ivrognes à la porte des tripots. Vous aurez sûrement droit à une petite gratte de temps en temps !
— Je souhaite de tout mon cœur que Mercer vous descende, Kershaw !
Lee se retourna sur sa selle.
— Ne vous faites pas de bile pour moi.
Ayant regagné la vallée, il se dirigea vers le sud. Le vent était tombé. Une pâle lueur grise apparaissait au-dessus de la crête dentelée du San Mateos. Lorsqu'il fut à un demi-mile du ravin, il sortit une bouteille de brandy et but une bonne rasade.
— Sombres crétins, murmura-t-il.
Il sourit en voyant l'alezan encenser comme pour lui témoigner son plein assentiment.