CHAPITRE PREMIER
Lee Kershaw tira de toutes ses forces sur le fil de fer barbelé. Le fil se tendit à souhait… et cassa net. Lee para de justesse le perfide coup de fouet en retour.
— Saloperie !
Anselmo Campos, à son tour, se recula de la clôture en clopinant et chercha la blague à tabac glissée à sa ceinture.
— Je vous l'ai déjà dit mainte fois, patrón. Ce fil-là n'est même pas bon pour la ferraille. Il nous a fait perdre une journée entière.
— Sans doute deviens-tu maladroit avec l'âge.
Il regretta aussitôt ses paroles. Le vieil homme avait raison. C'était là l'ennui – il avait presque toujours raison.
Anselmo riva sur lui son œil unique tout en roulant une cigarette entre ses doigts noueux.
— Cela ne se passait pas ainsi du temps de votre père ou de votre grand-père.
Lee laissa errer son regard le long de l'antique clôture. Les piquets gondolés s'affaissaient sous le poids du barbelé rouillé. Certains s'étaient rompus et, retenus par le fil, oscillaient au gré du vent qui soufflait des collines.
« Du temps de votre père, et de son père, poursuivit, inflexible, le vieux vaquero, on réparait, dès qu'on le voyait, le moindre fil cassé. Je me rappelle… »
Lee cracha d'un air excédé.
— J'aimerais mieux que tu aies un peu moins de mémoire, l'ancien, et un peu plus d'ardeur à la tâche.
Anselmo lui lança sa blague en cuir vert.
— Votre père et votre grand-père traitaient leurs employés avec plus d'égards, patrón.
Christ ! songea Lee, nous y revoilà ! En revenant au Barbed K après plusieurs années d'absence, il ne s'était pas attendu à y retrouver aucun des membres de l'ancienne corrida, mais Anselmo était toujours là, fidèle au poste depuis deux générations.
— Cela va faire cinquante ans que cette terre appartient aux Kershaw, poursuivit le vieux, perdu dans ses souvenirs.
— Cinquante moins cinq…
— Mais sans raison valable, patrón. – Une larme perla au bord de l'œil éteint – Dieu m'en est témoin !
Lee siffla son alezan tandis que Anselmo se hissait avec peine sur son vieux cheval gris. Les deux hommes descendirent au petit trot la longue pente qui menait aux bâtiments du ranch. Un vent sec ridait les hautes herbes jaunies, vagues paresseuses qui déferlaient vers le littoral lointain des collines. Des nuages cotonneux, en perpétuel mouvement, sillonnaient le ciel d'un bleu lumineux, moutons dociles qui se hâtaient vers les pâturages rose et or du couchant.
— Querencia, murmura Anselmo. On dit que celui qui est né ici doit y revenir pour y passer le reste de ses jours, sous peine de n'être jamais satisfait, où qu'il aille.
— Propos d'ivrogne…
« Querencia »… affection, envie, lieu de prédilection. Oh ! il ne comprenait que trop bien la pensée du vieux vaquero. C'est sa grand-mère qui avait ainsi baptisé, bien avant la guerre civile, cette vallée située dans le centre-ouest du Nouveau-Mexique. Lorsque son grand-père s'y était établi, la région était encore mexicaine. Longtemps les noms de Barbed K et de Querencia étaient restés interchangeables jusqu'à ce que, finalement, Querencia prévalût pour désigner à la fois le ranch et la vallée. Il décocha un regard sévère au vieil homme.
— Le Fils Prodigue, hein ?
Anselmo haussa les épaules.
— La place d'un fils est avec son père, sur la terre de son père. C'est ce que dit la Bible.
Lee eut un sourire torve.
« Si un homme possède cent brebis et que l'une d'elles vienne à s'égarer, ne va-t-il pas laisser les quatre-vingt-dix-neuf autres dans les montagnes pour partir à la recherche de l'égarée ? Et s'il parvient à la retrouver, en vérité je vous le dis, il tire plus de joie d'elle que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. »
— Ne vous moquez pas de moi, patrón.
— Évangile selon saint Matthieu.
— Le patrón sait bien que je ne sais pas lire.
— Mais tu as une excellente mémoire, hein ? Je lis dans tes pensées ! J'ai quitté le Querencia à une époque où la santé de mon père déclinait et où il n'était plus en mesure de gérer ses affaires. Était-ce ma faute ?
— Je préfère ne pas vous répondre.
Ils contournèrent l'un des trous d'eau. La rivière se tarissait, car la saison avait été exceptionnellement sèche.
— Il faudra réparer le moulin de toute urgence, patrón.
— Tu me l'as déjà dit hier.
— Il n'a pas été réparé.
— Nous n'en avons pas eu le temps !
— Ce soir, ce sera la pleine lune. On y verra comme en plein jour.
Lee fit un effort pour se dominer. Si seulement le vieux pouvait se tromper. Rien qu'une fois…
Le soleil disparaissait derrière les montagnes, à l'ouest, lorsqu'ils arrivèrent en vue des bâtiments du ranch. Quelque chose manquait… Le ronflement familier du vieux moulin à vent « Halladay Standard »… Au fait, où était donc l'antique carcasse rouillée ?
Ils firent le tour d'une grange croulante.
— Bon Dieu de bon Dieu ! rugit Lee.
Le moulin s'était effondré sur le réservoir des bestiaux, et l'eau s'écoulait sur le sol aride.
Anselmo eut la sagesse de garder sa boca close en prenant les rênes des deux chevaux. Il s'apprêtait à regagner ses quartiers quand son maître l'appela à grands cris.
— Viens donc passer la nuit à la maison !
— Ce n'est pas ma place, patrón.
— Tu pourrais au moins dîner avec moi.
— Je n'ai pas faim. À mon âge, on n'a plus goût à rien… ni pour la chère, ni pour la lutte, ni pour les femmes.
Lee se fendit d'un grand sourire.
— Que dirais-tu d'un bon brandy, hombre ?
Le vieux vaquero prit son air le plus digne.
— Dans ce cas, une copita me suffira, patrón. Rien qu'une, vous m'entendez ?
Lee poussa la porte du devant et alluma une lampe de table Rayo au cylindre fêlé. La lumière douce lui révéla que l'une des vigas du plafond s'était fendue et qu'elle fléchissait dangereusement. Il sortit, prit un pieu sur le tas destiné à la réparation de la clôture du corral et s'en servit pour étayer la poutre. Il reçut sur la tête une giboulée de terre et jura en sourdine tout en sautant de côté pour éviter un scorpion couleur paille. Il écrasa sous sa botte la vilaine bestiole, la réduisant en une pulpe malodorante. Il faudrait refaire la toiture avant les pluies d'automne…
Il gagna la cuisine et alluma la lampe d'Argand, à temps pour voir détaler un mulot.
— Anselmo !
La porte s'ouvrit en grinçant sur ses gonds et le vieil homme entra, son chapeau à la main. Lee lui servit du xérès et lui indiqua une chaise. Anselmo s'assit et prit le verre.
— Gracias.
— Por nada.
Lee porta la bouteille à ses lèvres, puis il la reposa et regarda le vaquero.
— Je commence à comprendre l'état d'esprit de mon père du temps où je m'intéressais davantage au jeu, à l'alcool et aux femmes qu'à sa santé et aux finances du Querencia.
— Il faut bien que jeunesse se passe, dit Anselmo avec un geste vague. – Il but une gorgée de brandy et, par politesse, éructa. – Pourtant, votre bon père – Paix à son âme ! – ne s'était jamais beaucoup plaint de votre conduite avant cette fameuse fusillade à Cibola, patrón.
Lee s'empara d'une énorme tranche de steak dont il fit deux parts. Il les humecta, les passa dans la farine, sala, poivra puis alluma le poêle. Il jeta dans la rôtissoire quelques petits lardons, puis s'assit en face du vieil homme en attendant que le poêle chauffât. Anselmo était le dernier membre de la corrida du Querencia et il était lui-même le dernier de la dynastie des Kershaw. À les voir assis là, on eût dit deux spectres revenus hanter la vieille estancia.
Lorsque la graisse commença à grésiller, Lee plaça les steaks dans la rôtissoire. Il les fit saisir sur les deux côtés puis mit en place le lourd couvercle. Il prépara ensuite du maïs aux tomates et posa la casserole sur le poêle.
Anselmo rouvrit son bon œil.
— Habitué à manger et à penser seul, hein, patrón ? Treize ans…
Lee opina du chef. Oui, treize longues années de pistes jalonnées par les emplacements noircis des feux de camp dans des endroits perdus, du Nouveau-Mexique au Texas et du Chihuahua à la Sonora et à l'Arizona.
« Mais maintenant on se retrouve chez soi… »
— Querencia… murmura Lee qui but là-dessus une grande rasade.
Anselmo, soudain, dressa la tête.
— On vient, dit-il. Quelqu'un qui va bon train. Il doit avoir le diable aux trousses, celui-là !
Lee lui jeta un bref regard. Il avait l'oreille aussi fine qu'un Apache, mais n'avait pourtant rien entendu. Il sortit par la porte de derrière sous la ramada affaissée puis alla jusqu'au bout du porche pour regarder en direction de la route. Une pâle lueur dans le ciel, à l'est, annonçait le lever de la lune. Le martèlement soutenu de sabots sur la terre durcie venait du nord-ouest. Il y eut un sourd grondement analogue au tonnerre lorsque le cheval s'engagea au galop sur les planches branlantes du pont. Le cavalier ralentit puis sauta à terre devant la barrière de l'estancia.
Lee gagna sur la pointe des pieds le devant de la maison, en ayant soin de rester tapi dans l'ombre épaisse de la ramada. Le cavalier ouvrit la barrière et y fit passer sa monture fourbue. Lee le vit commencer à se diriger vers le corral où étaient parqués son alezan et le gris d'Anselmo ainsi qu'un bai et un louvet.
— Pas un pas de plus ! cria-t-il et il se souvint au même moment d'avoir laissé son revolver dans la cuisine.
L'homme pirouetta.
— C'est toi, Lee ?
— Salut, Chad.
— Tu es seul, amigo ?
— Anselmo Campos est en train de faire un sort à mon brandy, dans la cuisine.
Chad s'esclaffa.
— Cela revient au même que d'être seul !
— Tu me parais nerveux ?
D'un pas élastique, Chad s'approcha de la maison dans un cliquetis d'éperons.
— Un peu de fatigue seulement.
— Tu viens de Cibola ? Le trajet n'est pourtant pas bien long.
Chad secoua la tête.
— Vous êtes joliment isolés par ici.
— Est-ce une question ou une constatation ? demanda Lee en souriant. Tu es notre premier visiteur depuis des semaines. – Les deux hommes échangèrent une poignée de main. – Je vais loger ton cheval avec le mien. Bien entendu, tu dînes avec moi ?
Chad lança un regard vers la route puis attacha son alezan à l'un des piliers de la ramada. Une alléchante odeur de cuisine vint flatter ses narines. Il entra à la suite de Lee, promena son regard sur la grande salle et avisa l'étai qui soutenait la poutre.
— Tu n'en as pas encore assez de cette baraque ?
Sans répondre, Lee gagna la cuisine. Il retira de sur le poêle la casserole de maïs aux tomates puis remplit d'eau la cafetière.
— Le souper sera bientôt prêt, dit-il par-dessus son épaule. On a le temps de prendre un verre en attendant.
Chad s'empara de la bouteille et la leva.
— Le lait maternel… murmura-t-il. Tu ne m'as toujours pas répondu.
— Installe-toi à la table.
— Je fais route vers le sud. Vers le Chihuahua. Si j'avais un compañero, le voyage me paraîtrait moins long.
— Je te souhaite d'en trouver un. Mais que vas-tu fabriquer au Chihuahua ?
— Lopez prépare une nouvelle révolution.
— Laquelle au juste ? La sixième ? La septième ?
— Tu es pourtant bien placé pour le savoir.
— Il court à sa perte. La chance a changé de camp.
— Il est prêt à payer cinquante dollars par jour – en or. La victoire ne peut lui échapper.
— Je reste ici, amigo.
Chad sourit.
— Je ne voulais pas le croire, lorsqu'il y a quelques mois, il n'était question dans tout Cibola, que de ta récente acquisition. Lee Kershaw racheter – à Bennett Luscombe, de surcroît – l'estancia familiale pour s'y établir rancher avec un vieux vaquero à bout de souffle et cinquante têtes de bétail ! C'est à crever de rire !
— Je suis né ici, dit Lee d'une voix calme.
— Querencia… Tu vieillis, mon ami.
— Cette conversation ne rime à rien.
— Tu livres une bataille perdue d'avance. Chacun sait que Luscombe t'a pris tout ton argent et qu'il saisira ta propriété à la première occasion.
— Je suis à jour dans mes paiements.
— Vraiment ?
Lee se dirigea vers le poêle et ôta le couvercle de la rôtissoire.
— Les steaks sont prêts.
Il entendit dans le couloir un faible tintement d'éperons et regarda dans cette direction par-dessus la tête d'Anselmo qui s'était assoupi. Il remplit deux assiettes de steak et de maïs aux tomates. Chad Mercer, une fois de plus, s'apprêtait à gagner le large. Il pouvait presque voir en lui un reflet de lui-même. Gosse maigrichon, il s'était attaché à ses pas comme une teigne à la couverture d'une selle. Engueulades et coups de pieds aux fesses, rien n'avait pu le décourager. Il avait appris, certes, trop vite et trop bien…
— J'aurai besoin d'un cheval frais, dit Chad en revenant. Il me faudra aussi des vivres et du brandy.
— Reste pour la nuit. Laisse à ton alezan le temps de récupérer. Demain matin, il sera en pleine forme.
Il s'assit à la table et remplit le verre d'Anselmo. Celui-ci ouvrit son œil, prit le verre d'une main ferme et le vida d'un trait. Il le reposa, s'essuya la bouche et se remit à somnoler.
— Tu ne m'as peut-être pas bien compris, dit Chad.
— Au lieu de discuter, tu ferais mieux de manger.
Chad s'assit en face de lui et attaqua son steak.
— Tu sais que j'ai pris la tangente, dit-il, la bouche pleine.
Lee acquiesça.
— Tu ne me demandes pas pourquoi ? »
Il fit « non » de la tête.
« Alors, je l'aurai, ce cheval ? »
— Non.
Le silence régnait dans l'immense cuisine. Au loin, sur la pâture, il y eut un craquement de bois sec. Chad abaissa ses mains sur ses genoux.
— Pourquoi, Lee ?
— Je ne puis me permettre de courir ce risque. On saura que tu es venu ici, dans l'espoir que je te vienne en aide. Non, kid, c'est impossible.
Le visage de Chad se durcit et une expression glaciale se peignit sur ses traits.
— Tu pourras toujours dire que j'ai volé le cheval.
— Ça ne prendra pas.
— C'est parce que tu dois du fric à Luscombe, hein ?
— Écoute, Chad. Je suis revenu ici après toutes ces années pour reconstruire le Querencia. J'ai soupé de ce genre d'existence, et je n'en veux plus. Comprende ?
Chad acquiesça.
— Et Bennett Luscombe est aussi shérif, vrai ? Est-ce que ce facteur ne pèse pas un peu dans la balance ? Allons ! Avoue-le à ton ex-compañero.
Lee coupa un morceau de son steak.
— « Ex » est bien le terme qui convient. J'ai fait une croix sur le passé, amigo.
— Autrement dit, mon amitié t'encombre ?
Lee leva les yeux.
— Je crois que tu as saisi.
Il y eut un déclic sous la table. Chad souriait, mais il n'y avait aucune chaleur dans ses yeux gris.
— Lève-toi bien sagement, hombre, et tiens tes mains en l'air.
— Je ne suis pas armé, dit Lee en se mettant debout.
Chad s'esclaffa.
— Toi ? Ce serait bien la première fois depuis quinze ans !
— Tu oublies nos séjours en prison.
— Allez, hombre, remplis-moi ce sac de victuailles.
Docilement Lee s'exécuta.
« N'oublie pas le brandy, surtout. J'en vois une étagère pleine dans ce placard. – Il alluma une cigarette. – À présent, porte ce sac sous la véranda de derrière. »
Sous le splendide clair de lune, Lee se dirigea vers l'écurie, suivi de Chad qui conduisait l'alezan par la bride.
— Mets ma selle sur ce bai, il m'a l'air d'un bon cheval.
Il dessella l'alezan rompu de fatigue. La couverture rigide et poussiéreuse empestait la sueur. Il flatta le dos de l'animal en hochant la tête puis alla prendre le bai et le sella.
— Conduis-le derrière la casa.
Il obtempéra et Chad ajouta :
« Il n'est pas trop tard pour que tu m'accompagnes. Lopez peut assurément nous employer tous les deux. »
Lee entassa dans les sacoches les vivres et le brandy puis lentement secoua la tête.
— Lopez me doit toujours plus de cinq cents pesos.
— Bonne occasion pour les récupérer.
— Non.
— Querencia, hein ? fit Chad en haussant les épaules.
Prompt comme l'éclair, Lee passa à l'action. D'un brusque coup de la main gauche, il détourna le revolver et lança à Chad un uppercut du droit à la mâchoire. Le cheval, surpris, jeta sa tête de côté, frappant son maître à la tempe et le faisant chanceler. Chad en profita pour lever son colt et lui asséna à la tempe un violent coup de canon. Lee tomba sur les genoux, à moitié assommé.
— Ah ! mon salaud !
— Ils t'auront, grogna Lee.
— Personne au monde ne m'attrapera avant que j'aie atteint la frontière ! Pas même toi, Kershaw !
Lee hocha la tête.
— Sur ce dernier point, tu ne risques guère de te tromper, dit-il. Ma carrière de chasseur d'hommes est terminée et tu as tout lieu, par Dieu, de t'en réjouir !
Un coup de talon à la mâchoire le fit rouler sur le côté. Il leva la tête et le canon du revolver s'abattit durement sur son crâne. Il entendit confusément un martèlement de sabots, accompagné d'un grand éclat de rire, puis son visage retomba sur le sol et il sombra dans l'inconscience.