CHAPITRE II
La lune déclinait obliquement vers l'ouest lorsque Lee leva la tête. Il le regretta aussitôt. Une vive douleur fusa à travers son crâne. Il s'assit, en proie au vertige, palpa le côté et le dessus de sa tête, sentit le sang qui engluait ses cheveux. Il toucha sa mâchoire, la fit marcher doucement. Par chance, elle n'était pas fracturée. Il se leva en chancelant et se dirigea lentement vers l'évier situé derrière la cuisine, lava ses cheveux et son visage en sang. Il avait une coupure à la tempe et sur le haut du crâne une bosse de la grosseur d'un œuf. Sa mâchoire enflait à vue d'œil. Il se tourna et regarda les collines, au sud-est.
— Tu aurais pu avoir le cheval sans me briser le crâne, murmura-t-il.
Il entra dans la cuisine. Anselmo somnolait sur sa chaise. Il le poussa et le rattrapa au vol puis le hissa sur ses épaules et le porta jusqu'au jacal1 où le vieux tenait tant à passer ses nuits seul. Il déroula du pied une paire de colchones et y allongea le vaquero.
— Fais de beaux rêves, dit-il en refermant la porte.
Il regagna la maison et s'octroya une longue rasade puis s'essuya la bouche du revers de la main. Et soudain il dressa la tête. De la route lui venait un martèlement de sabots, mais produit cette fois par plusieurs chevaux. « Comme de bien entendu », se dit-il à lui-même. Après une nouvelle rasade il planta son chapeau sur son crâne, l'inclinant de manière à dissimuler sa coupure. Il traversa le corridor et ouvrit la porte du devant, à temps pour voir six cavaliers en train de franchir la barrière. L'un d'eux sauta à terre et arma son fusil avant de se diriger à pas feutrés vers le corral. Il risqua un œil au-dessus de la barre supérieure puis se tourna pour faire signe à ceux qui le suivaient.
Tapi dans l'ombre de la ramada, Lee roula une cigarette. Les autres cavaliers mirent pied à terre à leur tour et, fusil à la main, se déployèrent en tirailleurs. L'un deux s'avança et de la main fit signe aux autres. Lee alluma sa cigarette et sortit sous le clair de lune.
— Il est parti ! cria-t-il.
Aussitôt l'un des hommes épaula son fusil.
— Reste tranquille, bougre d'idiot ! lui enjoignit Bennett Luscombe en marchant vers la maison.
— Il dispose maintenant d'une confortable avance, dit Lee. Ne perdez pas votre temps ici, shérif.
— Et grâce à vous, son vieux compañero, il a en outre une monture fraîche, ajouta Luscombe d'un ton glacial.
— Dites plutôt qu'il me l'a prise.
L'un des hommes s'esclaffa. Luscombe sortit d'un étui un cigare dont il coupa le bout à l'aide d'un coupe-cigares en argent attaché à sa chaîne de montre.
— Il est arrivé ici il y a une heure et demie, dit Lee. Il m'a demandé un cheval et je le lui ai refusé. Il m'a alors contraint sous la menace de mettre sa selle sur mon bai. Ensuite, pour la peine, il m'a assommé.
Luscombe caressa son menton rasé de frais.
— Avouez que votre histoire semble un peu tirée par les cheveux.
— Jugez vous-même, dit Lee en ôtant son chapeau.
Luscombe secoua la tête.
— J'ai bien du mal à croire que quelqu'un, fût-il Chad Mercer, puisse avoir le dessus sur vous, Kershaw.
— Moi, j'ai toujours soutenu que Mercer était le plus fort, intervint un homme aux épaules carrées.
— Foutaise ! fit un autre. Au revolver, Mercer n'arrive pas à la cheville de Kershaw !
— Il l'a quand même rossé, pas vrai ?
Le shérif se retourna lentement.
— Dieu du Ciel ! Qu'est-ce qui m'a fichu une patrouille pareille ? On dirait un ramassis d'ivrognes, recruté dans les bouges de Cibola !
— Vous ne croyez peut-être pas si bien dire, railla Lee.
— Eh ! Dites voir, vous ! rugit l'homme aux larges épaules.
— Ne vous mêlez pas de ça, Beatty ! dit Luscombe. Envoyez plutôt Manuel dans ces collines, derrière les bâtiments du ranch. On devrait y retrouver des traces.
— Le sol est aussi sec que la bouteille de brandy d'hier soir, dit Lee.
— Manuel est un fin limier, repartit le shérif d'un ton assuré.
Lee lorgna Manuel du coin de l'œil. Il le connaissait bien : moitié Indien, moitié Mexicain, avec peut-être aussi un filet de sang noir dans les veines. D'aucuns l'estimaient capable de pister un fantôme dans une tempête de neige.
— Il aura du pain sur la planche.
— Quelle direction a-t-il prise ?
— Le Mexique, m'a-t-il dit. Le Chihuahua, très vraisemblablement.
Luscombe se retourna.
— Beatty, vos hommes suivront Manuel. Gil restera ici avec moi. Mercer va sans doute mettre le cap sur le San Mateos. J'enverrai de Cibola un télégramme à Silver City avec ordre de transmettre le message à Las Cruces et El Paso. Poursuivez Mercer sans relâche. Harcelez-le, fatiguez-le. Crevez vos chevaux si besoin est ! Compris ?
Beatty acquiesça et fit faire à ses hommes le tour de la maison après avoir laissé un grand jeune homme à la garde de Lee.
— Mon fils Gil, dit Luscombe. Vous vous souvenez de lui ?
— Il devait avoir à peu près six ans la dernière fois que je l'ai vu. Un petit morveux toujours pendu aux jupes de sa rouquine de sœur, Leila.
— Surveillez vos paroles, Kershaw ! fulmina Gil.
Lee sourit.
— Le moutard a grandi, hein ?
— Gardez-vous bien de l'oublier !
— Il ne ressemble guère à Frank, n'est-ce pas, Mr Luscombe ?
Le visage du shérif se crispa.
— Frank est mort.
— Frank mort ? Je ne puis y croire.
— C'est pourtant la pure vérité, dit Gil. Et c'est Chad Mercer qui l'a assassiné.
— Juste Ciel !
— Cela remonte à plusieurs mois, dit le shérif.
— Et vous avez attendu tout ce temps pour vous lancer à ses trousses ?
— C'est que nous venons seulement d'obtenir une preuve concluante. Et voilà que vous lui laissez prendre un cheval pour qu'il s'échappe. Vous rendez-vous compte, Kershaw, que vous êtes ainsi complice du crime ?
— Vous savez pertinemment que je ne lui ai pas laissé prendre ce cheval de bon gré. Regardez mon crâne, bon Dieu ! Ai-je l'air d'avoir consenti à l'aider ?
— Cela ne veut strictement rien dire, fit Gil.
— Boucle-la ! Gil ! dit le shérif. – Il regarda en direction de la maison. – Auriez-vous du café, Kershaw ?
— Soyez mon hôte, dit Lee en le précédant dans l'entrée.
Luscombe avisa l'étai qui soutenait la poutre du plafond.
— Grand Dieu ! souffla-t-il.
— Home, sweet home ! ironisa Gil.
Lee activa le feu et posa la cafetière sur le poêle.
— J'ai du brandy…
Luscombe secoua la tête mais Gil tendit une main avide vers la bouteille.
— Pas en service, mon fils. N'oublie pas que tu as prêté serment.
— Rien qu'un petit verre, papa ?
— J'ai dit !
Le shérif se tourna vers Lee.
— Vous exploitez le Querencia tout seul ?
— J'ai avec moi Anselmo Campos, dit-il en se servant à boire.
— Lui ou rien…
— Je me sens tout à fait à la hauteur de la tâche, rétorqua Lee en s'asseyant en face de lui. Alors, shérif, quels sont vos plans ?
Luscombe esquissa un sourire.
— Droit au but, dans le style Kershaw, hein ?
Lee hocha la tête.
— Vous avez bien connu mon père, dit-il en dirigeant sur lui un regard pénétrant.
— Je lui dois beaucoup. Il m'avait frayé la voie lorsque j'arrivai à Cibola avec pour tous biens un diplôme de droit et un pantalon rapiécé.
— Ce qui ne vous a pas empêché d'opérer une saisie sur ses biens dès que vous en avez eu l'occasion.
— Les affaires sont les affaires, dit Gil.
— Est-il toujours ainsi ? s'enquit Lee.
Luscombe haussa les épaules.
— Il a encore le temps d'apprendre. C'était Frank le cerveau. Il aurait pu devenir quelqu'un.
— Mais pas en employant vos procédés, objecta Lee. Frank jouait toujours franc-jeu.
Le visage du shérif se contracta légèrement.
— Vous vous trouvez dans un foutu pétrin, Kershaw. Vous êtes en retard de deux paiements sur le Querencia. Vous ne vous en sortirez jamais. Et l'on vous soupçonne maintenant de complicité avec un meurtrier en fuite.
— Continuez… Je ne vais sûrement pas tarder à entendre mes quatre vérités.
— Possible, dit le shérif. – Il ralluma son cigare et éteignit l'allumette d'un geste nonchalant. – Vous avez toujours été perdant, Kershaw. Un instable. Tueur à gages, shérif adjoint dans le comté de Cochise, Texas Ranger, détective pour le compte d'éleveurs, chasseur de primes, mercenaire de Lopez au Mexique…
Il se renversa sur sa chaise.
« Il y a une chose pourtant que vous faites à merveille, mieux que quiconque dans tout le Sud-Ouest : la chasse à l'homme ! Vous n'avez rien d'un rancher, Kershaw ! Chasseur d'hommes, voilà votre branche ! »
Lee se leva et alla prendre la cafetière sur le poêle.
— Au fait ! dit-il par-dessus son épaule. Vous voulez que je traque Chad Mercer pour votre compte, c'est bien cela ?
— Oui.
— Morgan Beatty est un homme compétent et il a sous ses ordres ce satané chien à forme humaine qu'est Manuel.
— Il ne rattrapera jamais Mercer et vous le savez très bien.
Lee remplit trois tasses de café et les posa sur la table.
— Dire que c'est moi qui ai appris à Chad tout ce qu'il sait, murmura-t-il, presque en aparté.
— Raison de plus pour que vous vous chargiez de ce boulot.
Lee secoua la tête et Luscombe se pencha sur la table.
« Écoutez-moi bien. Légalement, j'ai toute latitude de faire une saisie, dès maintenant ! »
— Intraitable, comme toujours…
— En affaires, oui. Je veux Mercer et je l'aurai. Je pourrais vous coffrer tout de suite pour l'avoir aidé à s'échapper, et vous perdriez le Querencia par-dessus le marché. Acceptez-vous de rechercher Mercer et de le ramener à Cibola ?
— Qu'ai-je à y gagner, puisque, aussi bien, nous parlons affaires ?
— Je ne saisirai pas votre ranch. Je vous accorderai une prolongation, par-devant notaire.
— Cela risque de demander longtemps.
— Tous frais payés par le comté.
Lee baissa les yeux sur sa tasse.
— Les professionnels se font grassement rétribuer leurs services, de nos jours, Mr Luscombe. Songez seulement aux honoraires que vous prend votre avocat.
— Vous avez touché la corde sensible, Kershaw, intervint Gil en souriant.
Le shérif décocha un regard sévère à son fils.
— Quelles sont vos prétentions, Kershaw ?
Lee arrosa son café de brandy.
— Mille dollars cash, pour commencer. Vous savez que c'est mon tarif habituel. Pour une semaine, bien entendu. J'exige en outre cinq cents dollars pour chaque semaine supplémentaire.
— Vous n'êtes qu'un pirate !
Lee haussa les épaules.
— Vous voulez Mercer, n'est-ce pas ?
— Le comté n'acceptera jamais vos conditions.
— Le comté, non, mais vous si.
— Et quel sera votre statut ? Chasseur de primes ? Shérif adjoint ?
— Vous tenez donc à officialiser la chose ?
— La décision vous appartient, mais je crois que cela serait préférable.
— Je prendrai donc l'étoile de deputy, dit Lee.
Luscombe plongea la main à l'intérieur de sa veste et en retira une épaisse enveloppe en papier bulle, ainsi qu'un petit étui de cuir.
— Levez-vous. Levez la main droite. Tu es témoin, ajouta-t-il en se tournant vers son fils.
Lee prêta serment et Luscombe retira de l'étui une étoile de shérif adjoint qu'il lui épingla sur la chemise. Il lui tendit l'enveloppe.
— Voici le mandat et les mille dollars.
— Vous aviez tout prévu, dit Lee avec une pointe d'ironie contenue.
— J'opère toujours ainsi en affaires, dit Luscombe en souriant. Voyez-vous, Kershaw, je suis moi aussi un professionnel.
— Entendu, je partirai ce soir.
Luscombe approuva de la tête.
— Il ne doit pas amuser le terrain.
Lee eut un sourire teinté de tristesse.
— Il faut dire qu'il monte un diable de cheval.
Le shérif se tourna vers son fils.
— Tu vas regagner Cibola. – Rapidement il griffonna un message qu'il tendit à Gil. – Je veux que cette dépêche parvienne à Silver City, Las Cruces et El Paso avant que Mercer n'ait franchi le San Mateos. Exécution !
Le jeune homme marcha vers la porte donnant sur le couloir puis se retourna pour regarder Lee.
— Êtes-vous certain de ne pas être trop vieux pour affronter le bouillant Chad Mercer ?
— Veux-tu bien me foutre le camp ! lui lança son père d'un ton sec.
Aux anges, Gil battit en retraite dans le couloir. Lee sortit et alla chercher l'alezan et le louvet dans le corral. Il sella l'alezan puis conduisit les deux chevaux derrière la maison. Il se changea, laissant Luscombe siroter son café en fumant un nouveau cigare. Il mit une dernière main à ses préparatifs, sans oublier de glisser la Winchester 76 dans le fourreau suspendu à sa selle. Lorsqu'il se retourna, il vit Luscombe en train de l'observer sous le porche de la cuisine.
— Je chargerai deux de mes hommes de surveiller la place, dit le shérif.
— Anselmo suffira amplement à la peine. S'il m'arrive quelque chose, veillez à ce qu'il touche l'argent qui me revient.
Luscombe fit un signe d'assentiment.
— Si vous rencontrez Beatty en chemin, dites-lui que c'est moi qui vous ai demandé d'emmener Manuel avec vous.
— Manuel peut bien aller se faire voir ! dit Lee en se mettant en selle. J'ai l'habitude d'opérer seul.
Le shérif se tourna vers le nord.
— Le vent change, fit-il observer. L'hiver approche.
Lee haussa les épaules.
— De toute façon, je fais route vers le sud. Comme les oiseaux. À propos, comment le voulez-vous ? ajouta-t-il en pressant du genou les flancs de sa monture.
— Que voulez-vous dire ? demanda Luscombe, hébété.
— Mort ou vif ? C'est bien la formule d'usage, non ?
— Les précisions figurent dans le mandat.
Lee appuya un coude sur le pommeau de sa selle.
— Ce qui m'intéressait de savoir, c'était votre avis personnel.
— Vivant, bien sûr.
— Mais autrement, si nécessaire ?
Luscombe ralluma son cigare et dirigea sur lui un regard énigmatique.
— En fait, cela dépend de vous, n'est-il pas vrai, chasseur d'hommes ?
Parvenu en haut de la crête, Lee s'arrêta pour contempler les bâtiments situés en contrebas. Une lumière brillait encore dans la cuisine et il vit l'ombre de Luscombe se glisser derrière une fenêtre. Un bruit de sabots lointain lui fit soudain dresser la tête. Deux chevaux, davantage peut-être, fonçaient à toute allure en direction du sud, en suivant la route de la vallée. Nul n'habitait là-haut, car le domaine de Querencia s'étendait pratiquement jusqu'au rebord occidental du San Mateos. Il prit le temps, avant de repartir, de rouler une cigarette, puis mit le cap sur le sud-est.
Quelque part à l'ouest de la vallée, un coyote hurla à la lune, et c'est l'esprit en proie à un funeste pressentiment qu'il se lança à la poursuite de celui qu'il avait jadis considéré comme son meilleur ami.