CHAPITRE XII

C'était ce zopilote qui le contrariait. Il l'avait remarqué vers midi, planant au-dessus des collines à l'ouest de la route creusée d'ornières qui menait à Pedregosa. Tout en s'épongeant le visage, il délibéra du parti à prendre. Il avait déjà utilisé la moitié de son second bidon et il n'existait, à sa connaissance, aucun point d'eau dans ces collines recuites par le soleil. Il était sûr, par contre, d'en trouver en suivant la route de Pedregosa, mais c'était à vingt miles, au sud-ouest. Sa raison lui dictait de continuer dans cette direction. Et pourtant, ce vautour…

La curiosité l'emportant, il prit le chemin des collines. Il leva les yeux sur le ciel en feu. Le zopilote était toujours là.

— Ne me regarde pas comme ça, saleté !

Le louvet hennit et activa l'allure. Lee l'arrêta, mit pied à terre et, Winchester en main, continua en le conduisant par la bride. Avisant un pan de mur éboulé et, au-delà, un bosquecillo, il fit halte, examina les lieux. Aucun bruit, aucun signe de vie. Il leva de nouveau le regard vers le ciel. Le zopilote volait très bas. Il piqua sur lui puis remonta à une hauteur d'environ deux cents mètres.

Poussant un hennissement, le louvet partit au petit trot. Il lui laissa prendre les devants et le suivit. Le cheval fit le tour d'une bâtisse en ruine. Lorsque Lee arriva devant la maison sans toit, il le vit, par une brèche, en train de boire un peu plus loin. Il escalada le mur, traversa la pièce jonchée de débris, gagna le seuil béant d'une porte d'où il contempla le bosquet. Deux pieds nus dépassaient des buissons. À pas de loup, il s'approcha. Rien ne bougea. Il écarta les broussailles à l'aide du canon de sa carabine, vit deux yeux vitreux qui le fixaient. Le corps, uniquement vêtu de linge de dessous, commençait déjà à enfler, mais la mort remontait au plus tard à la veille. L'ayant retourné du pied, il se hâta de détourner le regard. L'arrière du crâne, fracassé par une balle de fort calibre, encroûté de sang, grouillait de mouches bourdonnantes.

Il se dirigea vers le trou d'eau, le trouva presque à sec. La boue séchée portait de nombreuses traces de bottes et de sabots. Tout en roulant une cigarette, il étudia les lieux environnants. Un objet brillant, près du mur latéral, attira soudain son regard. Il alla le ramasser. C'était une douille de cartouche de calibre 44/40.

Il découvrit plus loin d'autres empreintes dans la terre molle ainsi que plusieurs mégots de cigarettes, et procéda mentalement à la reconstitution des faits. Tapi à l'intérieur de la maison en ruine, un homme avait attendu patiemment qu'un autre s'approchât à cheval du trou d'eau. Il l'avait tué d'un seul coup de feu, puis avait éjecté la douille par-dessus le mur. Il l'avait ensuite dépouillé de ses vêtements puis s'était enfui avec son cheval.

Lee retourna auprès du mort. Un examen plus attentif des alentours lui permit de découvrir une paire de sacoches lourdement chargées. Il ne put retenir un sifflement à la vue de l'emblème du service postal mexicain. Le courrier s'y trouvait toujours, mais les lettres, une par une, avaient été ouvertes. « Ce salopard cherchait de l'argent », grommela-t-il entre ses dents.

Il traversa le bosquecillo, avisa de nouvelles traces qui étayèrent sa thèse. « Quant à toi, tu en seras pour tes frais », dit-il à l'adresse du zopilote qui continuait à tournoyer dans le ciel.

Il tira le corps vers les ruines et le déposa dans un fossé où il entassa des débris. Il acheva ensuite de démolir, à coups de pied, le mur croulant qui ne tarda pas à s'effondrer sur la tombe improvisée. « Repose en paix », dit-il en guise d'adieu au malheureux inconnu.

Conduisant le louvet par la bride, il poursuivit en direction du sud, tout en dressant en pensée une carte de la région qui s'étendait au-devant de lui : San Pedro de Arriba, puis Casas Grandes et Malpais. Au sud de Malpais, la petite placita d'Onate, et, quelques miles plus loin, Galeana. À Galeana, la route de la diligence bifurquait vers l'est en direction de la grand-route de Chihuahua.

Il suivit sur deux miles les traces de l'assassin. La piste de ce dernier s'orientait vers Onate, dont il voyait au loin clignoter les petites lumières jaunes. Il se retourna sur sa selle. Encore une heure avant le lever de la lune.

Le vent tourna et lui apporta une forte odeur de fumée de bois à laquelle se mêlait l'affriolant arôme de haricots en train de cuire dans une sauce au chile. « Sainte Mère », soupira-t-il en approchant des premières huttes d'Onate. Un affreux roquet vint le harceler, babines retroussées, la bave aux lèvres. « Va te coucher, sale cabot ! lui cria-t-il. Je suis venu me battre aux côtés de Lopez ! »

Il descendit de cheval devant une cantina et épousseta ses vêtements. Pour ne pas se rendre suspect aux yeux des Mexicains, il retira ses mocassins et les remplaça par ses bottes. Puis, Winchester en main, chapeau rabattu sur les yeux, il poussa la porte de la gargote. Au céleste fumet des haricots nageant dans le bouillon gras s'associaient l'odeur des tacos2 et des relents de sueur et de tequila. « Viva Mexico », murmura-t-il en se dirigeant vers l'extrémité du comptoir. Il appuya sa carabine au mur, à portée de sa main, puis chercha sa blague à tabac tout en promenant ses regards sur la salle enfumée. Deux hommes assis à une table, penchés sur leur assiette, puisaient les haricots chile à l'aide de croustillants morceaux de tortilla. Debout à l'autre bout du comptoir, un troisième contemplait tristement son verre vide.

Le patron s'approcha de Lee d'un pas pesant.

— Bonsoir, señor. Qu'y a-t-il pour votre service ?

— Salut à toi, Tomas Castanoa, répondit Lee dans un espagnol impeccable. Du brandy et à manger, s'il te plaît.

Tomas le fixa de son œil unique.

— Miséricorde ! dit-il dans un souffle. – Après un regard hâtif par-dessus son épaule, il se pencha sur son comptoir. – Vous voyagez sous votre vrai nom ?

— Est-ce donc si dangereux à Onate ?

— Pas pour le moment. Les Rurales sont passés par ici hier pour aller rejoindre la diligence qu'ils doivent escorter jusqu'à Galeana.

— Quand cette diligence doit-elle arriver ?

— Dans moins de deux heures. En règle générale, elle ne s'arrête pas. – Il le dévisagea longuement. – Votre barbe m'a mystifié, cher vieil ami, mais ces yeux – jamais !

— Tu as du brandy ?

— Baconora, Xérès, ou « Orgueil du Chihuahua » ?

— Baconora. – Lee sourit – Tu as bien dit : « Orgueil de Chihuahua » ?

Tomas sourit à son tour.

— De la pisse d'âne pour les péons. Je ne bois moi-même que du Baconora.

— Si tu allais en chercher ? dit Lee en commençant à rouler une cigarette.

Tomas revint, muni de la bouteille, et lui darda un coup d'œil en coulisse.

— Viva Lopez ! dit-il à voix basse, comme pour tâter le terrain.

— La Liberté et la Justice, ou la Mort ! répliqua Lee sur le même ton.

L'aubergiste remplit les deux verres et secoua tristement la tête.

— Je ne suis plus assez vaillant pour accompagner Lopez.

Lee le regarda d'un air incrédule.

 Toi ? Le « Héros d'El Corralitos » ? Le « Bras Droit de Lopez » ?

— Je n'ai fait que mon devoir à El Corralitos, répondit avec modestie le Mexicain.

Du regard, Lee lui désigna les autres clients de la cantina.

— Ceux-là n'ont-ils pas de « grandes oreilles » ?

— Ils ne parleront pas. Ils sont trop sensés pour cela. Je vais vous chercher votre repas.

Pendant que Tomas se dirigeait vers la cuisine, Lee alluma sa cigarette. Sa dernière équipée aux côtés de Lopez remontait maintenant à deux ans, mais dès avant cette époque, Tomas Castanoa, comblé d'honneurs et de pesos, avait pris sa retraite de revolucionario professionnel pour ouvrir sa cantina à Onate.

Le Mexicain revint en se dandinant prendre sa place derrière le comptoir. Il posa devant Lee une jatte remplie jusqu'à ras bord de haricots au chile, ainsi qu'une assiette de tortillas.

— Mon propre dîner, amigo, dit-il en souriant.

— C'est presque un crime d'y toucher, Tomas le Borgne. Une telle œuvre d'art…

— Il y en a d'autre, répliqua l'aubergiste en poussant vers lui la bouteille de Baconora. Vous faites de nouveau équipe avec Lopez ?

Lee haussa les épaules et attaqua son ragoût.

— Qui sait ? Lopez est-il prêt à tenter de nouveau l'aventure ?

— Qui sait ? fit à son tour Tomas. Resterez-vous quelque temps dans nos murs ?

— Mes affaires m'appellent ailleurs.

Le Mexicain le regarda d'un air entendu.

— Vous êtes donc au courant pour Lopez ?

— Indirectement N'est-il pas en train de rassembler ses hommes au traditionnel lieu de rendez-vous ?

— C'est le bruit qui court. Personnellement, je ne puis rien affirmer. On assure pourtant, de source autorisée, que Lopez a cette fois toutes les chances d'être victorieux. Il a des armes et de nombreuses nouvelles recrues.

Lee repoussa la jatte vide et sortit son tabac et ses feuilles.

— Par exemple ?

— Votre compañero Chad Mercer. Il était ici il y a à peine deux heures.

— Je peux encore le rejoindre.

— Il n'a sûrement pas dû amuser le terrain, mais vous non plus, d'ailleurs. J'ai pris la liberté de regarder votre cheval quand je suis allé dans la cuisine. Peut-être avez-vous tous les deux quitté précipitamment les États-Unis ?

Lee grimaça un sourire.

— N'est-ce pas notre habitude ?

Le Mexicain remplit à nouveau les deux verres.

— Il ne vous reste donc rien, amigo, que vous deviez, une fois encore, risquer votre vie ?

Lee alluma sa cigarette et présenta ses deux paumes tendues.

— L'argent rentre facilement, mais il repart plus vite encore.

— Et Lopez paie grassement les mercenaires yankees, hé ?

Le bâtard me doit encore de la dernière fois, songea Lee.

« Votre ami Chad Mercer a pris un grand risque en se montrant à Galeana. Il paraissait soucieux… et très pressé. Il a échangé son cheval avec l'un des miens puis est aussitôt reparti. – Il hésita. – Il y a autre chose : le cheval qu'il montait et les vêtements qu'il portait appartenaient à un homme de Galeana. Un nommé Juan Vidal qui transporte le courrier de Galeana à Pedregosa. On n'a plus revu ce dernier. On se demande ce qu'il a bien pu devenir…

Tomas lança soudain un regard inquiet vers la rue.

« La diligence ne devrait pas tarder. Je vous conseille d'éloigner votre cheval. Il pourrait éveiller la curiosité des Rurales. »

— À ce propos, il m'en faudrait un deuxième.

— J'en ai un bon. Un gris. Venez avec moi, amigo.

Après avoir repris sa carabine, Lee traversa la cuisine à la suite du Mexicain puis sortit avec lui derrière la cantina. Le gris, une bête fringante, lui plut d'emblée.

— Écoutez ! s'écria Tomas. La diligence ! Elle est en avance !

Un tonnerre de sabots retentit en effet au nord, sur la grand-route. Lee courut détacher le louvet. Il le conduisit dans la ruelle puis le fit partir d'une claque sur la croupe. Le cheval se dirigea vers le corral pour aller tenir compagnie au gris. Chapeau rabattu sur les yeux, Lee se tapit dans l'ombre de la cantina. Tirée par six mules, la diligence passa en trombe, précédée par deux cavaliers vêtus de l'uniforme sombre des Rurales et coiffés de sombreros ornés de l'aigle et du serpent – les armoiries du Mexique. Il eut le temps d'apercevoir une jeune femme regardant à l'une des fenêtres ainsi qu'un cheval rouan attaché derrière le véhicule. Puis la patache disparut dans un nuage de poussière jaune qui enveloppa les six autres Rurales armés galopant à sa suite.

— Ils sont très pressés, fit observer Tomas derrière lui.

— Pourquoi ?

— Ils transportent la paie des mineurs de la Sierra del Arco.

— Ce qui explique l'escorte ?

— Exact.

— Et Lopez a des armes et de nouvelles recrues, mais pas d'argent pour son trésor de guerre, hein ?

Tomas fit de la tête un signe d'assentiment.

« À quelle distance Lopez se trouve-t-il de Galeana ? »

Le Mexicain sourit d'un air cachottier.

— Il ne m'appartient pas de le dire.

— Et la garnison de Galeana ? Y est-elle stationnée en ce moment ?

— Elle est partie pour le sud, sur la foi de renseignements indiquant que Lopez venait d'attaquer un ranch pour y voler des chevaux et des mules.

— Dieu tout-puissant ! s'exclama Lee.

C'était Leila Luscombe qu'il avait vue dans le coche. Elle allait à Galeana ; Chad Mercer s'y trouvait déjà ; les Federales avaient laissé la ville sans protection. Lopez ne pouvait être loin.

Il rejoignit en courant ses deux chevaux et sella le gris.

— Faisons échange de chapeaux, amigo, proposa-t-il par-dessus son épaule.

— Je vous fais cadeau du mien en souvenir du bon vieux temps, répliqua Tomas.

Il entra dans la cantina et en ressortit muni d'un imposant sombrero dont le bandeau était orné de pièces d'argent. Il le tendit à Lee qui voulut en retour lui donner son Stetson, mais le gargotier refusa.

— J'ai été ravi de vous revoir, amigo, dit Tomas. Les héros d'El Corralitos ! Nous deux, au coude à coude, hein ?

Lee secoua la tête.

— Non, toi seul, mon vieux compagnon. Tu as été le seul héros d'El Corralitos.

— Je le sais, admit Tomas d'un air humble. Mais nous y étions tous les deux, combattant botte à botte aux côtés de Lopez.

— Viva Lopez ! cria Lee en montant en selle.

— La Liberté et la Justice, ou la Mort !

— Que Dieu vous accompagne, amigo !

Il salua en tournant dans la rue.

Il se peut que j'aie besoin de Lui avant que la nuit ne s'achève, songea-t-il.

Arrivé à la sortie de la ville, il rendit la main à son cheval. Loin devant lui s'élevait dans la pénombre un mince tourbillon de poussière, au-delà duquel scintillaient les lumières de Galeana.