CHAPITRE VI
Accoudé au comptoir, dans le bureau du télégraphe de Las Cruces, Lee Kershaw roulait une cigarette.
— Relisez-moi tout haut cette liste de dépêches.
L'employé contempla la liste et prit un air résigné.
— Messages à envoyer, un exemplaire pour chacun, au shérif Bennett Luscombe à Cibola, au Bataillon de la Frontière des Texas Rangers à Ysleta et à la police d'El Paso. Aux shérifs des comtés de Luna, Hidalgo, Dona Ana, Sierra et Otero, territoire du Nouveau-Mexique. À la police des compagnies de chemin de fer du Southern Pacific et du Santa Fe. Aux shérifs des comtés de Cochise, Graham et Santa Cruz, territoire de l'Arizona. À la police de Ciudad Juarez, État de Chihuahua, Mexique, avec prière de retransmettre l'information au commandant local des Rurales.
Il leva les yeux sur Lee.
« Toutes ces copies doivent-elle être signées de votre nom, Mr Kershaw ? »
— Oui, à l'exception de celle destinée à la police de Juarez et aux Rurales, qui devra porter la signature du shérif Bennett Luscombe.
— Vous êtes en train de tendre à ce Chad Mercer un filet aux mailles diablement serrées.
Lee sourit.
— C'est à seule fin de nous épargner du temps et de la fatigue. L'ennui, c'est que cela aurait déjà dû être fait depuis deux jours.
La porte du bureau s'ouvrit et une tête ébouriffée apparut.
— Votre louvet est prêt, mister, dit le lad. Ses fers ont été changés et je l'ai pansé et soigné moi-même.
— Gracias, dit Lee en lui jetant une pièce.
— Por nada, señor.
Lee régla les messages et quitta le bureau. Il gagna l'écurie de louage sous le radieux soleil de midi pour aller reprendre son cheval. Les télégrammes arriveraient sans doute à temps à leurs destinataires, à l'exception de celui adressé à Silver City que Gil Luscombe n'avait pas jugé bon d'envoyer. Le louvet s'était quelque peu reposé durant le voyage en train. Lee paya le maréchal-ferrant et conduisit l'animal vers le general store où il se réapprovisionna en vivres, tabac et brandy. Il entassa le tout dans ses sacoches, sous l'œil attentif du petit palefrenier.
— As-tu bonne mémoire, muchacho ?
— Je reconnaîtrai l'homme au signalement que vous m'en avez donné, señor.
— Parle-moi un peu de lui.
— Il est aussi grand que vous. Plus jeune. Il a des yeux gris, une moustache et des cheveux blonds. Il sourit beaucoup mais pas toujours avec ses yeux et ses dents sont éblouissantes.
— Bueno ! dit Lee en enfourchant le louvet. Si jamais tu le vois, préviens tout de suite la police.
Il lui jeta une pièce et d'une pression des talons fit avancer l'animal. Il sortit de la ville par l'ouest et s'arrêta à un croisement de routes pour rouler une cigarette tout en scrutant du regard les lieux environnants. Mercer avait sans doute pris vers le sud en suivant le Rio Grande, mais il lui faudrait rester à l'écart de la bonne route de la vallée et progresser sur un terrain plus rude. Il devait maintenant être fatigué et ne tarderait pas à prendre du repos. Il lui fallait aussi laisser souffler ses chevaux car il ne pouvait plus, à ce stade, se permettre de les perdre. « Il va se terrer quelque part, songea-t-il. Il peut se passer de manger mais ni lui ni ses chevaux ne peuvent soutenir une telle allure sans eau dans cette fournaise. » Talonnant sa monture, il continua sa route vers l'ouest.
*
* *
Le train de voyageurs de l'après-midi à destination du sud venait d'entrer en gare de Las Cruces et l'on procédait au ravitaillement en eau du tender. Sur le quai, Leila Luscombe cherchait des yeux son frère au bas de la rue poudreuse.
— Nous partons dans trois minutes, ma'ame, lui dit le chef de train en lui dardant un regard appréciateur.
Ravissante elle était, en vérité, avec sa jupe de cheval fendue en velours côtelé, ses bottes ouvragées, sa chemise de flanelle claire sous une jaquette de cuir ouverte. Son chapeau à large bord pendait sur sa nuque, retenu par la courroie.
« Vous feriez mieux de monter, ajouta-t-il. Je vais vous aider à porter vos selles et vos bagages. »
— J'attends mon frère.
Elle alla jusqu'au bout du quai et vit Gil qui courait vers la gare, en lui faisant signe de ne pas prendre le train.
— En voiture ! Vous montez, ma'ame ?
Elle secoua la tête. Gil la rejoignit, à bout de souffle. Il repoussa son chapeau en arrière de son crâne et essuya la sueur de son front.
— Il est bien venu ici, lui dit-il en haletant. Un gosse m'a dit qu'il était arrivé de bonne heure ce matin à bord d'un train de marchandises et qu'il avait fait ferrer son louvet. Il a envoyé une foule de télégrammes puis a quitté la ville après avoir acheté des provisions. Il a pris la direction de l'ouest, par Deming Road.
— Pourquoi l'ouest, Gil ? s'étonna-t-elle. Chad suivait la rive Est du Rio Grande. Pourquoi aurait-il subitement retraversé ?
Gil sourit.
— Dans l'espoir que Kershaw continuerait à le chercher du côté Est.
— Il a pris là un terrible risque. Lee a maintenant alerté toutes les polices à l'ouest du Rio Grande, entre le San Mateos et la frontière du Chihuahua, à supposer que papa n'ait pas déjà télégraphié de Cibola.
Gil ramassa les deux selles et les jeta chacune sur une épaule.
— Ils ne le tiennent pas encore.
— Peut-être cherche-t-il à gagner l'Arizona ?
Il haussa les épaules.
— Il ne s'y résoudra que s'il ne parvient pas à atteindre la frontière par le Nouveau-Mexique. Non, sa seule chance est maintenant de se diriger vers le sud en restant à l'ouest du Rio Grande. Il n'y a par là-bas que le désert, sœurette.
— Tous les points d'eau seront surveillés.
— Chad le sait ! Il sait aussi que Lee Kershaw n'osera plus le poursuivre au-delà de la frontière.
Elle prit les fusils et le reste de leurs bagages.
— Tu en es bien sûr ?
Il acquiesça.
— Lee Kershaw est connu des Rurales et des Federales comme étant l'un des mercenaires yankees qui a, à diverses reprises, combattu aux côtés de Lopez. Une sentence de mort sera suspendue au-dessus de sa tête dès qu'il aura posé le pied sur le territoire mexicain. Ils ne perdront pas de temps avec lui, crois-moi ! Ley del fuego ! Ils lui laisseront prendre deux minutes d'avance – à pied – puis commenceront à tirer, et ils ne le rateront pas.
— On pourrait en dire autant pour Chad.
— Ne t'inquiète pas pour lui. S'il réussit à passer la frontière, il ralliera les rangs de Lopez et les Rurales et les Federales devront d'abord vaincre Lopez pour avoir Chad. Même si Kershaw décide de le suivre au Mexique, il devra ne pas se faire voir des policiers de là-bas. Si Chad rejoint Lopez et qu'il lui apprend que Lee a passé la frontière porteur d'un insigne et d'un mandat yankees, il perdra à jamais l'estime du chef rebelle, je te le garantis !
— En d'autres termes, Kershaw aura tout le monde contre lui dès qu'il aura mis le pied au Mexique. Cela semble plutôt cruel, tu ne trouves pas ?
— Écoute, Leila ! C'est Lee ou Chad dans cette partie d'échecs. Rappelle-toi : mort ou vif ! Il se peut que Kershaw capture Chad, mais il ne le ramènera jamais vivant à Cibola. Autre chose : je suis déjà dans le pétrin parce que je n'ai pas envoyé ces télégrammes à Cibola. Je me suis ainsi rendu complice d'un homme qui tente d'échapper à la justice, qu'il soit ou non innocent. J'ai essayé de barrer la route à Kershaw à Valverde et tu m'as prêté main-forte. Si nous continuons dans ce sens et que Chad réussisse, sais-tu ce que cela implique ?
— Nous ne pourrons plus retourner au Nouveau-Mexique sous peine d'être traduits en justice et de devenir passibles d'une peine d'emprisonnement.
— Je vois que tu as saisi. Mais il y a plus : si nous rejoignons Chad au Mexique, tu devras vivre avec un homme connu par tout le Chihuahua et toute la Sonora comme étant un revolucionario. Il peut être abattu à vue.
Elle dévisagea fixement son frère.
— Ne serions-nous pas en sécurité si nous vivions sur son ranch ?
— Il faudrait pour cela que Chad ne rejoigne pas Lopez et qu'il obtienne sa grâce des autorités mexicaines.
— Je n'avais jamais vraiment réfléchi à cela, Gil.
— Il est grand temps que tu le fasses. Je suis engagé jusqu'au cou dans cette affaire, mais tu as encore les coudées franches.
— Je t'ai aidé.
— Je ne crois pas que Lee t'en tienne rigueur. Allons ! Décide-toi ! Il n'est pas trop tard pour que tu abandonnes la partie.
Elle tourna ses regards vers l'ouest, où Chad Mercer était vraisemblablement terré quelque part dans cette chaleur débilitante, probablement sans eau ni nourriture, guettant une occasion de se faufiler entre les mailles d'un filet qui se resserrait de plus en plus, tendu par d'impitoyables policiers, avec à ses trousses l'un des plus fameux chasseurs d'hommes du Sud-Ouest, porteur d'un mandat qui disait : « mort ou vif ».
— Nous aurons besoin d'eau, de vivres et de chevaux, dit-elle d'un ton calme. Je me charge de la question des vivres.
— C'est une piste sans retour.
Sans lui répondre, elle continua à descendre la rue poudreuse.
Une heure plus tard, Gil avait fait l'acquisition d'un bai trapu pour lui-même et d'une jument rouanne élancée pour sa sœur. Leila avait pendant ce temps acheté des vivres au general store qui avait récemment reçu la visite de Lee Kershaw.
Il ajusta la sangle de la jument puis se tourna vers sa sœur.
— Nous voilà parés, sœurette, dit-il avec flegme. Il va nous falloir faire vite.
Elle approuva d'un signe de tête et ils se mirent en selle. Ils prirent à leur tour la direction de l'ouest, par Deming Road, alors que le soleil se posait sur la cime des montagnes.